DéMOCRATIE IMPARFAITE, EXPULSION D'éTRANGERS

La prudence du Koweït dans un ordre troublé

Par Olivier Da Lage

 

PRèS de 45 000 électeurs koweïtiens, soit 3 % de la population, vont se rendre aux urnes le 20 février pour élire leurs députés. L'événement mérite d'être signalé car, dans l'ensemble, la péninsule arabique s'accommode mal des démocraties parlementaires et, à ce jour, l'exemple koweïtien reste unique. L'Arabie Saoudite attend toujours le conseil consultatif (majlis al choura) promis par les souverains successifs du royaume depuis 1926, et tout récemment encore par le roi Fahd. En tout état de cause, si ce conseil devait voir le jour, ses membres seraient désignés et cooptés, mais - sûrement pas élus au suffrage populaire.

Pour leur part, Oman, les Emirats arabes unis et Qatar se satisfont d'assemblées ou de conseils dont les membres mont désignés par les souverains, et dont les prérogatives sont plus que limitées. Bahrein, il est vrai, a aussi connu une expérience parlementaire, mais de brève durée puisque la Constitution fut suspendue et l'Assemblée dissoute le 26 août 1975 après seulement vingt mois de fonctionnement.

A la vérité, la vie parlementaire du Koweït a également connu sa période d'hibernation : elle a duré quatre ans et demi, de la suspension de la Constitution, le 29 août 1976, jusqu'aux nouvelles élections de février 1981. L'émir, Cheikh Jaber, avait tenu sa promesse d'un retour à la démocratie. Le mandat des cinquante députés élus en 1981 arrive aujourd'hui à expiration, et la campagne électorale n'est pas une simple formalité : les citoyens jouent à fond le jeu de la démocratie.

Démocratie, certes, imparfaite : les femmes ne pourront pas prendre part au scrutin, en dépit de la campagne menée par les suffragettes de l'émirat et de l'appui que leur a apporté le prince héritier Cheikh Saad : l'Assemblée nationale leur a refusé, en janvier 1982, le droit de vote par 27 voix contre 7. De surcroît, tous les citoyens mâles ne sont pas véritablement égaux : il existe des citoyens de première classe, ceux qui peuvent prouver que leur famille résidait au Koweït avant 1920. Les autres, qui étaient établis dans l'émirat lors de l'indépendance en 1961, ont bien le passeport bleu koweïtien avec les privilèges qui s'y attachent, mais à l'exception du droit de vote. En 1967, cependant, le gouvernement avait pu remporter les élections en donnant d'un coup le droit de vote à quelque 250 000 bédouins saoudiens ou irakiens.

C'est en raison de l'activisme des députés de gauche et nationalistes arabes que le Parlement avait été dissous par l'émir en 1976 ; aussi, avant les élections de 1981, le gouvernement avait-il pris soin de découper les circonscriptions de façon à englober les quartiers "intellectuels", de même que les quartiers chiites, au sein de plus larges circonscriptions acquises au pouvoir ; dans le même temps, les bédouins étaient surreprésentés. Mais le résultat a été fort différent de ce que souhaitait la famille royale : celle-ci s'est retrouvée devant une assemblée de bédouins réactionnaires, qui l'a contrainte, en mai 1983, à interdire l'alcool aux diplomates, en dépit de la mise en garde du ministre des affaires étrangères, Cheikh Sabah, selon qui "cette loi [allait] transformer les ambassades en distilleries clandestines" . Souvent, les ministres doivent passer des heures à l'Assemblée pour défendre pied à pied un texte que les députés contestent. C'est ainsi qu'une loi restreignant la liberté de la presse a été constamment rejetée par les parlementaires, décidément moins dociles qu'on ne l'avait imaginé voilà quatre ans.

Du reste, la presse jouit d'une liberté inconnue partout ailleurs dans le Golfe. Une demi-douzaine de quotidiens alignent leurs immeubles, côte à côte, dans la "Fleet Street" de Koweït. Ils reçoivent annuellement une aide de 47 000 dinars (1) sous forme d'abonnements du gouvernement, qu'ils ne ménagent pas toujours pour autant dans leurs colonnes. "Notre journal a fait démissionner le ministre de l'eau et de l'électricité" , explique, ravi, M. Ahdi Al Marzouk, rédacteur en chef adjoint d' Al Anbaa , qui ajoute : "Nous menons actuellement campagne contre le ministre des communications : il a peur de l'opinion publique car il se présente aux élections." Bien sûr, ces deux ministres ne sont pas des parents de l'émir. Mais à la condition de respecter les deux tabous que sont la famille royale et l'Arabie Saoudite, on peut à peu près tout écrire dans la presse koweïtienne qui s'enorgueillit de nombreux scoops. Certes, si les opinions des journaux varient, chacun d'entre eux est lié à une grande famille du Koweït. Al Anbaa est, pour l'essentiel, la propriété des Al Marzouk, une famille de grands commerçants. "Le journal a été créé voilà huit ans , rappelle M. Ahdi. Notre famille avait été attaquée par le quotidien Al Watan. Pour lui répondre, nous avons créé notre journal !"

Les réunions de plus de vingt personnes sont soumises à autorisation du ministère de l'intérieur, et les partis politiques ne sont pas autorisés, mais c'est tout comme : les associations en tiennent lieu et les diwaniyah (salons) des candidats remplacent les préaux d'école. Les islamistes paraissent avoir le vent en poupe. Les plus intransigeants d'entre eux demandent la révision de l'article 2 de la Constitution, qui stipule que la charia (loi islamique) est la principale source de la loi. Hérésie aux yeux des fondamentalistes pour qui il ne saurait y en avoir d'autre. D'autant que ces derniers ont récemment reçu le soutien de Cheikh Ibn Baz. Le vieux chef religieux saoudien a rendu en octobre une fatwa (2) condamnant la mixité dans les établissements scolaires. Cette fatwa , au grand embarras des autorités, a été lue par plusieurs imams dans les mosquées de Koweït. Afin d'éviter un succès électoral des Frères musulmans, le pouvoir semble favoriser les candidats islamistes plus modérés de la Jamaat al Islah (Société pour la réforme), tels que M. Abdallah Nafissi. Cet universitaire de quarante ans a été chassé de l'Université en 1978 et son passeport confisqué pendant un an et demi pour avoir publié un livre critique à l'égard du pouvoir. Aujourd'hui, M. Nafissi enseigne à nouveau et, s'il reproche au gouvernement d'être "éloigné de l'islam", il reste vague quant à ses griefs plus concrets.

"Le gouvernement koweïtien a réfléchi aux événements d'égypte, où Sadate avait pourtant chouchouté les Frères musulmans" , estime, de l'autre côté de l'échiquier politique, M. Jassim Al Qatami. Ce négociant en meubles a été huit ans député de la gauche nationaliste avant d'être battu en 1981 : "Notre échec s'explique facilement, car pendant quatre ans, lors de la suspension de la Constitution, en l'absence de démocratie, nous avions perdu le contact avec le peuple." En fait, le gouvernement avait surtout tiré avantage de la division de la gauche et de la prolifération de ses candidats. Ce défaut d'organisation avait entraîné une hécatombe chez les nationalistes, parmi lesquels le vieux leader, le docteur Ahmed Al Khatib, qui n'avait pu lui-même retrouver son siège. "Aujourd'hui , affirme M. Jassim Al Qatami, mon organisation, le Groupe national, et le Rassemblement démocratique d'Ahmed Al Khatib travaillent en bonne intelligence."

Les élections interviennent à un moment où la sécurité de l'émirat apparaît bien précaire. Voici un peu plus d'un an, le 12 décembre 1983, des attentats à l'explosif ont été commis contre les ambassades de France et des états-Unis, ainsi que contre des bâtiments officiels koweïtiens, faisant six morts et quatre-ving-six blessés ; et tout récemment, en décembre 1984, un Airbus de Kuwait Airways a été détourné sur Téhéran, les pirates exigeant la libération de dix-sept personnes condamnées à la suite de ces attentats. Le gouvernement koweïtien a tenu bon et le détournement s'est soldé par la mort de deux otages américains. Mais le fait que les trois détenus condamnés à mort en mars dernier (3) n'aient pas été exécutés illustre la prudence des autorités de ce petit État qui ne peut prendre le risque d'encourir les foudres de Téhéran.

Trois fois déjà, depuis le début de la guerre irako-iranienne, le territoire du Koweït a été bombardé par l'aviation iranienne. Un signal destiné à faire comprendre aux Koweïtiens que leur aide à l'Irak ne devait pas dépasser certaines limites. "Et pourtant, lorsque vous parcourez les rues de notre pays, vous ne voyez pas d'hommes en armes" , fait remarquer M. Rached Al Rached, secrétaire d'État aux affaires étrangères. "Nos soldats restent dans les casernes, nous sommes un peuple pacifique." L'observation est juste à l'exception des deux centrales de dessalement de l'eau de mer qui fournissent tout le pays en eau potable, gardées par des sentinelles juchées sur des miradors, les bâtiments officiels ne paraissent pas faire l'objet d'une garde bien sévère. Certes, l'accès des ambassades de France et des États-Unis a été rendu plus difficile depuis les explosions de l'an passé, mais on a le sentiment que rien ne serait impossible à un groupe résolu à récidiver.

Plus discrètement, les autorités ont expulsé nombre d'étrangers depuis un an. Il est difficile de faire la part de ce qui est expulsion, non-renouvellement du visa de résidence ou départ volontaire dû au marasme économique, mais ces départs, qui concernaient essentiellement des ressortissants irakiens, ont pu dépasser le millier par mois. Dans l'ensemble, les chiites, qui représentent de 15 à 30 % de la population du pays selon les estimations (4), sont loyaux à l'égard du régime. Mais la communauté chiite observe avec raison que, sous prétexte de modernisation, un certain nombre de quartiers ont été rasés, avec leurs mosquées chiites, au cours des dernières années et que, en revanche, les nouvelles mosquées construites sont presque invariablement destinées aux musulmans de rite sunnite. Selon des sources diplomatiques, plusieurs mosquées chiites sont jumelées avec des mosquées iraniennes. Et leurs fidèles envoient de l'argent à leurs "jumelles", afin de financer l'effort de guerre iranien.

Méfiance face aux puissants voisins

LE voisinage avec l'Irak n'est pas non plus de tout repos. Si Bagdad a formellement renoncé à ses prétentions sur l'ensemble du territoire koweïtien, il continue, en revanche, de revendiquer les îles de Warbah et Boubiyan (voir la carte), qui commandent l'accès au port irakien d'Oumm-Qasr où s'abrite une base d'hydroglisseurs. Depuis le début de la guerre, plus modestement, le président irakien Saddam Hussein se contente d'en demander la location au Koweït, pour compenser l'impossibilité d'utiliser le Chatt-el-Arab, bloqué par l'Iran. Mais les Koweïtiens, qui savent bien qu'il est des locataires dont on se défait difficilement, ont refusé. Bien au contraire, ils ont relié Boubiyan au sol koweïtien par un pont, et projettent d'en faire autant avec Warbah, ainsi qu'entre les deux îles.

Tout dernièrement, début novembre, le prince héritier du Koweït, Cheikh Saad Abdallah, est allé à Bagdad pour rendre une visite effectuée quelque mois plus tôt par l'Irakien Tarek Aziz. Bagdad laissait espérer aux Koweïtiens la conclusion d'un accord sur les frontières, ardemment souhaité par les gouvernants de l'émirat. Pour l'heure, celles-ci sont régies par un accord, signé en 1977, installant une zone-tampon. Mais la visite s'est fort mal passée pour Cheikh Saad. Les Irakiens ont renouvelé avec insistance leur demande de louer Warbah et Boubiyan. Inacceptable pour le Koweït. L'Iran, pour que tout soit clair, s'est empressé de faire savoir qu'une acceptation du Koweït serait considérée comme un casus belli.

Les relations sont meilleures avec l'Arabie Saoudite, mais non exemptes de problèmes. Les navires koweïtiens, qui tentent d'effectuer des forages off-shore pour récupérer le gaz associé gisant sous les eaux du Golfe, au nord des eaux territoriales saoudiennes, se voient constamment refoulés par les garde-côtes saoudiens qui, du moins le pense-t-on à Koweït, ont une conception extensive de la notion de territoire.

Plus sérieusement, la raison pour laquelle les six membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) (5) n'ont pu parvenir à un accord sur la sécurité lors du sommet de Koweït en novembre dernier, en dépit de la pression des Saoudiens, tient à la vive opposition du Koweït. L'émirat refuse en effet de signer un texte qui donnerait aux troupes saoudiennes le droit de poursuite sur son territoire et qui autoriserait l'extradition d'un citoyen koweïtien. Sa Constitution le lui interdit formellement. Mais, au-delà de ce juridisme pointilleux, les Koweïtiens ont la mémoire longue: ce sont eux qui ont donné asile à Ibn Saoud, venu se réfugier à la fin du siècle dernier au Koweït, d'où il repartit conquérir le Nejd en 1902. Cela n'a pas empêché ses bédouins de tenter à plusieurs reprises, entre 1920 et 1929, de se lancer à l'assaut du Koweït, Aujourd'hui encore, les ruines de la muraille qui fut édifiée pour protéger la ville attestent de la réalité des attaques de l' Ikwan. C'est la même méfiance que l'on retrouve face au projet de tenir tous les sommets du CCG à Ryad, le siège du secrétariat, à partir de 1986. `

Seul pays de la péninsule à pratiquer le régime parlementaire, même de façon imparfaite, seule monarchie du Golfe à entretenir des relations diplomatiques avec les pays de l'Est, le Koweït voudrait bien préserver son indépendance et son originalité. Mais aura-t-il les moyens nécessaires pour résister durablement aux velléités hégémoniques de ses trois grands voisins ?


(1)1 dinar koweïtien (KD) = 31 francs.
(2) Fatwa : avis juridique rendu par les docteurs de la loi islamique.
(3) La Cour de sûreté a prononcé le 27 mars 1984 six condamnations à mort, dont trois par contumace. Vingt-cinq personnes comparaissaient devant les juges qui ont, d'autre part, prononcé sept peines de prison à vie, cinq peines de quinze ans et deux de cinq ans. Cinq accusés ont été acquittés.
(4) Ce chiffre comprend des citoyens irakiens, iraniens et saoudiens. En 1981, selon la CIA, les chiites koweïtiens étaient au nombre de 100 000.
(5) Arabie Saoudite, Koweït, Bahrein, Qatar, émirats arabes unis et Oman.

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