Irak

Carnet de route dans l'Irak de l'après-Saddam

 

Dimanche 25 janvier

Arrivée au Kurdistan, avant Kirkouk
(Photo O. Da Lage)

La route qui mène de Bagdad à Erbil, le siège du gouvernement kurde au nord de l'Irak, est longue mais sans histoire. Quatre heures de trajet entrecoupé de haltes aux nombreux check-points destinés en principe à contrôler les voitures et leurs occupants. En principe, car la plupart d'entrer eux sont tenus par des policiers irakiens, parfois très jeunes, et dans l'ensemble plutôt décontractés. Parfois, mais pas toujours, des soldats américains sont en vigie, mais en retrait. Quelques véhicules sont soumis à une fouille plus poussée, comme cette BMW occupée par une famille d'apparence aisée alors que le pickup chargé de marchandises qui la suit peut passer sans même une question du milicien. Peut-être parce que les occupants de la BMW avaient toutes les apparences de la nomenkatura du régime de Saddam Hussein. Ou simplement parce le policier a choisi au hasard et que le sort est tombé sur cette voiture. En tout cas, on a du mal à discerner la logique qui prévaut dans ces contrôles de sécurité.

Les choses sont bien différentes lors de l'unique check-point opéré uniquement par les Américains. Derrière les sacs de sable, le canon d'une mitrailleuse est braqué sur le pare-brise de chaque voiture qui s'approche. Son servant a le doigt sur la gâchette et il est couvert par d'autres soldats, également très tendus. Plus tôt, sur la route, nous avons été dépassés par un convoi américain de camions qui transportaient des obus, puis par un autre composé notamment d'un camion citerne rempli de produits inflammables. Les convois, qui roulaient à grande vitesse, étaient ouverts et fermé par des automitrailleuses dont les servants scrutaient avec nervosité chaque véhicule à proximité. A juste titre, car cela se passait non loin de la ville de Baaqouba, l'une de ces villes sunnites qui donnent du fil à retordre aux forces américaines qui y ont déjà perdu de nombreux soldats.

Nous arrivons à Kirkouk, la grande ville pétrolière du nord. Non loin de là, des torchères brûlent. Un réseau d'oléoducs se faufile le long de la route. Techniquement, nous sommes déjà au Kurdistan, mais pas encore dans la partie autonome que dirigent les Kurdes eux-mêmes depuis 1991. La ville a été dépeuplée de nombre de ses habitants kurdes, transférés dans le nord ou le sud et remplacés par des Arabes. Avant avril 2003, Kirkouk était encore administré par un gouverneur militaire nommé par Saddam Hussein. Le sous-sol est riche, mais pas la ville, manifestement laissée à l'abandon tandis que l'argent se déversait sur Bagdad et les constructions pharaoniques de l'ancien président. Aujourd'hui, les dirigeants kurdes revendiquent la ville de Kirkouk comme partie intégrante de la future province kurde d'un État fédéral.

Encore une heure de route pour atteindre Erbil. Peu après la sortie de Kirkouk, on aperçoit en retrait à droite de la route une forteresse de pierre grise, en partie détruite. Quelques kilomètres plus loin, il y en a une autre, puis une troisième. Ce sont les prisons bâties par les gouverneurs de Saddam Hussein dont le célèbre Ali Hassan El Majid, le cousin de Saddam surnommé "Ali le Chimique" pour avoir gazé la ville d'Halabja en 1988. Ces prisons ont hébergé des prisonniers iraniens de la guerre Iran-Irak et des opposants kurdes. Même vues de loin, elles ont un aspect terrifiant qui laisse imaginer les traitements subis par ses pensionnaires.

Nous voilà à Erbil, "capitale" du gouvernement kurde en place depuis 1993. Dans toutes les conversations, l'appartenance à l'Irak est mentionnée du bout des lèvres alors que les spécificités kurdes sont soulignées à satiété. Ici, chaque communauté, chaque parti a son journal : le PDK de Barzani et l'UPK de Talabani qui se partagent le pouvoir, bien sûr, le parti communiste, le parti travailliste et même un fantomatique parti conservateur du Kurdistan, mais également les associations de femmes, mais aussi la communauté des Assyro-Chaldéens, des chrétiens qui parlent et écrivent une langue proche de l'araméen, celle qui avait cours à l'époque du Christ.

Des multiples contacts que nous avons eus à Erbil, une chose apparaît clairement : les Kurdes qui ont été abandonnés par la communauté internationale si longtemps et qui ont réussi à se ménager une forme d'indépendance depuis douze ans estiment avoir payé assez cher le droit de la conserver à tout prix. Quelques soient les intentions des Américains de Bagdad ou des chiites de Najaf, ils ne sont pas prêts à renoncer à cette autonomie chèrement acquise.

Olivier Da Lage

Samedi 24 janvier



Un milicien armé garde l'accès d'une zone résidentielle.
(Photo : O. Da Lage)
Avenue Saadoun, l'une des principales artères de Bagdad, en fin d'après-midi. Cheveux blancs, visage rougi par le soleil et bedonnant, un sexagénaire manifestement occidental marche sur le trottoir d'une démarche traînante le regard fixe, sans paraître s'intéresser à ce qui l'entoure. Signe particulier, outre son pull-over rouge, la kalachnikov qu'il porte en bandoulière. Les passants et les boutiquiers le regardent déambuler estomaqués, quand ils ne sont pas franchement écroulés de rire. Car l'homme -vraisemblablement un Américain- n'a pas vraiment le look d'un agent des forces spéciales. Peut-être ce papy-flingueur est-il un salarié d'une entreprise américaine opérant en Irak et qui se comporte comme s'il était toujours dans son Montana ou Texas natal ?

Soyons franc : cet épisode n'est pas représentatif de la présence étrangère en Irak. En revanche, elle en dit long sur le climat d'insécurité qui règne dans la capitale. A la tombée de la nuit, les rues ne sont pas sûres. Sans qu'un couvre-feu formel soit en vigueur, les artères de la capitale se vident subitement. Ici ou là, on entend des rafales d'armes automatiques sans que l'on sache s'il s'agit de fêter un mariage, si c'est un accrochage entre policiers et combattants clandestins ou simplement de citoyens qui ne peuvent s'empêcher de vérifier le fonctionnement de leur arme.

Car les Irakiens restent puissamment armés. La collecte des armes entreprise par la police irakienne à la demande de l'armée américaine est un échec patent. Dans cette ville où la loi -quelle loi, d'ailleurs ?- et l'ordre sont violés en permanence, soldats et policiers ne sont pas les seuls, loin de là, à détenir des armes à feu.

Voyous et honnêtes citoyens rivalisent dans l'armement. Les entreprises et les magasins sont souvent gardés par des vigiles armés de kalachnikov et ces derniers n'hésitent pas à s'en servir. En plein après-midi -il était à peine 17 heures- à vingt mètres de mon hôtel, deux adolescents suspectés de vouloir cambrioler une boutique de téléphone portables ont été abattus sans sommation par les gardes armés employés par le magasin. Leurs cadavres ont été traînés dans une ruelle adjacente. Lorsque cela s'est passé, la rue était remplie de passants. Naturellement, personne n'a réagi. Le lendemain, ce drame n'a même pas mérité une ligne dans la presse locale.

Olivier Da Lage
   

 



Mardi 20 janvier 2004



Place Firdoussi, devant l'hotel Palestine. La statue de Saddam Hussein abattue le 9 avril 2003 a fait place à une sculpture moderne. (Photo : O. Da Lage)

Avant-guerre, le paysage médiatique irakien était relativement simple: il y avait la presse officielle, un point c’est tout. Les journalistes recevaient chaque jour une liste des expressions à employer obligatoirement et des termes rigoureusement proscrits. Pour les photos, la seule question à se poser était de choisir le cliché mettant le mieux en valeur Saddam Hussein. Evidemment, sur ce plan comme sur bien d’autres, tout a changé depuis la chute du régime.

On compte désormais plus de 150 journaux dans tout le pays. Chaque parti a le sien. Et ils sont aujourd'hui excessivement nombreux. A ce niveau de prolifération, on ne peut même plus parler de multipartisme! Il en va évidement de même des journaux qu’ils éditent. En outre, de nouveaux journaux ont fait leur apparition, parfois publiés depuis Londres avec des pages locales, ou soutenus par l’Autorité provisoire de la coalition, autrement dit, les Anglo-américains.

Certes, la presse est aujourd’hui libre, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne rencontre pas des problèmes. Cette révolution s’est traduite par un séisme chez les journalistes. Du jour au lendemain, des centaines d'entre-eux, qui travaillaient pour la presse de l’ancien régime se sont retrouvés au chômage et sur la liste noire des nouvelles autorités. Ils ont été remplacés par d’anciens exilés revenus au pays, ou par de jeunes étudiants, peu formés, mais pas déformés non plus par 35 ans de dictature. Le syndicat des journalistes irakiens essaie de venir en aide à ces journalistes privés d’emplois, faisant valoir qu’ils n’étaient pas tous des militants de choc pro-Saddam. Il fallait bien vivre. Le problème, c’est que la direction de ce syndicat, elle, tient un discours qui fleure bon le baassisme des années de gloire de Saddam Hussein.
En face, un nouveau syndicat tente de se créer, avec à sa tête le rédacteur en chef d’un journal soutenu et financé par les autorités d’occupation (au fait, ce terme est interdit dans la presse locale, tout comme celui de « résistance »). Bonjour l’indépendance.

En attendant, entre les deux, les pauvres (au propre et au figuré) journalistes irakiens n’ont pas grand-monde pour les défendre, qu’il s’agisse de leurs maigres salaires (entre 100 et 150 dollars par mois) ou de leur sécurité, pas vraiment assurés. Leurs représentants autoproclamés sont trop occupés à se déchirer pour occuper des fonctions et bénéficier des honneurs et des privilèges matériels qui les accompagnent.

Olivier Da Lage



Lundi 19 janvier 2004



Embouteillages avenue Saadoun, au centre de Bagdad
(Photo : O. Da Lage)

Je n'étais pas revenu en Irak depuis 1993. Le premier changement qui sauté aux yeux est une absence: de la frontière à Bagdad, pas un seul portrait de Saddam Hussein. En y réfléchissant, c'est évident: pourquoi y en aurait-il puisque son régime a été renversé ? Mais les portraits de Saddam, innombrables et omniprésents jusqu'à sa chute faisaient partie du paysage. On finissait presque par ne plus les voir. Difficile de ne pas s'en rendre compte à présent qu'ils ont disparu.

La porte de Bagdad est toujours aussi sinistre: à gauche de l'autoroute à six voies qui relie la frontière à la capitale, la tristement célèbre prison d'Abou Ghraib. Le régime baassiste y enfermait détenus politiques et prisonniers de droit commun et la torture était de règle. De nouveaux prisonniers ont en partie remplace les anciens. On veut croire que la torture n'y a plus cours, mais dehors, toujours les familles qui attendent des nouvelles ou qui espèrent une visite.

En ville, Bagdad a renoué avec les embouteillages. Pourtant, les voitures ne sont pas si nombreuses mais dans mon souvenir, les conducteurs étaient naguère plus disciplines. Le prix de la liberté retrouvée, sans doute. Quant aux rares policiers de la circulation, ils détournent pudiquement le regard pour ne pas être les témoins impuissants des multiples infractions qui se commettent sous leurs yeux sans qu'ils puissent les réprimer.

Olivier Da Lage





 
 


Retour à la page d'accueil