Les monarchies
pétrolières connaissent
à leur tour les affres du développement
En 2000 et durant la première partie de 2001, l'envolée des
cours du pétrole a permis aux États arabes du Golfe, structurellement
déficitaires depuis une vingtaine d'années, d'engranger des
surplus inattendus et d'accélérer le retour à l'équilibre
budgétaire pour plusieurs d'entre eux. Du coup, les bonnes intentions
affirmées durant les années de crise sont soumises à
rude épreuve et les réformes annoncées, souvent différées.
En réalité, les monarchies du Golfe ne sont plus des États
peu peuplés et ne sachant que faire de leurs pétrodollars.
SeulAbou Dhabi et, dans une moindre mesure, Dubaï, ressemblent encore
unpeu à cette caricature. Au sein de la Fédération des
émirats arabes unis, les autres principautés, souvent impécunieuses,
doivent compter sur la solidarité de ces deux riches voisins.
Le Koweït, s'il n'avait été envahipar l'Irak en 1990, serait lui aussi à l'abri du besoin. Mais les réserves sagement accumulées dans des fonds placés à l'étranger ont servi à financer la libération. Les capitaux répugnent dans ce climat morose à s'investir dans l'émirat. Les Koweïtiens eux-mêmes ne sont pas les derniers à placer leurs avoirs à l'étranger en raison du risque militaire, bien sûr, mais aussi du climat délétère de tensions politiques incessantes opposant le Parlement et la famille régnante des Al Sabah, ainsi que les principaux membres de cette dernière entre eux.
L'émirat de Bahreïn, premier à avoir découvert du pétrole, en 1932, est aussi le premier à avoir pratiquement asséché ses réserves. Il a pris l'habitude de vivre de la générosité du grand frère saoudien. L'intifada rampante qui a secoué le pays à partir de 1994 avait des causes politiques (demande du retour à la Constitution suspendue en 1975), communautaire (hostilité des chiites majoritaires à la dynastie sunnite au pouvoir) et sociale : un taux de chômage élevé frappant en premier lieu les chiites. Seule la mort, en mars 1999, de l'émir Issa, au pouvoir depuis 1961, a permis de mettre fin à cette intifada. Le nouvel émir, son fils Hamad, a ouvert le jeu politique en libérant les prisonniers religieux et en autorisant les opposants exilés à rentrer. Par ailleurs, il a consacré en février 2001 l'ouverture démocratique par un référendum annonçant le retour prochain à la vie parlementaire et en programmant des élections municipales au printemps 2002. Une approche pacifiée qui a contribué à rétablir la confiance des investisseurs. Son collègue du Qatar avait ouvert la voie en organisant un scrutin municipal sans précédent en mars 1999.
Reste le cas de l'Arabie saoudite, véritable colosse aux pieds d'argile. Certes, le royaume wahhabite conserve plus du quart des réserves prouvées de pétrole mondiales et en demeure le premier exportateur. Mais c'est sans exagération que le prince Abdallah- qui assume la réalité du pouvoir depuis que le roi Fahd aété victime d'une embolie cérébrale en1995 -a pu déclarer en décembre 1998 que les citoyens du Golfe devaient se mettre au travail. Que de changements en vingt ans : le PIB par habitant a chuté de 16 500 dollars (18 325 euros) en 1981 à moins de 6 000 dollars (6,663 euros) en 2000. Une baisse due à la fois à la déprime du marché pétrolier et à l'accroissement de la population du royaume, qui est passée dans l'intervallede 9... à 22 millions d'habitants !
Toujours dépendant à plus de 80 % de ses recettes pétrolières, l'État a, sans le dire, rompu lepacte liant les dirigeants à leurs sujets : la docilité politique en échange des garanties de l'État-providence. La plupart des salariés saoudiens sont en effet employés par le secteur public. Or, l'État, qui s'est engagé auprès du Fonds monétaire international (FMI) et de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) à se réformer, n'a plus les moyens d'offrir des emplois aux nouveaux arrivants sur le marché du travail, soit quelque 100 000 diplômés par an. Le secteur privé, largement dépendant des commandes publiques, ne peut accueillir tous les nouveaux arrivants. Au total, l'économie n'absorbe que la moitié d'entre eux.
Comment s'étonner que le chômage, qui est
évalué à 25 % - 30 % de la population active masculine,
alimente un mécontentement dans lequel la contestation islamique puise
sans peine des recrues ? Le ressentiment est grand à l'encontre des
travailleurs expatriés, généralement asiatiques et souvent
plus compétents que leurs collègues ou leurs supérieurs
saoudiens. Il est cependant loin d'atteindre l'animosité à
l'encontredes Occidentaux en général et des Américains
en particulier,nourrie par la présence persistante de 20 000 Américains
dontplus de 5 000 soldats, plus de dix ans après la libération
duKoweït. Que le pays tout entier se considère comme une terre
islamiqueoù la présence de soldats non musulmans est sacrilège
est loin d'être l'apanage des partisans de Ben Laden. C'est en réalité
la conviction de l'écrasante majorité des Saoudiens, y compris
de membres de la famille régnante. L'âpreté avec laquelle
les administrations américaines ont pressuré commercialement
l'Arabie saoudite en reconnaissance des services rendus en 1991 est considérée
comme du racket. Enfin, ce qui est perçu comme un parti pris pro-israélien
de Washington n'est pas fait pour atténuer cette amertume.
Après l'attentat d'Al Khobar en juin 1996, qui coûta la vieà
19 soldats américains et fit près de 500 blessés, il
fut décidé de mettre en sécurité les militaires
américains. A cet effet, la base militaire de Kharj, au sud-est de
Riyad, a été modernisée. Les travaux, achevés
voilà tout juste deux mois, ont été confiés au
plus important groupe de BTP saoudien, Saudi Binladin Group, l'entreprise
de la famille d'Oussama Ben Laden !
OLIVIER DA LAGE