(extrait du chapitre 20, page 91)

- Oh ! Sûrement que je me suis crue plus forte que je ne suis. J'ai cru pouvoir oublier que derrière ce putain de logiciel, il y a son fantôme. Et alors ? C’est normal Non ? c’est normal que j’ai du mal à en entendre parler, non ?

- Ca continue avec ton cauchemar ?

- Tu parles ! Je n’sais pas comment je pourrais en finir… En plus, je me réveille épuisée, je traîne ma carcasse pendant la journée, puis je me rendors et me revoilà revenue au point de départ. Je rumine ce qu'Abdel me disait.. que je passais trop de temps à chercher des intrigues à l'eau de rose pour ma collection. Ma collection de merde, pour reprendre son expression. Tu gâches toute ton d'énergie avec ces conneries. Je vais te trouver une combine. J’ai raconté je ne sais combien de fois cette histoire, chez mon psy… Soit disant pour ne plus avoir à en rêver. Et ça n'a servi à rien. Et combien de fois j’ai revécu ces scènes… Le matin où il est entré dans ma piaule avec ce cadeau... Tu te souviens de son sourire qui faisait craquer toutes les minettes... Et après, avec Fred, l’époque du foie gras...

- L’époque du foie gras ?

- J'ai déjà dû te raconter cela... ou peut-être pas.

- Ecoute, Naïma, je ne sais pas de quoi tu parles.

- C’est quand il a fallu lui apprendre la littérature…

- Qu’est ce que c’est que cette histoire ?

- Je croyais que tu savais tout ça. Abdel avait développé le noyau informatique, opérationnel, mais vierge. Il fallait lui apprendre des règles… la littérature, quoi... Comme le logiciel était capable de créer des règles à partir de textes existants, Fred a eu une super idée : faire lire des romans à Romanesque ! Alors, on l'a gavé avec tous ces exemples qu'on lui rentrait au scanner et que le système expert d'Abdel digérait ; la moitié de la bibliothèque municipale y est passée. Fredo disait qu'on faisait du foie gras.

- Tu ne m'avais jamais raconté cela. Ca devait être un sacré boulot…

- Au début, on en attrapait des fou-rires. Tu n'peux pas savoir, tellement le système comprenait de travers... c’était des lignes et des lignes de cadraves exquis. Et puis, c'est devenu mieux. Romanesque a commencé à modéliser de vraies règles... à écrire par lui même. C'était génial... L’écran qui se remplissait tout seul de phrases qui voulaient vraiment dire quelque chose. Il nous est arrivé de chialer tellement ça marchait. Entre Prométhée et Frankenstein… On y travaillait nuit et jour tous les trois ; un boulot de Titan. Jusqu'au soir où tout s'est arrêté... - La voix de Naïma s'étrangle -. C'est arrivé... - A nouveau des sanglots l'étouffent -. Tu sais, s'il se confirme que P.A.Q. a réapparu à Grigny, cela veut dire qu'ils vont remettre cela pour les élections. Merde ! Je ne supporte pas notre impuissance. Si l'on ne fait rien, cet enfer va recommencer. Tran, il ne faut pas qu'il y en ait.

 

Naïma éclate en gros sanglots. Les dents de Tran se serrent, ses lèvres s'écrasent l'une contre l'autre. Sa salive change de goût et des larmes se mettent aussi à couler, à rouler le long de ses joues. La saveur salée pénètre maintenant ses lèvres. Les yeux fermés, les images se reforment, la chair de poule renaît. Il avait treize ans. Mer de Chine. Le bateau, la nuit, le froid. A côté de lui, sa mère et sa sœur devenues des corps inertes ; Et plus tard, le moment où il a fallu... Le bruit des cadavres qui glissent dans l'eau noire... A chacun ses cauchemars. Ils reniflent ensemble :

- Attends, ne quitte pas, je vais chercher un mouchoir.

- Moi aussi, balbutie Naïma, que l'on l'entendrait presque sourire d’empathie entre les larmes.

S'ils n'étaient pas aux deux extrémités d'un téléphone, ils seraient dans les bras l'un de l'autre :

- Pas d'autres Abdel Azziz. On ne doit pas leur en laisser le droit.

- Jure-moi que tu feras tout pour l'empêcher.

- Je te le jure... je te le jure…

 

Dehors, le bleu a viré au gris acier. A l'horizon, les tours des banlieues étincellent. Là bas, le béton doit être redevenu sec comme du silex.

continuer le lecture de ce roman