Il y a vingt ans
Les Britanniques quittent le Golfe

 

VOICI vingt ans, à la fin de décembre 1971, les Britanniques achèvent le retrait de leurs forces stationnées « à l'est de Suez ». Le processus engagé par le premier ministre travailliste Harold Wilson dans les anciennes bases d'Extrême-Orient se termine par la région du Golfe - sous l'autorité, à Londres, d'un gouvernement conservateur.

Pour les émirs et roitelets de la péninsule Arabique, le choc est rude. Devant la Chambre des communes, le 16 janvier 1968, le premier ministre britannique Harold Wilson annonce le « retrait des forces britanniques à l'est de Suez » avant la fin de l'année 1971. Depuis près de cent cinquante ans, la Grande-Bretagne avait divisé, régné et arbitré dans cette région du Golfe où, au fil des années, elle avait conclu des traités de « protection » avec les potentats locaux. Pacifiée par Londres, la côte des Pirates avait pris le nom de côte de la Trêve, pour le plus grand profit du commerce maritime avec les Indes.

Harold Wilson lui-même, en 1965, ne craignait pas d'assurer que les frontières du Royaume-Uni étaient délimitées par l'Himalaya. En février 1967, cependant, le Livre blanc du gouvernement travailliste évoque la fermeture des bases britanniques situées à l'est de Suez. Alarmé par une telle perspective, le roi Fayçal d'Arabie se rend à Londres en mai 1967 pour tenter de convaincre Harold Wilson de renoncer à ses intentions. Il redoute en particulier l'abandon de la base d'Aden, après cent vingt-huit ans de présence britannique. Or, pendant la guerre du Yémen qui opposé les républicains soutenus par Nasser aux royalistes appuyés par l'Arabie saoudite et la Grande-Bretagne, la base d'Aden s'était révélée un atout précieux pour les royalistes. Rien n'y fait.

Le Sud-Yémen, où l'influence soviétique s'installe pour longtemps, accède à l'indépendance le 29 novembre 1967 et prend Aden pour capitale. En outre, les Indes sont indépendantes depuis 1947, et la protection de la fameuse route des Indes n'est plus une nécessité pour un Empire britannique en cours de démantèlement. Entre-temps, la détérioration de la balance des paiements a conduit en novembre 1967 le gouvernement de Londres à dévaluer la livre sterling pour la troisième fois de son histoire. C'est l'heure du choix. Des coupes budgétaires sont indispensables, et les travaillistes refusent d'amputer les budgets sociaux. Le budget de la défense sera donc sacrifié.

La menace de l’Iran

Terrifiés à l'idée de devenir la proie des convoitises au moment où ils accèdent à la richesse pétrolière, les émirs proposent discrètement à Londres de prendre en charge les frais de stationnement des troupes britanniques à Bahreïn et à Charjah (près de 6 000 hommes), évalués en 1968 à un coût annuel de 25 millions de livres sterling. Le ministre britannique décline l'offre qui, affirme-t-il, ferait des soldats de Sa Majesté des mercenaires. L'ancienne puissance tutélaire invite en revanche les émirats à se fédérer au sein d'un État qui accéderait à l'indépendance au lendemain du départ des forces britanniques et leur offre en contrepartie des accords d'assistance sur le modèle de celui conclu avec le Koweït lors de son indépendance, en 1961.

Sans perdre de temps, les émirs obtempèrent et se réunissent à Dubaï. C'est ainsi que le 27 février 1968, après deux jours de travaux, les cheikhs de neuf émirats (1) décident de créer la fédération des Émirats arabes unis. Cette fédération est dirigée par un Conseil suprême composé des neuf émirs. Dans les mois qui suivent, le Conseil suprême se réunit à plusieurs reprises, en vain. Depuis cent cinquante ans, c'était Londres qui tranchait les désaccords entre les émirs. Le protecteur disparu, qui jouerait le rôle de ciment entre ces tribus querelleuses qu'opposent encore de nombreux différends territoriaux ? D'accord pour se fédérer, les émirs sont en désaccord sur tout le reste : qui présidera, quelle sera la capitale ? Bahreïn, Qatar, Dubaï et Abou-Dhabi s'en disputent le privilège. En octobre 1969, après une nouvelle réunion infructueuse, il devient impossible de réunir le Conseil suprême, complètement bloqué par les antagonismes.

Sur l'autre rive des eaux du Golfe, le chah d'Iran suit avec attention les préparatifs de retrait britannique. Il y voit l’occasion d’affirmer sa prééminence dans la région et de combler le vide que ne manquera pas de laisser ce départ. Dès l’annonce de la constitution de la fédération des Émirats, Téhéran fait savoir qu’il ne reconnaîtra pas le nouvel État tant que n’aura pas été admise sa revendication sur Bahreïn qui remonte à 1820. En 1959, le Majlis (Parlement) iranien a décidé de faire de l’émirat la quatorzième province de l’Iran impérial. La menace effraie davantage encore les émirats qui marchent vers leur indépendance à reculons. Des pressions britanniques, américaines et saoudiennes amènent le chah, au terme de discrètes négociations, à accepter le scénario suivant : une mission envoyée à Bahreïn par le secrétaire général de l’ONU constatera qu’une majorité de Bahreïnis ne souhaitent pas être iraniens, et l’Iran accepterait les conclusions de ce rapport en échange d’une reconnaissance par l’Occident du rôle primordial de l’Iran dans la sécurité du Golfe. En mars 1970, la mission de l’ONU conclut que la majorité de la population de Bahreïn se considère comme arabe et souhaite accéder à l’indépendance. Le 14 mai suivant, le Majlis iranien renonce à sa revendication.

En juin 1970 survient un événement qui redonne espoir aux monarques de la péninsule arabique. Contrairement à ce qu’annonçaient les sondages, les élections donnent la majorité aux conservateurs en Grande-Bretagne. Or ces derniers n’avaient pas eu de mots assez durs, en janvier 1968, pour condamner « la politique de capitulation et d’abandon » de Harold Wilson.

Un climat propice au nationalisme arabe

Le nouveau premier ministre, Edward Heath, du temps où il était à la tête de l’opposition conservatrice, s’était rendu en avril 1969 dans le Golfe et avait personnellement donné l’assurance aux dirigeants de la région qu’en cas de victoire, il les consulterait sur l’opportunité de se retirer, comme prévu par les travaillistes avant la fin de 1971.

M. Heath tient parole. Le nouveau secrétaire au Foreign Office, Sir Alec Douglas Home, entreprend aussitôt une tournée dans la région. Il commence par les « grands » et les voisins : Iran, Arabie Saoudite et Koweït. Réponse unanime, à défaut d’être toujours sincère, la Grande-Bretagne ne doit pas revenir sur ses engagements : les forces britanniques doivent avoir quitté le Golfe avant la fin de 1971. Le climat de l’époque est propice au nationalisme arabe et aucun de ces pays ne veut donner l’impression de vouloir prolonger la présence d’une puissance coloniale et impériale. Les cheikhs que rencontre par la suite Sir Alec, à leur corps défendant, adoptent publiquement de semblables positions. En privé, cependant, ils lui font clairement comprendre qu’ils préféreraient une prolongation de la présence britannique. Dubaï se singularise en étant le seul émirat à se déclarer prêt à demander officiellement le maintien des soldats anglais. Bref, les émirs souhaitent que Londres assume seul la décision qu’ils n’ont pas eu le courage de lui demander à voix haute : le maintien des forces britanniques.

Sir Alec a rappelé de sa retraite l’ancien « résident politique » britannique, Sir William Luce. Longtemps en poste à Bahreïn, il connaît tous les dirigeants de la région et bénéficie de leur confiance. Lors de plusieurs navettes, entre août 1970 et février 1971, il poursuit les contacts entamés par le patron du Foreign Office. À la lecture de son rapport, Sir Alec Douglas Home a compris : il reviendra à Edward Heath d'appliquer la politique définie par Harold Wilson, si vigoureusement dénoncée à l'époque. Au seuil des années soixante-dix, la Grande-Bretagne ne souhaite pas passer pour une puissance impérialiste. Elle n'en a d'ailleurs plus les moyens. Le 1er mars, Sir Alec confirme à la Chambre des communes le caractère irréversible du départ des forces britanniques du Golfe, Celui-ci interviendra avant la fin de décembre 1971, et le gouvernement de Sa Majesté propose à la future union des émirats de conclure un traité d'amitié prévoyant des consultations « dans les moments de nécessité » et de maintenir sur place des éléments des forces britanniques pour constituer le noyau de l'armée fédérale.

Douche froide

Pour les cheikhs des émirats, c'est la douche froide. Trahis une première fois par le travailliste Wilson, ils le sont à nouveau par le conservateur Heath. Cette fois, le compte à rebours a commencé : il ne leur reste que quelques mois avant cette indépendance tant redoutée. Sir William Luce reprend son bâton de pèlerin pour persuader les émirs de s'unir, mais les querelles de préséance n'ont pas disparu, loin de là. Libéré de la menace que faisait peser l'Iran sur sa souveraineté, Bahreïn a durci sa position. Non seulement il demande à héberger le siège de la capitale fédérale, - tout comme Abou-Dhabi, mais la population de Bahreïn étant aussi nombreuse que celle des autres émirats réunis, demande une représentation proportionnelle au sein du Conseil suprême Abou Dhabi refuse tout net. C’est l’impasse. Britannique, Saoudiens, Koweïtiens essaient d'inciter les émirats à la conciliation et de parvenir, en dépit de leurs désaccords, à constituer une fédération à neuf. En vain. Des siècles de rivalités et de jalousies ne pouvaient pas s'effacer comme par enchantement.

Bahreïn décide de faire cavalier seul et proclame son indépendance le 15 août 1971, tout en annonçant la conclusion d'un traité d'amitié de dix ans avec la Grande-Bretagne. L'émir du Qatar imite celui de Bahreïn quinze jours plus tard. Les autres émirats forment donc sans eux la fédération des Émirats arabes unis (2).

Le chah d'Iran n'a pourtant pas dit son dernier mot. Il a certes renoncé un an auparavant à ses prétentions sur Bahreïn, mais il attend toujours sa récompense. L'Iran refuse de reconnaître la fédération à naître tant que n'auront pas été admis ses « droits » sur trois îlots du détroit d'Ormuz pratiquement inhabités : l'île d'Abou-Moussa, qui dépend de Charjah, et les deux îles Tomb, qui appartiennent à Ras-el-Khaymah. L'indépendance des Émirats arabes unis est prévue pour le 2 décembre Sans attendre, le 30 novembre, les troupes iraniennes s'emparent des trois îles. La Petite et la Grande Tomb sont annexées en dépit des protestations de l'émir de Ras-el-Khaymah. L'émir de Charjah, quant à lui, a secrètement cédé Abou-Moussa à l'Iran en échange d'un loyer annuel de 3 millions de dollars. La Grande-Bretagne et l'Arabie saoudite laissent faire. C'était prévu.

L'Iran veut être le gendarme du Golfe, cela fait l'affaire des Occidentaux, qui, au cours des années suivantes, apprécieront l'aide des troupes iraniennes pour mater la rébellion du Dhofar, soutenue par la Chine et l'URSS, dans le sultanat d'Oman. Le président Nixon fera de l'Iran et de l'Arabie saoudite les deux piliers de la sécurité des approvisionnements pétroliers de l'Ouest. Quant aux émirats, devenus indépendants, ils continuent de se reposer sur l'expertise des techniciens occidentaux, notamment britanniques. Les armées sont encadrées par des officiers anglais en détachement que pas un ministre britannique de la défense n'aurait désormais l'idée de qualifier de « mercenaire ».

OLIVIER DA LAGE


(1) Abou-Dhabi, Dubaï, Ajman, Oum-el-Qaiwain, Charjah, Ras-el-Khaymah, Foujeirah, Qatar et Bahreïn.
(2) Ras-el-Khaymah rejoindra la fédération en février 1972.

 

 

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