La Cour européenne consacre
la protection des sources

 

Par Olivier Da Lage


La Cour européenne des droits de l'homme a rendu un arrêt décisif qui consacre le droit à la protection des sources pour les journalistes. Le dernier numéro du Journaliste a évoqué cette affaire, mais elle est suffisamment exemplaire pour mérite d'être décortiquée plus en détail.


Un mot, d'abord, de la procédure. La Cour européenne des droits de l'homme est une juridiction chargée de sanctionner les violations, par les États qui y ont souscrit, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales de 1950, Un jugement définitif (une fois épuisé toute, les voies de recours au plan national) peut lui être déféré par le citoyen qui estime qu'ont été violés ses droits fondamentaux énoncés dans la Convention, Cette requête est préalablement instruite par la Commission européenne des droits de l'homme sans que son avis lie la Cour.


William Goodwin, journaliste britannique qui travaille dans un magazine économique, avait été condamné en première instance et en appel pour avoir refusé de communiquer à la justice le nom d'un informateur qui lui donnait des précisions sur la situation financière de la société Tetra. Celle-ci, faisant valoir que les informations provenaient d'un document volé, mettait en avant le risque que faisait courir à ses 400 salariés la divulgation de ces informations confidentielles. La justice britannique ayant donné raison à Tetra, l'ayant de surcroît condamné pour outrage à magistrat parce qu'il avait refusé de se soumettre à la décision de justice, et Goodwin ayant épuisé toutes les voies de recours, ce dernier introduit en 1990 une requête auprès de la Commission européenne des droits de l'homme, en arguant que la justice britannique a violé l’article la de la Convention européenne des droits de l'homme, ainsi libellé :


La convention européenne


« 1. Toute personne a droit à la Liberté d'expression. Ce droit comprend ta Liberté d'opinion et la Liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontières. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.
2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire ».


La Commission, le 1er mars 1994, donne raison à Goodwin par 11 voix contre 6 et, le 20 mai 1994 (dans le délai légal de trois mois), elle transmet le dossier à la Cour européenne des droits de l'homme.
L'article 10 de la Convention n'emporte donc pas un droit absolu et sans limite à la protection des sources journalistiques. C'est en ce sens que les attendus de la Cour européenne de justice, qui a également donné raison à Goodwin le 27 mars 1996, par 11 voix contre 7, sont particulièrement intéressants.


La Cour considère à l'unanimité que la justice britannique a violé le premier paragraphe de l'article 10
. Toute la discussion porte donc sur le point de savoir si les exceptions prévues par le deuxième paragraphe étaient ou non prévues par la loi interne (britannique) et si l'ingérence de la justice dans la liberté d'expression poursuivait ou non un but légitime. La Cour admet que l'ingérence était bien en l'espèce prévue par la loi britannique. En revanche,


« La Cour rappelle que la liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique et les garanties à accorder à la presse revêtent une importance particulière (...) La protection des sources journalistiques est l'une des pierres angulaires de la liberté de la presse, comme cela ressort des lois et codes déontologiques en vigueur dans nombre d'Etats contractants et comme l'affirment en outre plusieurs instruments internationaux sur les libertés journalistiques (voir notamment la résolution sur les libertés journalistiques et les droits de l'homme, adoptée à la 4è conférence ministérielle européenne sur la politique des communications de masse (Prague, 7-8 décembre 1994) et la résolution du Parlement européen sur la non divulgation des sources journalistiques du 18 janvier 1994 (...) L'absence d'une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d'aider la presse à informer le public sur des questions d'intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de "chien de garde" et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s'en trouver amoindrie. Eu égard à l'importance que revêt la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique et à l'effet négatif sur l'exercice de cette liberté que risque de produire une ordonnance de divulgation, pareille mesure ne saurait se concilier avec l'article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d'intérêt public.(...) »


« En l'occurrence, la Cour ne juge pas que les intérêts de Tetra (...) sont suffisants, même cumulés. (...) En résumé, la Cour estime que l'ordonnance de divulgation ne représentait pas un moyen raisonnablement proportionné à la poursuite du but légitime visé. Les restrictions que l'ordonnance de divulgation a fait peser sur la liberté d'expression du journaliste qu'est le requérant ne peuvent donc passer pour nécessaires dans une société démocratique, au sens du paragraphe 2 de l'article 10, afin de défendre les droits de la société Tetra en vertu de la législation anglaise, même en tenant compte de la marge d'appréciation laissée aux autorités nationale ».


Et la Cour de condamner le Royaume-Uni pour violation de l'article 10.


En France, la loi « Vauzelle »


Certes, les arrêts de la Cour de Strasbourg n'ont pas pour effet d’annuler, les jugements nationaux jugés contraires à la Convention européenne des droits de l’homme, mais seulement de sanctionner l’État membre qui les a prononcés et, le cas échéant, d'indemniser le requérant. Cependant, la justice britannique pourra à l’avenir difficilement ignorer ce jugement qui sera nécessairement pris en compte par la jurisprudence nationale, en dépit d'une loi britannique fort peu protectrice du secret des sources journalistiques.


Quant aux autres pays signataires, leurs magistrats ne peuvent non plus ignorer les arrêts de la Cour européenne. C'est le cas, notamment de la France, où, depuis janvier 1993 et la « loi Vauzelle », les journalistes professionnels jouissent d’une protection de leurs sources désormais consacrée par la loi. Cette loi –à la préparation de laquelle le SNJ fut associé et dont notre congrès de Sainte-Maxime eut la primeur en octobre 1992, dispose en effet que « tout journaliste entendu comme témoin sur des Informations recueillies dans l'exercice de son activité est libre de ne pas en révéler l'origine ». Or, s’il n’est pas témoin, le journaliste ne peut être entendu par un juge qu'en qualité de (futur) mis en examen, auquel cas, un éventuel refus de répondre au juge n'est pas frappé de sanction pénale. En pratique, donc, la loi française protège le secret des sources journalistiques dans tous les cas de figure.


Il n'en demeure pas moins que l’arrêt Goodwin, en dépit de ses limites, va aussi dans le bon sens et que sa portée supranationale apporte au droit français des notions importantes : cet arrêt, tout en faisant la part de la législation nationale considère que les résolutions à cet effet du Parlement européen font partie du corpus juridique qui s’impose aux juridictions nationales. Et si la Cour admet qu'en certains cas, la justice peut demander aux journalistes de communiquer leurs sources, cela ne peut se produire que si l’objectif visé comporte un Impératif supérieur à celui de la préservation de la liberté de la presse dans une société démocratique, en d’autres termes, une telle circonstance doit rester exceptionnelle ou bien rentrer dans un cadre clairement énoncé et sans ambiguïté possible dans la loi nationale.


Depuis plusieurs années, nous assistons en France à des tentatives parlementaires ou gouvernementales, pour encadrer la liberté de la presse : poursuites par le parquet de journalistes pour « recel » de secret de l’instruction ou de document volé, même lorsque rien n'établit la provenance du document dont l'original ne figure pas aux pièces de la procédure, propositions de loi visant à renforcer le secret de l’instruction dans des conditions difficilement conciliables avec une presse libre et indépendante.


Dans ce contexte, l’arrêt Goodwin est le bienvenu pour les journalistes français, déjà protégés, on l’a vu, par la loi Vauzelle. Car il s’agrège désormais à la jurisprudence française, tout comme à la britannique, et est donc opposable à des magistrats.

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