REGAIN D'ACTIVISME DANS LE GOLFE

Illusoire sécurité collective sans l'Irak et l'Iran

OLIVIER DA LAGE

Deux ans après l'offensive déclenchée contre M. Saddam Hussein par les Etats-Unis et leurs alliés à la suite de l'invasion du Koweït, l'ordre régional est encore plus vulnérable. Au Conseil de coopération du Golfe, les monarchies pétrolières, déchirées par des conflits frontaliers, ont été incapables de s'entendre sur un projet commun de sécurité collective excluant l'Irak mais aussi l'Iran dont les ambitions inquiètent les alliés des Occidentaux.    

Au lendemain de la libération du Koweït et de la défaite irakienne, la marge de manoeuvre dont disposaient les alliés, à commencer par le président Bush, était considérable. Ce dernier a su en user en amenant Isra‘l et ses adversaires arabes à la table de négociation, à la conférence de Madrid. Dans la région du Golfe, les Occidentaux auraient pu faire en sorte que se mette en place une structure régionale de sécurité sur le modèle de la CSCE en Europe. Les monarchies du Golfe, l'Iran, l'Irak et les grandes puissances s'y seraient retrouvés, non au sein d'une alliance militaire, certes, mais dans un cadre où aurait pu se développer un dialogue politique et où, année après année, des mesures de confiance auraient progressivement désamorcé méfiance et hostilité. N'en parlons plus: l'occasion n'a pas été saisie, Américains, Français et Britanniques ayant préféré vendre des armes aux monarchies du Golfe par dizaines de milliards de dollars. On se rappelle à peine que MM. George Bush et François Mitterrand, à la mi-1991, avaient chacun publié un plan de désarmement du Proche-Orient.    

L'aveuglement des monarques de la péninsule est tout aussi frappant. Deux semaines à peine avant le déclenchement de l'offensive alliée contre l'Irak, les six dirigeants du Conseil de coopération du Golfe (CCG) (1), réunis en sommet à Doha (capitale du Qatar), tendaient la main à l'Iran, suggérant que, au sortir de la guerre, ils pourraient tous ensemble, ainsi qu'avec le Pakistan et la Turquie, participer à des "arrangements de sécurité" régionaux. Mais, le 6 mars 1991, le CCG, la Syrie et l'Egypte publient la déclaration de Damas. Ce traité prévoit que des troupes syriennes et égyptiennes seront stationnées dans les pays du CCG pour assurer leur sécurité, en échange, cela va de soi, d'une assistance financière. Cependant, les dirigeants du Golfe n'ont jamais sérieusement envisagé d'accueillir chez eux des milliers de soldats égyptiens et syriens.    

La déclaration de Damas est donc restée lettre morte, à l'irritation croissante du Caire et de Damas. D'autant que cette inaction contraste avec la célérité déployée par ces mêmes monarchies pour conclure des accords de défense avec Washington, Londres et Paris. Accords complétés, on l'a vu, par des achats massifs d'armes sophistiquées aux Occidentaux. Pourquoi cette boulimie d'achats alors que les arsenaux considérables dont disposaient déjà le Koweït, l'Arabie saoudite, notamment, se sont révélés totalement inefficaces le 2 ao˛t 1990 ? 

Incontestablement parce que cette première leçon n'a pas été comprise et que les dirigeants du Golfe ont besoin de se rassurer. Plus cyniquement, ils veulent intéresser matériellement leurs fournisseurs à leur défense. Ils concluent des contrats d'armement comme on signe une police d'assurance avec plusieurs compagnies différentes (les Koweïtiens rajoutent les Russes à la liste de leurs protecteurs). D'autant qu'une telle politique est rendue nécessaire par l'incapacité à s'entendre sur une politique de défense commune. En décembre 1990, à Doha, le CCG avait confié au sultan Qabus d'Oman la mission de proposer une solution à cet effet. En mars 1991 (quelques semaines après la fin des combats), lorsque son ministre des affaires étrangères expose à ses pairs du CCG le projet d'une armée de 100 000 hommes, il reçoit un accueil glacial. Au sommet de Koweït de décembre 1991, il n'en sera même pas question. Le sultan en conçoit un ressentiment durable à l'encontre de ses partenaires.    

L'invasion du Koweït a levé un tabou: celui de l'intangibilité des frontières. D'un coup, on a assisté au réveil des innombrables litiges frontaliers qui hibernaient depuis une vingtaine d'années dans cette péninsule Arabique où toutes les frontières ne sont pas délimitées, où aucune n'est bornée et où les querelles de souveraineté pullulent.  

Depuis leur indépendance en 1971, Bahreïn et le Qatar se disputent les îles Hawar, quelques rochers et bancs de sable que les Britanniques, avant de partir, ont légués à Bahreïn, en dépit de leur proximité des côtes du Qatar. La querelle a dégénéré en avril 1986 en un bref affrontement armé. A la suite de cet incident, les deux parties ont chargé l'Arabie saoudite d'arbitrer leur différend. Mais, à la veille du sommet du CCG de Ryad, en décembre 1987, l'Arabie saoudite renonce à sa médiation. Depuis lors, la tension entre Bahreïn et le Qatar paralyse le fonctionnement du CCG et menace de faire échouer chaque sommet régional (2). En mars 1992, Bahreïn rejette une décision du Qatar concernant ses eaux territoriales. Un mois plus tard, Bahreïn décide de soumettre le litige à la Cour internationale de justice de La Haye.    

Ambitions saoudiennes    

Le Qatar en veut à l'Arabie saoudite de son penchant supposé pour Bahreïn dans l'affaire des îles Hawar. Mais il a d'autres griefs contre son puissant voisin. En 1974, les Emirats arabes unis ont abandonné à l'Arabie saoudite une portion de leur territoire limitrophe du Qatar. Depuis cette date, l'Arabie dispose donc d'un couloir qui sépare les EAU du Qatar. En 1990, lors de l'invasion du Koweït par l'Irak, les Saoudiens ont demandé au Qatar de pouvoir déployer leurs soldats sur le sol qatari, le long de la côte. Méfiants, les Qataris ont refusé et ont érigé le poste-frontière de Khafous pour réaffirmer leur souveraineté sur cette zone mal définie, tandis que les Saoudiens construisaient une base navale dans la crique de Khor-Odeid (voir la carte page 5). Parallèlement, les douaniers saoudiens imposaient des contrôles tatillons aux véhicules empruntant l'autoroute côtière reliant Abou-Dhabi au Qatar. Puis ils ont coupé cette route, imposant une déviation passant davantage à l'intérieur du territoire saoudien et renforçant contrôles et vexations à cette occasion.  

Afin de manifester sa mauvaise humeur à Ryad, le Qatar s'est alors lancé, fin 1991 et tout au long de l'année 1992, dans un flirt poussé avec l'Iran. Les ministres iraniens affluent à Doha, tandis que les membres du gouvernement du Qatar se pressent à Téhéran. Les deux pays esquissent une coopération dans le domaine de la sécurité et de la défense. Le Qatar renvoie également son ambassadeur en Irak. Si le but était d'irriter les Saoudiens, il est pleinement atteint: à Ryad, on n'est pas loin de penser que le Qatar est devenu le cheval de Troie de l'Iran. Mais la diplomatie qatarie commence aussi à sérieusement inquiéter les autres monarchies du Golfe, même celles qui n'éprouvent guère de sympathies pour l'Arabie saoudite.  

C'est dans ce contexte qu'éclate, le 30 septembre dernier, l'incident frontalier du poste de Khafous, qui fait trois morts. Cet accrochage n'est certes pas le premier du genre dans la région. Mais, à la stupéfaction des Saoudiens, les Qataris lui donnent une publicité considérable et accusent l'armée saoudienne d'avoir pénétré de plusieurs kilomètres sur son territoire. Le Qatar suspend immédiatement son accord sur les frontières qui remonte à 1965. L'Iran et l'Irak soutiennent ouvertement le Qatar, qui les en remercie. De ce moment, l'émirat boycotte toutes les réunions du Conseil de coopération du Golfe. Cheikh Khalifa bin Hamad Al Thani, l'émir du Qatar, laisse entendre qu'il boycottera aussi la réunion d'Abou-Dhabi, fin décembre.

La veille du sommet, cependant, le président égyptien Moubarak, qui a réuni à Médine le roi Fahd et Cheikh Khalifa, parvient à leur faire conclure un accord qui donne entièrement satisfaction au Qatar (3). Le sommet peut avoir lieu. "Même si c'est le cadet qui est en tort, estime un diplomate des émirats, c'est au grand frère de faire les concessions." Mais, pour les Saoudiens, il y a un prix à payer: le Qatar doit cesser de se comporter comme s'il était un pays indépendant de son grand voisin. Le prince héritier de l'émirat, Cheikh Hamad bin Khalifa Al Thani, considéré comme l'inspirateur de cette politique pro-iranienne et hostile à l'Arabie saoudite, se rend fin décembre à Ryad et il ne fait guère de doute qu'il y est d˛ment chapitré à ce sujet.

 L'Arabie saoudite connaît également de sérieuses tensions frontalières avec un autre de ses voisins, le Yémen (4). Après des mois de frictions, Saoudiens et Yéménites se sont finalement retrouvés en septembre dernier pour négocier leur litige frontalier, mais il est vraisemblable que ces pourparlers vont durer des années. La plupart des Yéménites sont convaincus, ainsi que de nombreux observateurs indépendants, que l'Arabie saoudite cherche à accentuer les difficultés économiques du Yémen afin de provoquer une révolte sociale entraînant la chute du président Ali Abdallah Saleh et de mettre un terme à l'expérience de démocratisation que connaît ce pays depuis sa réunification en mai 1990. "Avez-vous remarqué que l'Arabie saoudite a de mauvaises relations avec tous ses voisins?", fait observer un diplomate omanais. "Les Saoudiens se croient encore dans les années 30, renchérit un haut responsable du CCG qui souhaite garder l'anonymat. Ils veulent contrôler toute la péninsule."

En fait, tout se passe comme si les dirigeants saoudiens estimaient que l'indépendance des micro-Etats qui les entourent et celle du Yémen étaient autant d'anomalies qui doivent prendre fin tôt ou tard. Ils semblent considérer comme une injustice que les Britanniques aient contraint Ibn Saoud à interrompre sa conquête de la péninsule Arabique dans les années 30. Mais ils ne sont pas prêts à courir le risque d'un conflit ouvert afin de parvenir à leur objectif. D'où l'hésitation permanente qui caractérise tous les aspects de la politique saoudienne.    

Téhéran renforce son potentiel militaire    

Dans l'ensemble de la péninsule Arabique, deux frontières seulement ont été démarquées: la frontière entre Oman et le Yémen (5) et celle qui sépare le Koweït de l'Irak. Mais le tracé de celle-ci retenu par la commission de l'ONU est rejeté par Bagdad. Et, de l'avis unanime, il serait inacceptable pour n'importe quel gouvernement irakien. Les Koweïtiens en sont à ce point conscients qu'ils veulent y construire un "mur" fortifié, équipé de détecteurs électroniques. Pour l'heure, M. Saddam Hussein, même affaibli, reste au pouvoir. Parmi ses ennemis d'hier au sein du CCG, Oman, le Qatar et Bahreïn ont peu ou prou renoué avec lui. Cheikh Zayed, des Emirats arabes unis, s'est prononcé pour le pardon aux pays arabes qui ont soutenu le dictateur irakien. L'Arabie saoudite a une position ambivalente. Seul le Koweït, pour des raisons évidentes, ne veut pas entendre parler de réconciliation et a imposé une tonalité très ferme au communiqué publié par le sommet d'Abou-Dhabi. 

C'est que l'ennemi d'hier pourrait bien devenir le recours de demain, face au réveil des ambitions iraniennes. Ulcéré d'avoir été rejeté par les monarchies du Golfe au lendemain de la libération du Koweït, l'Iran les a vues inviter les forces occidentales à rester dans la région. Le rejet d'une participation iranienne à un accord de sécurité dans le Golfe est considéré à Téhéran comme une outrecuidance de la part de régimes incapables d'assurer eux-mêmes leur protection. L'Iran, qui y voit une menace pour le régime islamique, s'est pour sa part lancé dans une politique de réarmement à outrance.  

Mais, se demandent les Iraniens, la "campagne de presse" contre le réarmement iranien ne préluderait-elle pas à une attaque contre la République islamique comme celle qui a précédé l'écrasement de l'Irak? L' "annexion rampante" de l'île d'Abou-Moussa (6) par l'Iran, au cours de l'été 1992, a été vigoureusement dénoncée par le CCG et la Ligue arabe. Mais, pour Téhéran, il s'agit d'un incident local qui aurait pu être réglé par la diplomatie - à condition de ne pas remettre en cause les "droits historiques" de l'Iran. Cet incident a été monté en épingle par les pays arabes, notamment l'Egypte, à l'instigation de Washington, à la seule fin d'inventer de toutes pièces une menace iranienne justifiant la présence militaire américaine dans le Golfe. D'où la mise en garde proférée, fin décembre, par le président Rafsandjani à l'adresse des monarchies de la rive opposée: "Pour atteindre ces îles, il vous faudra traverser une mer de sang (7)!" Les difficultés de M. Rafsandjani et la perspective d'une élection présidentielle difficile le 11 juin prochain risquent d'accentuer le nationalisme persan désormais affiché par les dirigeants iraniens, et qui n'est pas sans rappeler les ambitions hégémoniques du chah dans les années 70.  

Le déséquilibre entre les deux puissances régionales a toujours été facteur de crise. En 1980, profitant de la révolution en Iran, l'Irak a déclenché une guerre contre son voisin qui devait durer huit ans. En 1990, estimant être sorti vainqueur de cette guerre alors que l'Iran pensait l'avoir perdue, l'Irak a envahi le Koweït. Actuellement, l'Irak est affaibli et l'Iran se renforce. "Les dirigeants iraniens ont vu ce qui est arrivé à l'Irak. Rafsandjani ne commettra pas l'erreur de Saddam Hussein", estime un diplomate du Golfe, qui se veut rassurant. Mais un autre objecte: "Ne sera-t-il pas tenté par une aventure extérieure pour distraire l'opinion iranienne des difficultés intérieures dans son pays?"  

Si la plupart des observateurs s'accordent pour estimer que la prochaine crise impliquera l'Iran, l'étincelle qui déclenchera l'explosion peut intervenir n'importe où: aggravation de la situation au Yémen, affrontement entre le Yémen et l'Arabie saoudite, querelles frontalières locales dégénérant à l'échelle régionale, sursaut d'un Irak qui n'a pas reconnu sa défaite. Les possibilités ne manquent pas. Comme le remarque un analyste français qui suit de près la situation: "La région est aujourd'hui plus vulnérable qu'avant l'invasion du Koweït."


(1) Organisation régionale rassemblant l'Arabie saoudite, Bahreïn, les Emirats arabes unis, Koweït, Oman et le Qatar.
(2) Lire Olivier Da Lage, "Le Conseil de coopération du Golfe, menace d'implosion?", Cahiers de l'Orient ndeg. 12, quatrième trimestre 1988.
(3) L'Arabie saoudite cède la zone litigieuse de Khafous. Une carte comportant le tracé précis de la frontière dessiné à Médine est annexée à l'accord frontalier de 1965. Les deux pays forment une commission mixte chargée de démarquer la frontière dans un délai d'un an.
(4) Lire Micheline Paunet, "Visées saoudiennes, le pétrole ou le régime?", le Monde diplomatique, septembre 1992, et Olivier Da Lage, "Le Yémen entre démocratisation et guerre civile", revue Défense nationale, février 1993.
(5) Après plus de dix ans de négociations, l'accord a été signé en octobre 1992 et ratifié en décembre.
(6) A la veille de l'indépendance des EAU en 1971, l'Iran a envahi trois îles du détroit d'Ormuz: Abou-Moussa et les deux Tomb. Cependant, un accord a aussitôt été conclu, prévoyant qu'une partie d'Abou-Moussa serait sous l'administration conjointe de l'Iran et de Charjah (EAU) ainsi que le partage des revenus du champ pétrolier offshore à proximité de l'île.
(7) Summary of World Broadcasts (SWB), BBC, Londres, 29 décembre 1992.

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