Arabie Saoudite
Le pouvoir en ligne de mire
Si certains sinterrogeaient, le doute nest plus permis. La mouvance
jihadiste qui est selon toute probabilité à lorigine des
attentats de samedi soir à Ryad sen prend désormais au cur
du pouvoir saoudien et personne nest à labri. Jusquà
une période récente, les attentats commis par Al Qaïda et/ou
ceux qui sen réclament visaient prioritairement des Occidentaux,
y compris lorsque les attentats avaient lieu dans un pays musulman, en loccurrence,
lArabie Saoudite. Les victimes musulmanes, y compris saoudiennes, nétaient
en quelque sorte que des victimes «collatérales» dattentats
visant prioritairement des étrangers chrétiens. Ce nest
plus le cas. La plupart des victimes des explosions de samedi soir dans le complexe
résidentiel de Muhaya, en plein cur de la capitale saoudienne,
sont des Arabes : libanaises, soudanaises ou saoudiennes.
Plus précisément, lors de précédentes vagues terroristes
ayant frappé le royaume, cétait la coopération militaire
entre le régime et les États-Unis qui était la cible des
attentats. Cest ainsi que le 13 novembre 1995, une camionnette piégée
a explosé en plein cur de Ryad devant la mission de coopération
saoudo-américaine de la garde nationale, la milice bédouine que
dirige le prince Abdallah depuis 1962. Le 25 juin 1996, ce sont les tours résidentielles
dAl Khobar qui étaient visées, lieu de résidence
des militaires américains de la base de Dhahran. Dans les deux cas, des
victimes non-américaines sont à déplorer, mais cétait
bien la présence américaine sur le sol saoudien qui était
visée.
Tout comme lors du triple attentat du 12 mai dernier, à Ryad, contre
un complexe résidentiel où habitaient des coopérants militaires
américains de lentreprise Vinell, travaillant pour la garde nationale.
Cette fois, lampleur de lattentat et le nombre de victimes saoudiennes
ne permettent plus de considérer que seuls les étrangers sont
visés. De même, une étrange campagne dattentats à
lexplosif qui a secoué le royaume en 2000 et 2001 a dans un premier
temps été attribuée par les dirigeants saoudiens à
des règlements de comptes entre Occidentaux pour le contrôle du
trafic dalcool. Des arrestations avaient eu lieu, des condamnations aussi
(y compris à la peine capitale) mais aucune exécution. Récemment,
les condamnés ont été libérés et renvoyés
dans leur pays et Ryad a reconnu que cette campagne dattentats était
imputable à Al Qaïda.
Le royaume est nu
Le langage a bien changé depuis le 12 mai dernier («notre 11 septembre», disent les Saoudiens). Désormais, les responsables gouvernementaux ne sont plus dans la dénégations et reconnaissent limportance de la menace. Depuis six mois, 600 activistes présumés ont été arrêtés. Les arrestations ont souvent été mouvementées, donnant parfois lieu à des fusillades et des sièges dignes de Fort-Chabrol. Voici tout juste une semaine, la police affirmait avoir déjoué un attentat contre les pèlerins qui affluent à La Mecque en cette période de Ramadan.
Le lieu même de lattentat de samedi montre que ses auteurs ne cherchent
plus à faire la différence entre Saoudiens, Arabes non saoudiens
et Occidentaux. Il est vrai aussi que le quartier de Muhaya est proche du quartier
des ambassades et de palais de certains dignitaires du régime, comme
le prince Nayef, ministre de lIntérieur.
En fait, depuis la rupture entre Oussama Ben Laden et le régime saoudien
en 1994, la famille Saoud est devenue un objectif légitime pour les jihadistes
dAl Qaïda et, plus généralement, lopposition
islamiste violente à lintérieur même du royaume, quelle
soit directement ou non affiliée à lorganisation de ben
Laden. En août 1996, du haut des montagnes afghanes, Oussama Ben Laden
avait publié une longue «déclaration de guerre» contre
les Américains en raison de leur présence dans le Golfe et sur
la terre qui abrite les Lieux saints de lislam (lArabie) et appelait
dans ce texte au renversement de la Maison des Saoud. Rien na changé
depuis, même si les attentats du 11 septembre ont pu donner limpression
que le seul objectif dAl Qaïda était lAmérique.
Il nen est rien.
Cest la coopération entre lOccident et les «régimes
corrompus» au pouvoir dans le monde musulman qui est lennemi pour
Ben Laden et ses partisans. La dynastie Al Saoud en est larchétype.
Avec elle aucun compromis nest plus possible, même si certains hommes
daffaires ou membres de la famille royale ont longtemps cru conjurer le
sort en versant généreusement leur obole à des fondations
caritatives contrôlées par la mouvance jihadiste. Certes, le prince
héritier Abdallah a finalement obtenu le départ des militaires
américains du royaume casus belli pour lopposition islamiste
et a promis pour lannée prochaine des élections municipales,
les premières de lhistoire du royaume. Trop peu et trop tard.
La guerre est désormais totale, et les États-Unis semblent en
prendre acte et la venue à Ryad de Richard Armitage, ladjoint de
Colin Powell au Département dÉtat doit être prise
pour un témoignage de soutien au régime saoudien dans cette épreuve,
en dépit de tout ce qui a pu être dit et écrit sur le divorce
entre Ryad et Washington.
Lattentat de samedi révèle certes une réelle vulnérabilité
du royaume. Il est peut-être paradoxalement la chance du régime,
si celui-ci sait la saisir. Désormais, il est clair aux yeux des dirigeants
américains comme saoudiens que, quelles que soient leurs déceptions
vis-à-vis de lautre, ils sont solidaires malgré eux dans
la «guerre contre le terrorisme» islamiste. Ensuite, en sattaquant
à un quartier où vivaient les classes moyennes arabes et non au
symbole dune Amérique souvent honnie, les auteurs des attentats
ont pris le risque de se couper dune opinion publique qui, si elle napprouvait
pas les actions de Ben Laden, manifestait souvent une compréhension indulgente
à son endroit. Cette période est révolue. Désormais,
il est clair que même un Arabe musulman hostile à la politique
américaine peut être une cible pour Al Qaïda.
Il reste que désormais, le royaume est nu, ses faiblesses exposées
comme jamais non seulement à la face du monde, mais surtout aux yeux
de ses propres habitants, ce qui est proprement révolutionnaire.
OLIVIER DA LAGE
10/11/2003