LA MISE EN PLACE DU DISPOSITIF STRATÉGIQUE OCCIDENTAL DANS LE GOLFE

Coopération régionale et obsession de la sécurité

Par Olivier Da Lage

 

UN syndicat de dynasties : ainsi pourrait-on qualifier le Conseil de coopération du Golfe (C.C.G.) créé à Abou-Dhabi le 25 mars 1981 lors d'un sommet réunissant les souverains d'Arabie Saoudite, d'Oman, de Bahrein, de Qatar, des émirats arabes unis et du Koweit. Les " Six " du Golfe avaient tout pour s'unir : religion, système politique, économies reposant presque exclusivement sur le pétrole, devises liées au dollar. De plus, ces pays, qui fournissent ensemble plus de la moitié de la production de l'OPEP, sont importateurs de biens manufacturés et de main-d'oeuvre (1).

Six mois avant le sommet d'Abou-Dhabi, le ministre bahreini de l'information, M. Tariq al Moayyed, soulignait devant des journalistes étrangers que les ministres du Golfe se consultaient souvent, par téléphone, ou à l'occasion de fréquentes visites. Selon lui, ce système souple donnait toute satisfaction et permettait de s'affranchir des contraintes d'un cadre trop rigide.

En effet, avant même d'être institutionnalisé, le C.C.G. avait une réalité : de nombreux organismes communs spécialisés avaient été mis en place, entre autres le projet d'échanges de programmes télévisés Gulf Vision, la conférence permanente du Golfe sur la santé, l'Agence de presse du Golfe, et l'Organisation de consultation industrielle du Golfe, créée en février 1976 afin de coordonner les projets industriels et d'éviter certains doublons fâcheux, telle la construction simultanée à Bahrein et à Dubaï, dans le passé, de cales sèches géantes et d'usines d'aluminium. Cette liste, qui n'est pas limitative, fait appara”tre la présence de l'Irak, qui n'est pas membre du C.C.G., au sein de chacun des organismes communs qui préexistaient à la création du Conseil, mais dont la plupart fonctionnent toujours. Le C.C.G. ne semble donc pas être un simple " chapeau " les regroupant.

L'annonce faite à Ryad, le 4 février 1981, par les ministres des affaires étrangères des " Six " de la prochaine constitution du Conseil n'intervenait que quelques mois après l'entrée en guerre de l'Irak contre l'Iran.

Bagdad ne pouvait donc participer à un regroupement dont l'objectif affiché était le développement économique harmonieux des économies régionales. Certes, la charte du C.C.G. prévoit la possibilité pour d'autres états arabes d'adhérer ultérieurement, et l'on a rappelé cette faculté à l'intention du Yémen du Nord, en septembre 1981, comme l'une des réponses possibles à la signature, le 28 août, du traité d'Aden entre le Yémen du Sud, la Libye et l'éthiopie, tous trois alliés des Soviétiques.

Dissonances koweïtiennes

C'EST alors qu'appara”t la vraie nature du C.C.G. Officiellement, l'organisation n'est pas un pacte, elle n'est dirigée contre personne et a une finalité essentiellement économique. Telle est la thèse du Koweït, complaisamment exposée par la délégation de l'émirat dans les couloirs de la conférence d'Abou-Dhabi en mars 1981. De fait, le document final qui fut alors adopté ressemble fort aux propositions koweïtiennes, tandis qu'un " papier omanais ", axé sur la sécurité et dont l'existence fut d'abord niée, a été renvoyé en discussion au prochain sommet.

L'Arabie Saoudite laissa le Koweït endosser la paternité du C.C.G., et le secrétariat général échut à un Koweïtien, en la personne de M. Abdallah Bichara, ancien représentant de l'émirat aux Nations unies, chez qui s'était tenue la rencontre secrète entre M. Andrew Young et l'observateur de l'O.L.P. à l'ONU. En revanche, si le secrétaire général est koweïtien, les quartiers du secrétariat sont établis à Ryad.

Au fil des mois, la coopération économique au sein du C.C.G. ne posa guère de problèmes particuliers. Faute de présenter un caractère d'urgence, la création d'un " dinar du Golfe " fut renvoyée à plus tard, des entreprises conjointes (joint-ventures) prirent forme, telle Gulf Petrochemical Industry Company. Dubaï rétrocéda sa cale sèche à l'Organisation des pays arabes exportateurs de pétrole (OPAEP) qui gérait déjà celle de Bahrein.

En novembre dernier à Ryad, la deuxième réunion au sommet de l'organisation approuva un accord économique aux termes duquel les barrières douanières seront progressivement éliminées et les citoyens du Golfe pourront désormais s'établir et acheter du terrain là où ils le désirent dans les pays membres. Dans les aéroports, apparaissent depuis lors de nouveaux guichets réservés aux titulaires de " passeports du C.C.G. ".

Pendant ce temps, M. Abdallah Bichara, qui donne l'impression de parler davantage en tant que Koweïtien que comme secrétaire général du C.C.G., multiplie des déclarations qui ne reflètent probablement pas toutes l'opinion des dirigeants de Ryad et qui lui valent d'ailleurs d'être publiquement désavoué à plusieurs reprises par Oman. Les écarts de langage du secrétaire général sont cependant tempérés par la présence à ses côtés d'un secrétaire général adjoint omanais, M. Ibrahim al Soubhi, précédemment ambassadeur à Pékin.

Le Koweït, qui est le seul état membre du C.C.G. à entretenir des ambassades dans les pays de l'Est, se voulait le promoteur d'une politique de non-alignement au sein du C.C.G. A son retour d'une tournée en Europe centrale, le chef de l'état, Cheikh Jaber al Ahmed al Sabah, lança un appel aux autres pays du Golfe les invitant à établir des relations diplomatiques avec les pays socialistes. L'appel fut mal reçu à Bahrein, à Qatar et à Oman ; l'Arabie Saoudite reste de glace. Seuls les émirats arabes unis pourraient se laisser tenter. En réalité, face à l'Arabie Saoudite, le Koweït n'a guère les moyens de faire prévaloir son point de vue.

Pour le prince Saoud al Fayçal, ministre des affaires étrangères du royaume wahhabite, le sujet relève de la souveraineté interne de chaque état, alors que l'objectif proclamé du C.C.G. était la coordination de la politique des états membres dans tous les domaines...

En fait, sécurité et défense sont devenues les principaux soucis du C.C.G. Il y a un an, à Abou-Dhabi, des discordances sont apparues à ce sujet entre Oman, partisan d'une alliance ouverte avec l'Occident et d'une participation aux exercices de la Force de déploiement rapide américaine, et le Koweït, désireux d'éviter une provocation à l'encontre de l'Union soviétique. Sous la pression de ses voisins, Oman avait dû réduire sa participation aux manoeuvres américaines Bright Star, au moment même où se tenait le sommet de Ryad. Et selon le Washington Post, lors de cette rencontre, les pays du Golfe auraient offert 1,2 milliard de dollars au sultanat d'Oman pour prix de son refus d'accorder des facilités militaires aux États-Unis - information démentie à la fois par Oman et par l'Arabie Saoudite.

La signature du traité d'Aden, en août 1981, avait sérieusement inquiété les monarchies du Golfe et renforcé la position omanaise. D'autant que les efforts de médiation entre le Yémen du Sud et Oman, entrepris à l'initiative du Koweït et des émirats, et confiés à M. Bichara, devaient rester sans résultat.

Mais l'été 1981 fut surtout dominé par le débat sur la livraison par les états-Unis de cinq avions-radars AWACS au royaume saoudien. En fait, selon des informations divulguées le 1er novembre par le Washington Post et mollement démenties après un long silence par les Saoudiens, cette livraison ferait partie d'un plan stratégique incluant tous les pays du Golfe (2) et prévoyant notamment l'installation à Ryad d'une centrale de commande informatisée, connue sous le nom de code C 3, d'un satellite de communications d'un coût de cinq milliards de dollars environ permettant de coordonner la défense aérienne des six pays. Six centres de commandement régionaux au moins seraient disséminés sur le territoire saoudien (3).

Complot à Bahrein

LA sécurité interne, obsession des émirs, est venue au premier plan de l'actualité avec la découverte, en décembre, d'un complot " télécommandé par l'Iran ", visant l'émir de Bahrein. Les " terroristes ", de confession chiite, auraient profité de la célébration le 16 décembre du vingtième anniversaire de l'accession au trône de Cheikh Issa bin Salman al Khalifa, pour l'assassiner et semer le trouble, appelant les Iraniens à la rescousse. Parmi la soixantaine de personnes arrêtées - c'est le chiffre officiel - figurent de hauts fonctionnaires et des cadres de l'industrie. Treize Saoudiens étaient impliqués. Le prince Nayef, ministre saoudien de l'intérieur, s'est alors rendu à Bahrein en voyage éclair pour signer solennellement un accord de coopération en matière de sécurité. Aussitôt après, il s'envolait à destination de Bagdad pour signer un accord de délimitation de frontières entre l'Irak et l'Arabie, en discussion depuis six ans et modifiant un traité datant de 1922. Du même coup, l'occasion lui fut donnée de réaffirmer le soutien de Ryad à l'Irak dans sa guerre contre l'ennemi iranien.

A l'instar de Bahrein, les émirats arabes unis, Qatar et Oman ont signé un accord de sécurité avec Ryad, et le Koweït a annoncé son intention d'en faire autant. Dès 1975, les services de sécurité saoudiens avaient commandé au Royaume-Uni un système de surveillance informatisée comprenant deux centres, à Ryad et à Djeddah, et vingt-sept terminaux. Comme le soulignait The Middle East (4), l'installation de terminaux dans les aéroports des autres pays du Golfe compléterait le dispositif à peu de frais, lui donnant une dimension régionale. Ainsi, tout comme l'intégration militaire, la coopération policière semble devenir une priorité pour les régimes du Golfe.


(1) Cf. l'article de Ghassane Salamé, le Monde diplomatique, octobre 1981.
(2) Le Monde, 3 novembre 1981.
(4) The Middle East, janvier 1982.
(5) The Middle East, avril 1981.


 
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