Bahreïn n'est plus une île
par Olivier Da Lage
Un pont de 25 kilomètres de long, qui vient dêtre inauguré, ancre Bahreïn à lArabie Saoudite.
Enfin, ça y est : le pont-digue reliant Bahreïn à la côte est de lArabie Saoudite est officiellement ouvert à la circulation. Il a été inauguré avec faste à loccasion de la fête nationale de Bahreïn qui coïncidait cette année avec le vingt-cinquième anniversaire de laccession au trône de lémir, Cheikh Issa bin Salman Al Khalifa. Vu davion, la nuit, il est magnifique et scintille, tel un bracelet de perles, ces perles qui naguère ont fait la splendeur de larchipel " des deux mers " (Al Bahreïn). Mais esthétique mise à part, quel casse-tête ! à tel point que son inauguration, prévue pour le 16 décembre 1985, à loccasion de la fête nationale, a été deux fois différée. Cest donc maintenant chose faite. Du reste, à titre expérimental, le pont-digue a été emprunté lété dernier à loccasion du Hajj par un groupe de pèlerins bahreinis se rendant à La Mecque. Mais ces retards accumulés nont pas pour seule raison lharmonisation des codes de la route saoudien et bahreini. Officiellement, si louverture en a été différée, cétait pour terminer linstallation des postes douaniers et la construction des deux restaurants qui se trouvent au milieu du pont, sur lîle dOumm Nassan. Mais à ces raisons techniques sen ajoutent dautres, de nature plus délicates. Les quatre ans et demi nécessaires à la réalisation de louvrage navaient pas suffi à aplanir les difficultés qui ne vont pas manquer daccompagner sa mise en service. Pendant un an, les experts des deux pays ont planché essentiellement sur deux points : la législation douanière et les problèmes de circulation automobile.
Et pourtant ! En juillet 1981, le ministre saoudien des finances, Cheikh Mohammed Aba Al Kheil, vient à Manama signer laccord pour la construction de ce pont-digue avec le ministre bahreini de lindustrie, Youssouf Chiraoui. Ce dernier annonce alors que les travaux dureront 225 semaines, soit moins de quatre ans et demi, bien peu croient que les délais seront tenus. Le premier coup de pelle est donné en janvier 1982 par les employés de la firme néerlandaise Ballast Nedam, qui a emporté le fabuleux contrat 1,2 milliard de dollars, entièrement payés par lArabie Saoudite. Chaque mètre de cette voie revient à 32 000 dollars !
Un projet qui devrait révolutionner la vie de ces insulaires quétaient, jusqualors, les Bahreinis. Lensemble, dune longueur de 25 kilomètres, repose sur des piliers en béton dun diamètre de 3,5 mètres, sappuie sur lîle bahreinie dOumm Nassan et se compose de cinq petits ponts qui surplombent le bras de mer à 28 mètres de la surface. Lensemble, composé de quatre voies routières, pourra accueillir 3 000 véhicules lheure, soit près de 30 000 par jour. Cest impressionnant, mais problématique, si lon veut bien se souvenir que Bahreïn, petit état naguère insulaire de 300 km2, ne compte que 380 000 habitants et que ses routes sont déjà saturées. Allait-on laisser les Saoudiens pénétrer à Bahreïn avec leur voiture, avec toutes les complications que cela entraînerait pour lémirat ? Ou allait-on obliger tous les automobilistes provenant du continent à parquer leur véhicule dans un emplacement prévu à ce effet ? Mais alors, quel serait lintérêt de cette liaison routière alors que depuis des années, une liaison est assurée par un vol de Gulf Air. Cette liaison mériterait dailleurs de figurer au livre Guiness des records comme le plus court des vols internationaux : tellement court que lhôtesse distribue aux passagers une boîte de jus dorange avant le décollage. Pendant le trajet, elle nen aurait pas le temps ! Ce problème routier vient seulement dêtre résolu pour les voitures privée : les particuliers dont la voiture est immatriculée en Arabie Saoudite auront le droit, sans aucune restriction, dutiliser leur véhicule à Bahreïn. Pour les camions, en revanche, les Bahreinis sont intraitables. Les routes de lîle sont interdites aux poids lourds de plus de 11 tonnes. LArabie Saoudite les tolère jusquà 30 tonnes. Ceux qui dépassent la limite devront impérativement charger leur cargaison dans des camions bahreinis, ce qui assurera à ces derniers un fret minimum que la concurrence étrangère menaçait de détourner.
Linquiétude de la communauté marchande
Dune manière générale, à la satisfaction qui est de rigueur dans les milieux officiels devant les perspectives ouvertes par cette liaison physique avec le grand voisin ne répond pas nécessairement le même enthousiasme de la communauté marchande. Certes, tous les espoirs sont permis, le marché saoudien étant infiniment plus vaste que le marché bahreini. Mais les grandes familles marchandes, comme du reste le petit commerçant du souk de Manama, savent compter, et ils ont vite compris que linverse était aussi vrai : le marché bahreini est désormais grand ouvert à la concurrence. Or, protégés par leur insularité, les marchands bahreinis ont prospéré en pratiquant des prix de monopole. Les prix en vigueur de lautre côté du bras de mer sont sensiblement inférieurs aux leurs, dautant que lArabie Saoudite, pays comblé en richesses naturelles, impose des droits de douane limités à 4 %. Bahreïn, nettement moins riche, applique aux marchandises des droits pouvant sélever jusquà 20 %. Mais la suppression annoncée des taxes entre les pays du Conseil de coopération du Golfe risque de laminer les commerçants bahreinis, dont les produits seront toujours plus chers que ceux vendus 25 kilomètres plus loin, dans les boutiques dAl Khobar ou de Dammam. En revanche, le ministre de linformation de Bahreïn, Tariq Al Moayyed, fait valoir que les consommateurs bénéficieront de cette concurrence accrue. Le lobby des marchands sera-t-il plus écouté que celui des consommateurs ?
Et que faire des dhows, ces boutres qui depuis des siècles jusquà nos jours, assurent la traversée du bras de mer séparant Bahreïn de la terre ferme. Ils sont, aujourdhui encore, 35 à effectuer la liaison, pouvant transporter jusquà 1 600 passagers par jour. On a même vu des passagers ayant raté leur correspondance aérienne à Dhahran, embarquer avec leurs valises pour rattraper leur avion à laéroport de Bahreïn ! Ce sont près de 500 emplois traditionnels qui sont désormais menacés. Bien sûr, on narrête pas le progrès, mais les vieux Bahreinis, qui ont connu le temps où la richesse de lémirat venait tout entière des marins et des pêcheurs de perle -le pétrole na été découvert quen 1932- en ressentent un pincement au cur.
Les jeunes, eux, sinquiètent plutôt dune possible harmonisation des modes de vie saoudien et bahreini. Laustérité wahhabite ne risquent-elle pas de déteindre sur la vie de Bahreïn ? se demandent-ils. Pas du tout, affirme Tariq Al Moayyed, létat de Bahreïn ne changera pas ses lois en raison du pont-digue. En attendant, on observe que plusieurs débit de boisson et boîtes de nuit ont été fermés ces derniers temps, dans cet émirat où lalcool est en vente libre et la vie nocturne plus animée que celle de ses voisins. Cependant, au sud du point darrivée du pont, un complexe touristique est en cours de construction sur la plage de Zellaq. Car lidée des autorités de Bahreïn consiste à drainer les très nombreux expatriés vivant en vase clos sur la côte est de lArabie Saoudite, notamment à Dhahran et Dammam, le temps dun week-end. Certains dentre eux le font déjà, en dépit du coût élevé du billet davion. Mais louverture du pont devrait faciliter le développement de ce type de tourisme, car Bahreïn accorde systématiquement un visa de transit de 72 heures aux Européens ou Américains qui résident en Arabie Saoudite.
Les écologistes, pour leur part, craignent les effets de la construction sur la vie sous-marine. Des experts, mandatés par la ROPME (Regional Organization for Protection of the Marine Environment) et la Direction de lenvironnement de Bahreïn, ont mis en garde contre la disparition des algues à proximité de louvrage. Or, celles-ci constituent la nourriture de base des tortues marines et des dugongs, espèce en voie de disparition dans les eaux du Golfe en raison de la pollution. Les récifs de coraux seraient également menacés de mort.
Le pont tiendra-t-il ses promesses ? Justifiera-t-il les craintes des plus pessimistes ? En attendant, lidée fait du chemin, puisque lidée a germé dancrer Bahreïn au continent par les deux bouts en reliant son extrémité sud au Qatar par un second pont-digue, long, celui-ci, de 70 kilomètres. Une étude de faisabilité a même été entreprise lannée dernière par le groupe Ballast Nedam, déjà maître duvre du projet saoudo-bahreini. Entretemps, il est vrai, des escarmouches militaires ont opposé en mai dernier larmée bahreinie au soldats qataris à propos de la souveraineté sur lîlot contesté de Fasht el Jebel, situé entre les deux pays. Depuis, les deux pays sont en froid et, inutile de le préciser, il nest plus question pour lheure de ce projet. A moins que le pont, serpentant à travers les eaux du Golfe, ne prenne appui sur Fasht el Jebel ? Ainsi, le génie civil prêterait son concours au génie diplomatique pour jeter des ponts entre voisins brouillés
N.B. cet article original diffère légèrement de la version publiée dans la revue.