L’Arabie et ses voisins : la revanche des vassaux

par Olivier Da Lage*

 

 



Hôtel Intercontinental, Abou Dhabi, 22 rajab 1401 (26 mai 1981). Six monarques de la Péninsule arabique se congratulent : ils viennent de fonder officiellement le Conseil de coopération du Golfe, qui regroupe l’Arabie saoudite, le sultanat d’Oman, les Émirats arabes unis, le Bahreïn, le Qatar et le Koweït. La guerre que se livrent depuis quelques mois l’Irak et l’Iran permet de tenir à l’écart les deux plus grandes puissances politiques et militaires de la région, quant aux deux Yémen, l’un est une démocratie populaire pro-soviétique (le Yémen du Sud) et l’autre (le Yémen du Nord), considéré à la fois comme une menace et comme un vassal par l’Arabie Saoudite, en tant que république, ne pouvait prétendre à rejoindre ce syndicat de dynasties.


A l’origine, l’idée de ce regroupement était iranienne, mais la révolution islamique, hostile aux pétromonarchies, l’a rendue caduque, du moins sous cette forme. L’idée avait été reprise par le sultanat d’Oman qui envisageait une alliance militaire. À son tour, le Koweït s’empare du projet pour en faire une esquisse de marché commun sur le modèle européen. L’Arabie saoudite donne son accord à l’occasion du sommet islamique en février 1981 et voilà que naît le Conseil de coopération du Golfe, sorte de synthèse entre le projet omanais et celui du Koweït, laissant à sa porte l’Iran, l’Irak et les deux Yémen. Six États égaux sur le papier. En réalité, le royaume d’Arabie saoudite vient de consacrer sa suzeraineté sur la plupart de ses voisins de la Péninsule arabique. L’atteste d’ailleurs le choix du siège du CCG qui est établi à Ryad. L’histoire de la conquête de la Péninsule par Abdelaziz ibn Abderrahman Al Saoud (Ibn Saoud) qui donnera naissance au royaume portant son nom est, en creux, l’histoire des limites à son expansion que lui fixe la Grande-Bretagne, puissance coloniale dominante de ce début de XXe siècle. Lorgnant sur le Hassa et la Côte des Pirates, Abdelaziz se heurte aux Britanniques qui garantissent la sécurité de leurs protectorats du Golfe Persique. Poussant vers le nord, il retrouve les Britanniques endossant les habits de protecteurs de l’Irak et de la Transjordanie. Lorsqu’enfin, il pénètre profondément en territoire yéménite, menaçant le port de Hodeida, la marine britannique siffle la fin de la partie en envoyant une canonnière. Par toute une série de traités signés dans les années 20 et 30, le grand Ibn Saoud reconnaît les frontières que lui impose Londres, qu’il s’agisse des émirats du Golfe, de la Jordanie ou de l’Irak. Par la faute des Anglais, la Péninsule n’est pas entièrement saoudisée. Un demi-siècle plus tard, ce que les armes n’ont pu arracher, la diplomatie parvient, du moins en partie, à l’obtenir.


Sur le plan politique, il ne fait guère de doute que l’Arabie Saoudite est la puissance dominante de cette nouvelle alliance. Sur le plan militaire, seul le sultanat d’Oman est susceptible de concurrencer les forces armées saoudiennes au sein du CCG. C’est très certainement la raison pour laquelle les Saoudiens feront tout pour faire échouer la mission du sultan Qabous qui, au lendemain de l’invasion du Koweït par l’Irak, préconisait la constitution d’une armée de 100 000 hommes afin de réduire la dépendance du CCG à l’égard des forces étrangères. Certes, il existait déjà une force « golfienne », baptisée « Bouclier de la Péninsule » comprenant de maigres contingents affectés par les six pays-membres. Son quartier général est basé en Arabie à Hafr el Batin, près des frontières du Koweït et de l’Irak et le gros de ses forces provient de l’armée saoudienne. Dans le cas d’une armée de 100 000 hommes, seuls l’Arabie et Oman auraient été en mesure de fournir les effectifs en quantité suffisante, ce qui aurait mis à mal la suprématie saoudienne. Le projet Qabous est donc mort-né, du fait de la mauvaise volonté de Ryad.


En vérité, la question des frontières n’avait jamais été véritablement résolue à la création du royaume et de nombreuses zones de friction subsistaient. L’invasion du Koweït en 1990 remet en premier plan ces litiges frontaliers. Entre Abou Dhabi, Oman et l’Arabie, la controverse sur l’oasis de Bouraymi n’a été – provisoirement tranchée – en 1955 que par l’envoi d’un détachement britannique enrayant la progression saoudienne. La présence de pétrole sous la zone des trois frontières n’a évidemment rien fait pour simplifier la querelle. Les accords signés en 1974 et 1977 avec les Émirats arabes unis ne règlent pas tout. Pas davantage que celui conclu avec le Qatar en 1965. Controverse également sur les frontières avec le Koweït, malgré un accord incomplet qui ne concerne que le partage de la zone neutre saoudo-koweïtienne, mais ne dit rien des frontières maritimes. Avec Oman, que sépare, pour l’essentiel le Roub‘ al-Khâli (le désert des déserts), tout ou presque reste à faire. Mais bien sûr, aucun de ces litiges n’atteint le potentiel conflictuel de celui qui oppose l’Arabie saoudite au Yémen, malgré le traité de Taëf (mai 1934) qui consacre la défaite militaire du Yémen face aux armées d’Abdelaziz en lui cédant les provinces yéménites de Jizzane, Najrane et de l’Assir.


Des années durant, l’Arabie Saoudite a volontairement négligé de résoudre ces litiges avec ses voisins, les utilisant même, dans ses relations bilatérales, comme moyen de pression pour imposer sa volonté à des États plus faibles que le royaume. D’une certaine façon, Ryad a utilisé ces conflits potentiels comme autant d’épées de Damoclès suspendues au-dessus de ses interlocuteurs. Pour eux, comme pour Ryad, il ne faisait guère de doute que c’est l’Arabie qui aurait l’avantage si le conflit devait cesser d’être virtuel pour dégénérer. Or, ce postulat dont nul ne semblait douter va connaître deux cinglants démentis dans l’immédiat après-guerre du Koweït.


En 1992, un incident frontalier, comme il y en a tant dans cette Péninsule aux frontières mal délimitées et rarement démarquées, prend une ampleur inattendue entre le Qatar et l’Arabie Saoudite. Les accrochages qui opposent le 30 septembre 1992 soldats qatariens et saoudiens font trois morts. Mais surtout, au lieu de minimiser l’incident, comme c’était jusqu’alors le cas, les autorités du Qatar le montent en épingle, accusant l’Arabie Saoudite d’avoir voulu s’emparer d’une partie de son territoire. Dès lors, c’est le début d’une longue période de tension qui, plus de dix ans plus tard, se poursuit entre Doha et Ryad. Contre toute attente, c’est le « grand » qui est mis sur la défensive par le « petit ». Car si la plupart des autres monarchies du Golfe donnent tort au Qatar de se comporter de façon aussi cavalière et d’oublier délibérément tout sens des convenances entre « pays frères », leur réprobation se mêle souvent d’une secrète satisfaction, celle de voir l’une des leur infliger un revers à ce royaume qui les traite si souvent avec l’arrogance du suzerain.


Plus sérieusement, la guerre civile qui éclate en mai 1994 au Yémen va constituer le deuxième revers et le plus important pour l’Arabie Saoudite. À l’unisson du monde arabe pour lequel l’unité est un article de foi, le royaume avait feint de se réjouir de l’unification des deux Yémen en mai 1990. En réalité, ce Yémen réunifié était perçu à Ryad comme la principale menace stratégique : un pays pauvre, républicain, au moins aussi peuplé que l’Arabie Saoudite, dont la population et le gouvernement étaient mus par des revendications irrédentistes (récupérer les provinces conquises par Ibn Saoud en 1934). D’ailleurs, depuis l’unification, le nouveau Yémen demande avec insistance à renégocier le Traité de Taëf, qui doit prochainement arriver à échéance. Les Saoudiens font mine de ne pas entendre, puis, sous la pression internationale, finissent par se résoudre en 1992 à ouvrir les discussions. Mais sur le terrain, Ryad s’ingénie à compliquer la situation, en menaçant notamment les compagnies pétrolières qui prospectent sous licence yéménite dans la zone frontalière.


« Sa‘adat-al-mamlâka fi-ch-chaqâ-l-yamin ! » « le bonheur du royaume réside dans le malheur du Yémen ! » cette citation, vraisemblablement apocryphe attribuée au roi Abdelaziz s’adressant à ses fils sur son lit de mort, illustre en revanche assez bien les constantes de la politique saoudienne à l’égard de son voisin. Non seulement, après l’unification, les Saoudiens ont intensifié leur aide financière et militaire aux chefs de tribu contestant le pouvoir central de Sanaa, mais la crise politique opposant le président Saleh (nordiste) à son vice-président, le Sudiste Ali Salim Al Beidh leur fournit l’occasion attendue. Lorsque les Sudistes proclament la sécession en mai 1994, Ryad leur apporte un appui financier, militaire et politique, en dépit du fait que, pour la plupart, il s’agit d’anciens dirigeants communistes incarnant tout ce qu’abhorre le régime saoudien. Mais les principes s’effacent devant un adage vieux comme le monde : « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». Lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères du CCG qui se tient les 4 et 5 juin dans la ville saoudienne d’Abha, près de la frontière yéménite, le communiqué adopté reconnaît implicitement la république sécessionniste proclamée par les Sudistes. Si celle-ci ne bénéficie pas d’une reconnaissance en bonne et due forme, c’est en raison de l’opposition résolue du Qatar, principalement motivé par le souci de s’opposer en tout point à la politique saoudienne. Quelques semaines plus tard, la victoire des forces gouvernementales sur les séparatistes montrera, rétrospectivement, à quelle humiliation diplomatique vient d’échapper l’Arabie Saoudite dont la politique, entièrement concentrée sur l’objectif d’affaiblir le Yémen, avait été conduite aveuglément au mépris du rapport des forces réellement en vigueur sur le terrain. Quelques mois plus tard, en décembre 1994, les tensions frontalières entre l’Arabie Saoudite et le Yémen sont à nouveau à leur comble et menacent de dégénérer en véritable affrontement armé, vu les concentrations de troupes de part et d’autre de la frontière.


L’affrontement n’a pas lieu. De toute évidence, à Ryad, les dirigeants saoudiens se sont livrés à une intense réflexion dont la conclusion est une remise à plat des relations frontalières du royaume avec tous ses voisins. Dans les semaines qui suivent, le président yéménite est reçu chaleureusement à La Mecque et les deux pays s’engagent à résoudre leur conflit sur la base de l’accord de Taëf. Dès lors, malgré le scepticisme ambiant, les négociations qui n’avaient jamais sérieusement démarré, décollent et finissent par aboutir en juin 2000 à un accord frontalier, « traité définitif et permanent pour délimiter leur frontière terrestre et maritime », se substituant au Traité de Taëf. La plus grande partie était déjà démarquée physiquement début 2004.


Parallèlement, les derniers litiges en suspens font l’objet de renégociations. Avec Oman, les choses étaient déjà bien avancées puisqu’un premier accord avait été conclu en mars 1990, qu’il avait été ratifié par le roi Fahd et le sultan Qabous en mai 1991 et que les cartes ont été échangées formellement en août 1995. Avec le Koweït, après le partage de la zone neutre, il restait à résoudre le litige portant sur les frontières maritimes, illustré en 1991 lors de la libération du Koweït par les revendications saoudiennes sur les îlots d’Oum al-Maradim et Qourah. Les négociations furent enfin conclues en janvier 2001 mais les discussions techniques se poursuivaient en 2003.


Avec les Émirats arabes unis, les choses ne se sont pas aussi bien présentées. Déjà, les autorités d’Abou Dhabi avaient mal vécu les conséquences des accords frontaliers de 1974 et 1977, imposés aux conditions saoudiennes, qui privaient les Émirats de l’accès au Qatar pourtant immédiatement frontalier, en intercalant une bande de terre saoudienne débouchant sur Khor Odeïd, une crique située au pied de la péninsule du Qatar où l’Arabie saoudite s’empresse de construire une base navale, narguant tout à la fois Abou Dhabi et le Qatar. Mais quand, en 1997-1998, le dégel des relations saoudo-iraniennes donne aux responsables des Émirats arabes unis le sentiment qu’ils vont être sacrifiés sur l’autel de la réconciliation irano-saoudienne, c’en est trop. Le ministre des Affaires étrangères, Rachid Abdallah Al Nouaïmi, homme habituellement courtois et mesuré, accuse ouvertement Ryad de passer par pertes et profits l’occupation par l’Iran des deux îles Tomb et d’Abou Moussa. Ces trois îlots du détroit d’Ormuz ont été occupés par le chah d’Iran à la veille de l’indépendance des Émirats en 1971 et le retour pacifique des trois îlots à leur légitime propriétaire est un élément clé de la diplomatie des EAU, jusqu’alors soutenus sans faille par les autres membres du CCG. Mais la sortie du chef de la diplomatie des Émirats lui attire une réponse sarcastique et méprisante du prince Sultan ibn Abdelaziz, ministre saoudien de la Défense et troisième dans l’ordre de succession du royaume, ce qui accroît encore la rancœur d’Abou Dhabi contre l’Arabie Saoudite. C’est pourquoi on ne saurait s’étonner que les dirigeants des EAU aient boycotté en avril 1999 une réunion des ministres du pétrole organisée par les Saoudiens dans la zone frontalière (de l’oasis de Bouraymi) à l’occasion de l’inauguration du champ pétrolier de Chaybah, situé précisément dans la zone litigieuse. Or, pour les EAU, les Saoudiens se sont indûment approprié une nappe pétrolifère qui leur appartient. Vu des Émirats, la réunion tenait de la provocation. Il n’empêche que ce boycottage par les Émirats arabes unis, qui ne passent pas pour être habituellement contrariants à l’encontre de l’Arabie Saoudite, illustre à nouveau le ressentiment provoqué chez ses voisins par la puissante Arabie.


Le Bahreïn n’a pas de litige territorial avec l’Arabie Saoudite, mais depuis les années 30, une querelle l’oppose au Qatar sur la souveraineté des îles Hawar et des hauts fonds de Fasht el Dibel que le colonisateur britannique a légués au Bahreïn, bien qu’ils soient situés plus près des côtes du Qatar que de celles de Bahreïn. Depuis les incidents armés qui ont éclaté entre les deux émirats en avril 1986, ce conflit a envenimé non seulement les relations entre Manama et Doha, mais plus généralement, a empoisonné l’atmosphère au sein du Conseil de coopération du Golfe, allant jusqu’à paralyser dans une large mesure son fonctionnement1 au point que la tension Bahreïn-Qatar a constitué une part appréciable des débats du CCG en décembre 1990, cinq mois après l’invasion du Koweït et deux semaines avant l’opération « Tempête du désert » ! En 1987, l’Arabie Saoudite, parrain régional, s’était proposée comme médiateur entre les deux émirats. La médiation est un échec cuisant. La partialité saoudienne en faveur du Bahreïn est patente, ce qui mécontente profondément l’émir du Qatar et préfigure peut-être les tensions à venir. Mais celui du Bahreïn est déçu que le roi Fahd ait choisi de ne pas mettre tout son poids dans la balance pour faire prévaloir la thèse du Bahreïn. Au total, comme dans la fable, l’arbitre aura réussi à mécontenter tout le monde… contre lui. Finalement, malgré les imprécations du grand mufti d’Arabie Saoudite, cheikh Abdelaziz Ibn Baz, qui déclare illicite pour des pays musulmans le recours à un arbitrage d’une instance non-islamique, le Qatar et le Bahreïn recourent à l’arbitrage de la Cour Internationale de Justice de La Haye qui, après bien des péripéties, rend le 16 mars 2001 un jugement de Salomon qui satisfait les deux parties, mettant a contrario en évidence l’incapacité de l’Arabie Saoudite à résoudre ce litige entre ses deux protégés. Or, dans une approche féodale, le règlement des différends entre vassaux est à la fois le privilège et l’obligation du suzerain. Faute d’y parvenir, celui qui prétend au rôle dominant y perd une grande partie de sa légitimité.


Avec le Qatar, des médiations égyptienne, omanaise, entre autres, ont permis d’apaiser la querelle frontalière de Khafous (1992), mais sur les autres fronts, les malentendus n’ont fait que s’approfondir. L’Arabie Saoudite a fort mal pris le coup d’État par lequel cheikh Hamad est devenu émir du Qatar en reversant son père (juin 1995) et a tardé à reconnaître le nouveau souverain. Celui-ci, qui était déjà depuis plusieurs années l’inspirateur de la politique antisaoudienne de son pays, a multiplié les occasions de provoquer Ryad en frayant avec les puissances rivales du royaume : Iran, Irak et Yémen ; en claquant la porte des sommets du Golfe pour manifester sa mauvaise humeur et son refus de céder aux diktats saoudiens. Mais rien n’a fait davantage pour envenimer les relations entre Doha et Ryad que le lancement en novembre 1996 de la chaîne de télévision par satellite Al Jazira. Officiellement indépendante de l’État, mais financée par un prêt public théoriquement remboursable en cinq ans, la nouvelle chaîne qatarienne s’impose rapidement au Moyen-Orient par sa liberté de ton et son choix délibéré de briser les tabous. Tous les opposants arabes trouvent à s’y exprimer sans limite, à commencer par les opposants saoudiens. Certes, le gouvernement saoudien n’est pas le seul à s’être plaint de la tolérance de l’émir Hamad vis-à-vis de la liberté rédactionnelle d’Al Jazira, mais, à l’instar des dirigeants koweïtiens, jordaniens, égyptiens, algériens, et bien d’autres, les responsables saoudiens tiennent, non sans raison, cheikh Hamad pour responsable des avanies qu’ils doivent subir sur les antennes de sa chaîne par satellite. Les Saoudiens, qui maîtrisent une grande partie des ressources publicitaires du Moyen-Orient, ont tout fait pour décourager les régies publicitaires arabes d’acheter des espaces sur Al Jazira, tentant ainsi de l’étrangler financièrement. Cela n’a en rien découragé le Qatar qui a réagi à ces tentatives en prolongeant les aides publiques à la « chaîne privée » fondée par l’émir. En riposte, les Saoudiens ont mis sur pied leur propre chaîne d’information par satellite, Al Arabiyya, destinée à briser le monopole d’Al Jazira. Mais ce faisant, ils ont pris exemple sur Al Jazira et non sur les télévisions d’État traditionnelles, rendant par là même involontairement hommage aux choix de l’émir du Qatar.


L’Arabie Saoudite, qui avait puissamment contribué à mettre fin aux expériences parlementaires du Koweït et du Bahreïn en 1975-1976, a dû assister au cours de la décennie 90 à la prolifération des assemblées élues chez ses voisins. Le Yémen réunifié pratiquait déjà une démocratie parlementaire, avec des partis légalisés, les femmes pouvant non seulement voter mais se faire élire. Les séances de l’assemblée nationale yéménite, télédiffusées en direct, sont très suivies par la population saoudienne des régions frontalières. Puis, en 1992, l’émir du Koweït a dû tenir sa promesse faite en exil de rétablir le système parlementaire. Depuis 1992, l’émirat a connu trois élections législatives. De son côté, l’émir du Qatar a organisé en mars 1999 les premières élections municipales au suffrage universel avec participation des femmes comme électrices et comme candidates. Des élections législatives devraient prochainement suivre l’adoption par référendum en avril 2003 de la nouvelle constitution. Afin de n’être pas en reste, le roi de Bahreïn a organisé en mai 2002 des élections municipales au suffrage universel direct, suivies en octobre 2002 d’élections législatives. Là encore, hommes et femmes étaient électeurs et candidats. Enfin, en Oman, le Sultan a progressivement élargi la participation électorale de sa population et nommé des femmes au gouvernement, à l’assemblée et comme ambassadeurs.


Devant cette émulation démocratique, les autorités saoudiennes ont longtemps fait sourde oreille, opposant la spécificité du royaume et l’excellence du majlis al choura, ce conseil consultatif mis en place en 1993 et entièrement nommé par le roi, dépourvu de pouvoir législatif. Mais à la fin 2003, le langage avait changé, et dans une atmosphère fébrile de pétitions appelant à davantage de participation des citoyens, le gouvernement annonçait pour 2004 des élections municipales selon des modalités restant à définir. Certes, la pression interne, combinée à celle des Américains, n’y est sans doute pas étrangère. Mais les partisans d’une ouverture politique à l’intérieur du royaume auraient sans doute eu davantage de mal à se faire entendre s’ils n’avaient pu faire valoir que l’expérience fonctionnait à l’avantage des régimes dans les monarchies voisines.


Au total, la décennie qui vient de s’écouler a vu la monarchie saoudienne accumuler les revers : au plan interne, la maladie du roi Fahd n’a pas entièrement ouvert la voie aux réformes voulues par le prince Abdallah, empêché d’agir par le conservatisme de ses demi-frères Soudairy, les querelles frontalières, naguère utilisées par Ryad contre ses voisins se sont retournées à son détriment, la contagion démocratique à sa périphérie a affaibli le modèle autocratique de la Maison des Saoud, désormais sur la défensive depuis les attentats du 11 septembre 2001. Enfin, le principal allié du royaume depuis plus de cinquante ans, à savoir les États-Unis, se méfient désormais ouvertement du régime saoudien et ne semble plus faire de sa survie une priorité stratégique. Jadis, l’Arabie et l’Iran avaient été qualifiés par Nixon de « piliers-jumeaux » de la sécurité du Golfe. La chute du Chah d’Iran avait renforcé le poids stratégique du royaume. Mais le 11 septembre 2001, la paralysie du régime dans un monde rapidement changeant et enfin la guerre d’Irak ont fait perdre au royaume la plus grande partie de sa valeur stratégique aux yeux des Américains. La perte de ce statut, qui encore récemment suffisait à intimider les voisins de l’Arabie, n’a pas échappé à ceux-ci, à commencer par le Qatar qui en a rapidement tiré avantage. Le transfert en avril 2003 des militaires américains de la base Prince Sultan d’Al Kharj, près de Ryad, vers la base d’Odeïd au Qatar en est l’illustration la plus frappante.


En 1971, Fayçal avait dû accepter de voir les émirs du Golfe, qu’il considérait comme ses vassaux, accéder au titre de chef d’État à son égal. Ainsi le voulait la Grande Bretagne qui avait déjà empêché son père de conquérir la totalité de la Péninsule. Dix ans plus tard, la création du Conseil de coopération du Golfe consacrait la domination saoudienne parmi les pétromonarchies. Mais désormais, on assiste largement au processus inverse : s’appuyant sur la protection américaine, ces mêmes émirats sont en train de s’émanciper de la tutelle de Ryad, n’hésitant plus à poursuivre ouvertement une voie différente de celle que leur fixait jusqu’alors la dynastie saoudienne et même – humiliation suprême – allant jusqu’à s’offrir en modèle à la gérontocratie au pouvoir à Ryad.


* Journaliste à RFI, auteur de Géopolitique de l’Arabie Saoudite, Complexe, 1996.
1 Lire Olivier Da Lage, « Le Conseil de coopération du Golfe : Menace d'implosion ? » (Les Cahiers de l’Orient, quatrième trimestre 1988, n°12)

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