(extrait du chapitre 19, page 84)

Une clairière vague et silencieuse au bout d'une route interdite la nuit. L'expatrié s'est allongé dans le vert humide et froid. Il a sorti sa vieille couverture militaire ; un cadeau des casques bleus, donnée à son arrivée dans un camp de transit. Râpeuse, mais si épaisse. Au-dessus des silhouettes découpées des arbres, il les retrouve, qui scintillent, fidèles. C'est là-bas qu'il avait appris à les aimer, dans ce qui fut son pays, quand il n'y eut plus de meilleur abri que la belle étoile et sa beauté poudreuse. Ces nuits où n'existaient pas d'autres réalités que la peur du lendemain et la faim du ventre, les astres étaient devenus ses amis, des confidents. Au Sud-Est, dans les bras d’un grand chêne, somnole le Lion. Autour de sa crinière, l'obscurité de cette dernière nuit de novembre paraît étrangement noire. Regulus et Denebola scintillent adossées à une mare d'encre, contrastant avec l'horizon qui rougeoie : les incendies de cette nuit d'émeute, ou simplement les cités et leurs lampadaires ? Plein ouest, telles des balises faiblissantes dans cet océan orangé, Saturne et Jupiter s'abaissent sur l'horizon d'Evry. Déjà les Pléiades s'y sont noyées.

Quatre heures du matin : rouge sang, Mars se lève. Au milieu des squelettes des arbres imprimés en ombres chinoises, la planète de la guerre rayonne dans la constellation de la Vierge, direction Marne-La-Vallée, Dieu de quelle guerre ? De celle des banlieues, rallumée par P.A.Q. ? De celle d'une Europe qui n'ouvre qu'avec parcimonie ses frontières et se prépare un avenir d'affrontements Nord-Sud ? Pas plus de quelques centaines d'immigrés par an ; que les autres continuent de crever chez eux, sans venir nous culpabiliser. Qu'ils n'oublient pas qu'ils ont été décolonisés. La planète est assez grande pour que l'on soit aisé et heureux au Nord et qu'on crève la faim au Sud. En haut, tout est calme. Les réminiscences et les cogitations de Milan se métamorphosent en filaments de rêve au fur et à mesure qu'il glisse dans la torpeur du petit matin. Le crépuscule s'approche et tout autour de la forêt, dix millions de zombis franciliens se préparent à émerger. Milan, lui, s'est assoupi ; noyé dans les labyrinthes des fictions nocturnes, son inconscient invente la vengeance d'Abdel Azziz.

Dans l'aube glacée, un bruit de diesel le réveille. Il va faire jour. Un mini-car vient de s'arrêter à l'autre bout de la clairière. Un quartet de prétendues mannequins descendent et se dispersent dans les sous-bois, se souhaitant bonne chance en russe et en polonais. Des anges blonds, filiformes : les quelques prostituées de Sénart, homologuées par la mafia russe et le commissariat de Draveil. Milan s'est relevé rapidement et a plié sa couverture. Il s'apprête à monter dans sa 306 puis bifurque vers une des filles. L'affaire est très vite conclue. Il connaît le tarif. Elle a les cheveux jaunes et très courts. Elle monte à l'arrière avec lui. Milan la laisse défaire sa grosse ceinture de cuir et sa fermeture éclair. Il s'adosse confortablement pendant que la main glisse dans son slip et le saisit. Il durcit très vite. La chair est chaude et la pression bien dosée. Les doigts l'enserrent, font rouler la peau au bon rythme. Les yeux fermés, Milan sent les seins qui s'écrasent sur sa cuisse. Les lèvres l'engloutissent et la bouche l'aspire. Il savoure le jeu de la langue. Il pose doucement sa main sur la nuque de la fille et caresse tendrement le duvet jaune entre les oreilles. Elle serre maintenant plus fort et accélère son rythme. L'amplitude aussi augmente. Sous le fourreau de chair, l'autre main le malaxe comme un fruit que l'on veut vider de son jus. La poitrine de Milan s'affole en rythme ; son souffle est court et rauque. La pression monte. Un petit cri d'adolescent pendant que la fille avale consciencieusement. La puissance des jets déclenchent une suée froide de Milan. Les cheveux jaunes tressautent sous sa paume.

La respiration est redevenue normale et Milan prend délicatement la main de la fille. Il la caresse longuement avec ses doigts, puis avec ses lèvres. Elle s'abandonne le plus confortablement possible sur ses cuisses. Il l'enserre dans ses bras et se recroqueville sur elle. Par la vitre arrière, Milan regarde l'ouest. Malgré la buée, il distingue Jupiter. Soudain la planète se dédouble. Un nouveau point éclatant est né : un astre artificiel emportant quelques terriens eux aussi expatriés. Une station spatiale qui vient de sortir de l'ombre de la Terre et traverse Orion avant de se dérober à la vue de la clairière. Milan masse avec une infinie tendresse les cervicales de la fille. Je sais bien que cela ne sert à rien d'éliminer P.A.Q. Il en viendra bien d'autres ! Alors que reste-t-il comme solution ? Si au moins je pouvais me débarrasser de cette violence ! Peut-être que c'est Naïma qui a raison. Peut être que l'écriture est la solution ? Si j'écrivais la punition de P.A.Q. ?

Ils sortent tous les deux de l'arrière de la 306. Le froid humide les transperce. Milan frissonne, puis va pisser sur l'arbre le plus proche. La fille aux cheveux jaune est déjà loin. Il se rhabille quand des cris le clouent sur place. Il observe la fille se pencher par terre puis se remettre à hurler. Ses trois copines la rejoignent et elle s'effondre en sanglot dans les bras de l'une d'elles. Il arrive à son tour et découvre lui aussi la masse sombre qui gît en travers du sentier. Une nuisette bleu ciel et un corps de poupée. Une poupée égorgée, lacérée de coup de rasoirs et décorée de deux tessons de bouteille enfoncés dans ses deux seins. Sur son sac en skaï blanc disposé à ses pieds, on a dessiné une croix gammée et écrit "souvenir des skins" Milan se retourne et vomit sur l'herbe. La haut, l'aube a éteint les dernières étoiles. Le premier soleil de décembre va se lever...

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