Droits dauteur et statut du journaliste
par Olivier Da Lage
Les éditeurs semploient à démontrer que les journalistes doivent choisir entre deux statuts mutuellement exclusifs : celui dauteur ou celui de salarié. Le président dune fédération patronale de presse parlait naguère de " contradictions entre le code du travail et le code de la propriété intellectuelle ". En réalité, le statut des journalistes, qui est exorbitant du droit commun, est la reconnaissance juridique que le journalisme est une profession intellectuelle salariée et il y a une articulation parfaite entre les différents niveaux de droit, garantissant aux journalistes leurs droits en tant que salariés, et en tant quauteurs.
Ce quil est convenu dappeler le statut du journaliste est contenu pour lessentiel dans la loi du 29 mars 1935, adoptée à lunanimité et sans débat par le parlement. Il faut, pour être complet, y rajouter la Convention collective nationale de travail des journalistes (CCNTJ). à eux deux, ces textes forment lossature du statut de notre profession, qui sexerce par ailleurs dans le cadre dautres lois (loi sur la presse de 1881, code de procédure pénale, entre autres, et code de la propriété intellectuelle).
Une profession intellectuelle salariée
Les trois mots ont leur importance et sont indissociables du statut du journaliste.
Jusquau début du XXe siècle, pour le sens commun, le journaliste est celui qui écrit dans le journal. Mais à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, la presse a subi une profonde transformation. Cest lavènement de la " presse industrielle ". Les journalistes, pour la plupart, ne sont plus des écrivains qui collaborent à un journal, mais bien des employés salariés qui consacrent tout leur temps de travail à leur employeur. Parallèlement, subsistent lavocat-journaliste, lenseignant-journaliste. Leur contribution enrichit sans doute le journal, mais il sagit pour ces collaborateurs dune activité secondaire par rapport à leur profession véritable. Il en va de même dun autre type de collaborateurs : les correspondants locaux. Ces derniers sont souvent secrétaires de mairie curés ou instituteurs qui arrondissent ainsi leurs fins de mois. Là aussi, la collaboration au journal représente une activité complémentaire de leur véritable métier qui constitue leur activité principale.
Le Syndicat des journalistes, qui est fondé en mars 1918 se donne pour double tâche de moraliser la profession (cest la charte des droits et devoirs des journalistes de juillet 1918) et de la doter dun statut. La négociation avec les employeurs ne commence sérieusement quen 1925. à travers diverses péripéties, elle est sur le point daboutir à la signature dun " contrat collectif " (convention collective) en 1933, lorsque les négociateurs patronaux sont désavoués par leurs fédérations. Le député Henri Guernut, lui-même ancien journaliste, dépose alors une proposition de loi " relative au statut des journalistes professionnels " dont lauteur véritable est Georges Bourdon, secrétaire général du Syndicat national des journalistes (SNJ) depuis 1922. Dans lexposé des motifs, Henri Guernut remarque : " tout à la fois écrivains ou artistes et employés salariés ", les journalistes ne sont protégés ni comme auteurs, ni comme salariés.
Dans son rapport magistral qui emporte la conviction des députés de toutes tendances, le député de lAube Emile Brachard, directeur du Petit Troyen, note : " Le journaliste nest pas un écrivain qui, en travaillant chez lui au gré de son inspiration, est maître du moment où il portera le produit de son travail à léditeur qui le publiera. Cest un salarié, attaché à son journal par un contrat de louage de services, astreint à une besogne déterminée, souvent à des heures de travail dont le nombre est stipulé, chargé de responsabilités précises ". La qualité de salarié du journaliste ne fait pas de doute, le lien de subordination du journaliste à légard de son employeur non plus. Le statut des journalistes est incorporé au Code du travail (articles L.761-1 à L.761-16) ; la loi Cressart (juillet 1974) en étend le bénéfice aux pigistes.
Comment, alors, concilier ce lien de subordination qui caractérise le salariat avec la liberté intellectuelle, qui est le fondement du journalisme dans une presse libre ? Le législateur a résolu cette apparente contradiction par lintroduction de la clause de conscience : même si elle est rarement mise en uvre, par son existence même, la clause de conscience fonde la liberté intellectuelle du journaliste en dépit du lien de subordination inhérent aux salariés. Le journaliste nest donc pas un salarié comme les autres. Le droit du journaliste sur son écrit est dailleurs pris en compte dans larticle L-761-9 du Code du travail :
" Le droit de faire paraître dans plus dun journal ou périodique les articles ou autres uvres littéraires ou artistiques dont les personnes mentionnées à larticle L-761-2 [les journalistes professionnels] sont auteurs est obligatoirement subordonné à une convention expresse précisant les conditions dans lesquelles la reproduction est autorisée ".
Le droit moral du journaliste sur ses écrits est attesté par une pratique professionnelle bien ancrée, consistant à refuser de signer de son nom un article dont le sens aurait été modifié contre sa volonté.
Larticle L-761-9 établit sans conteste la qualité dauteur du journaliste (le mot y figure), son droit moral (lemployeur ne peut saffranchir de laccord du journaliste-auteur pour reproduire son texte) et ses droits patrimoniaux, puisque les " conditions dans lesquelles la reproduction est autorisée " doit faire lobjet dune convention expresse dont le contenu est à déterminer en commun par le journaliste et son employeur, et peut donc comprendre un volet pécuniaire.
La qualité dauteur du journaliste et des droits y afférents quétablit larticle L.761-9 du Code du travail est dautant moins contestable par les fédérations déditeurs, que la CCNTJ, dans son article 7, en reprend intégralement le texte. à cela sajoute larticle 9 le la CCNTJ précisant : " Les droits de propriété littéraire et artistique du journaliste sur son uvre, et notamment ceux de reproduction et de représentation, sont définis par la loi du 11 mars 1957, modifiée par la loi du 3 juillet 1985 " et incorporée dans le Code de la Propriété intellectuelle. Ce texte, signé par les fédérations patronales en 1987 lors de la dernière révision, naurait aucun sens si, comme elles le soutiennent à présent, les journalistes étaient dépourvus de droits dauteurs, les éditeurs étant " investis de la totalité des droits " au titre de luvre collective.
Du reste, le lien salarial ne peut aucunement être invoqué pour refuser aux journalistes la titularité de leurs droits, car selon larticle L.111-1 alinéa 3 du CPI : " lexistence ou la conclusion dun contrat de louage ou de service par lauteur dune uvre de lesprit nemporte aucune dérogation à la jouissance du droit reconnu par lalinéa 1 ", à savoir que " lauteur dune uvre de lesprit jouit sur cette uvre, du seul fait de sa création, dun droit exclusif et opposable à tous ".
Au fond, les employeurs ne peuvent réellement nier la qualité dauteurs des journalistes, prévue par larticle L-761-9 et la Convention collective qui porte leur signature, et cest pourquoi en sollicitant les textes prévus à dautres fins, ils sengouffrent dans la notion duvre collective pour les spolier de leurs droits. Au final, ils se satisferaient dadmettre que le journaliste est bien un auteur, mais un auteur sans droit. Nous avons vu par ce bref rappel historique que dès lorigine, le statut donné par le législateur aux journalistes a intégré leur qualité dauteur tout en leur accordant la protection du salarié.