Le mémoire de Philippe Ameller

La notion de développement durable suppose la légitimation populaire de toute décision pour en garantir la pérennité. Avec l’introduction de la démocratie participative, les habitants d’un quartier et les usagers sont désormais écoutés, et des décisions parfois difficiles sont  mieux comprises et mieux acceptées. En recréant du lien social, en favorisant l’appropriation d’un bien partagé, la concertation est devenue à l’évidence indispensable. Le projet de réaménagement des Halles de Paris et la polémique qui l’a accompagné ont mis la concertation au premier plan des débats. Son déroulement, son analyse et sa critique sont l’objet de ce mémoire. 


I- PARIS TRAUMATISE

1-Etat des lieux
Si le quartier des halles et le forum commercial battent des records de fréquentation et constituent le pôle d’échanges le plus important de France, ils le doivent plus à une position centrale de carrefour pour les liaisons ente Paris et la banlieue que par les qualités propres des espaces et des parcours. Le vieillissement prématuré des pavillons de Willerval, les multiples défauts d’étanchéité en sous-sol, les difficultés de circulation constituent des problèmes à résoudre rapidement. Les inquiétudes soulevées par la Police et les Pompiers concernant les accès en sous-sol du RER, la complexité des cheminements, la faible attractivité des espaces d’échanges, la persistance d’une délinquance larvée sont de plus en plus mal ressentis par les autorités publiques comme par les habitants et les usagers. La coupure entre dessus et dessous, entre le périmètre des Halles et les quartiers limitrophes s’accroît chaque jour un peu plus. La Ville de Paris a donc saisi, peu après l’élection du nouveau maire Bertrand Delanoë, la nécessité de repenser le quartier. Elle se propose d’apporter des réponses à ces dysfonctionnements et de rénover le jardin.  Elle y voit l’opportunité de démontrer que rien n’est irréversible et que le maire peut être le décideur capable de transformer un lieu médiocre, pour en corriger les défauts.

 
2-Culpabilité
La destruction des pavillons Baltard, décidée par Georges Pompidou, reste pour tous un traumatisme qu’aucune tentative architecturale n’a corrigé depuis.  Le trou, puis le quartier des Halles, sont les symboles des échecs de l’urbanisme des années 70. Malgré le combat désespéré d’architectes lucides, conduits par Jean Nouvel, la période n’était pas favorable à une réflexion sereine, et les guerres de pouvoir entre le Président de la République de l’époque, Valéry Giscard d’Estaing et le nouveau Maire de Paris tout juste élu, Jacques Chirac, n’ont pas contribué à faciliter la prise de conscience des enjeux réels. Paris a été défigurée, Paris a perdu une part de sa mémoire et de son âme. De nombreux habitants sont partis sous la pression financière ou lassés par  une ambiance disparue et d’interminables travaux. D’autres sont arrivés, souvent insatisfaits. Les efforts de Vasconi ou Chemetov pour donner du sens au forum n’ont pu régler l’ensemble des problèmes du quartier, même s’ils en ont assuré le succès commercial et donné aux Parisiens des équipements réussis. La destruction des pavillons Baltard a bien été ce « crime contre l’urbanisme de Paris », celui que chacun veut effacer, à sa manière. Une simple opération de mise aux normes et de toilettage, telle que présentée à l’origine par la Mairie, ne pouvait satisfaire les exigences de consolation des Parisiens.


II- LE CHOIX DU POLITIQUE

1- La parole au peuple
Bertrand Delanoë l’a répété lors de chacune de ses interventions : il ne fera rien contre l’avis des Parisiens. Le Maire de Paris a toujours souligné l’importance qu’il accordait au dialogue. Il fallait rompre avec les habitudes héritées de la précédente municipalité, stabiliser une majorité politique très diverse, adapter le discours aux tendances actuelles. Le maire connaît  les vertus de l’échange et de la discussion pour améliorer et pérenniser des choix politiques. Il croit en la concertation. Elle a en effet donné la preuve de son efficacité dans le plupart des situations. Il sait aussi que la gestion de ce qui concerne l’urbanisme s’avère infiniment plus difficile, tant les problèmes posés sont vastes, complexes, symboliques. Et même si cette large concertation fait appel à la culture artistique et architecturale de chacun, le Maire affiche au départ une grande confiance dans ce processus.


2- La ville à la mode
Berlin, Londres, Rome communiquent autour de réalisations à la mode, qui rajeunissent et dynamisent l’image de ces capitales. Les tendances les plus innovantes, les projets les plus audacieux sont présentés comme des témoignages de la vitalité des villes. Paris reste à la traîne, apparemment prisonnière de sa beauté, de son patrimoine et de sa cohérence urbaine. La Mairie a bien compris que le réaménagement des Halles offrait une véritable opportunité de modifier cette image et de corriger le passé, même si elle est consciente de n’avoir ni la liberté nécessaire pour donner forme à ses désirs, ni les financements qui assurent une véritable autonomie.


3- La concertation indispensable
La concertation, au regard du poids de l’histoire récente, va devenir évidemment la formule qui peut, presque à elle seule, assurer le succès du projet et lui garantir, sinon des qualités absolues, au moins un niveau minimal d’exigence qui évite un nouveau traumatisme. C’est bien dans cette perspective que la concertation s’affirme indispensable : elle donne ou donne l’illusion de confier le pouvoir au peuple, elle est en rupture radicale apparemment avec les méthodes passées, associées à l’échec de cet aménagement, elle satisfait les élus de la majorité comme de l’opposition. Elle a les vertus du consensuel et de l’échange, sans paraître démagogique.  C’est d’ailleurs le seul choix possible et réaliste: dans un projet aussi inter-dépendant, il est impensable désormais de décider sans consulter, étape absolue pour éviter de renouveler les erreurs du passé. Le Conseil de Paris, dans sa séance du 11 décembre 2002, soulignera la nécessité de recourir à une « concertation large et soutenue, qui devra s’appuyer sur des réunions auxquelles participeront l’ensemble des partenaires ».


4- Intérêts particuliers ou intérêt général
Définir à qui s’adresse ce réaménagement pose la question même du sens de la démocratie participative. Quels seront les citoyens associés aux différentes prises de décision et à quelles étapes: les 800 000 voyageurs du RER, les consommateurs du forum, les habitants du quartier, voire les touristes arrivant d’un aéroport Parisien … Ce sont là quelques unes des catégories de population concernées par cette opération. On voit bien que les enjeux s’adressent à tout le monde et qu’une future concertation englobe à priori chacun d’entre nous.
C’est donc dans la définition même du périmètre de cette concertation que se déterminera ensuite la nature d’une grande partie des débats. En n’en définissant ni la nature, ni l’étendue, la Ville prend le risque de la limiter aux intérêts particuliers des personnes les plus immédiatement concernées: les 7500 habitants du quartier et les 160 commerçants du Forum. La durée de la concertation peut aussi décourager, par sa longueur, les interlocuteurs moins disponibles, moins proches et moins informés.

III- LA METHODE CELEBREE

1- Les acteurs de la maîtrise d’ouvrage
La conduite d’un grand projet suppose la mise en place d’un mandataire chargé d’assurer la coordination et l’évolution de la procédure à chacune des étapes. Le fait de privilégier une grande concertation aurait pu nécessiter le recours à une société spécialisée dans sa gestion, comme à Berlin avec le STERN. Mais l’ampleur du projet et le fait que la France ne dispose ni d’une tradition, ni d’une expérience structurée de ce type de concertation, a conduit la mairie à confier à la SEM-Centre (Société d’économie mixte détenue à 80% par la Ville de Paris et présidée par Alain LeGarrec, conseiller de Paris) le soin d’organiser et gérer une procédure destinée à l’origine à remettre aux normes la gare souterraine, rénover les infrastructures du forum et réaménager le jardin. 

La RATP, les commerçants du forum représentés par Espace-Expansion, la Région Ile-de-France seront des partenaires dans le suivi des études préalables et dans le comité de pilotage du projet, co-présidé par l’adjoint à l’urbanisme de la Mairie, Jean-Pierre Caffet, et par le maire du premier arrondissement, Jean-François Legaret. Un comité d’experts ou de personnalités (le Cercle des halles) est chargé d’alimenter la réflexion de fond et constituer ponctuellement un relais d’opinion par la production de concepts et de perspectives. Pompiers, policiers, associations sociales en tout genre seront consultées pour définir ou rappeler les objectifs du projet.

Des études préalables longues et fouillées, faisant appel à des consultants, vont offrir une série de diagnostics sur la gestion urbaine (cohabitation des structures), le trafic et les voiries, les relations entre bâtis et commerces, l’état du construit, la sécurité. Une mission de communication sera confiée à une agence spécialisée pour accompagner la concertation, la diffusion d’informations (site Internet, dossier de presse) et la préparation des expositions publiques.

On peut penser que tout est bordé : partenaires de terrain dans le comité de pilotage dont la présidence est assurée par des personnalités politiques de la majorité et de l’opposition, usagers et habitants du quartier associés à la concertation, avis consultatifs d’intellectuels, d’artistes et d’experts, analyse des problèmes sérieuse, communication efficace. Le maire peut se réjouir de cette armada de systèmes mis en place pour pallier à toute critique qui soupçonnerait un déficit d’écoute, une volonté partisane de la Mairie ou l’absence de réflexion mûrie et approfondie. La nouvelle municipalité veut se situer à l’opposé des comportements de la législature précédente. Elle omet cependant de définir un cadre à la concertation, et se dispense de mettre en place des structures intermédiaires indépendantes, organisées et expérimentées.


2- Le marché de définition
Bien adaptée à l’état d’esprit de la Ville et surtout à l’absence de programme clair et précis, la formule du « marché de définition » est la solution réglementaire et technique retenue pour conduire le projet. Elle laisse une grande souplesse aux concepteurs, comme au maître d’ouvrage, pour faire évoluer les études et éviter d’enfermer le projet dans une image définitive. Elle permet aux équipes d’architectes et aux associations impliquées dans la concertation de contribuer à l’élaboration du programme qui servira de base au projet. Cette méthode engage une réflexion collective enrichie par le dialogue instauré entre le maître d’ouvrage et ses interlocuteurs : concepteurs, citoyens, riverains et usagers.

L’opération est lancée par décision du Conseil de Paris le 9 décembre 2002. Il autorise la SEM-Centre, « à engager les études préalables à la réalisation d’une opération d’aménagement sur le quartier des Halles ». L’appel à candidatures  pour les marchés de définition a lieu début mars et la désignation des quatre équipes début juin. Dans un premier temps, la ville transmet aux architectes des orientations préalables d’aménagement du quartier et le fond des études et diagnostics sur la réalité présente. Sur cette base, les maîtres d’œuvres esquissent les premières visions du devenir du quartier et les soumettent à la réflexion commune. Au terme de cette période, le programme définitif est élaboré à la lumière des approches développées par chaque équipe, après consultation des associations. Ce programme est alors livré aux concepteurs qui élaborent leur projet respectif entre décembre 2003 et avril 2004. A l’issue de la remise des documents, le maître d’ouvrage envisage de confier au lauréat un marché de maîtrise d’œuvre aboutissant à la concrétisation opérationnelle du projet.

Cette méthode a, en apparence, toutes les vertus. Interactive par essence, elle enrichit les outils déjà disponibles de la maîtrise d’ouvrage, remet en cause les certitudes de certaines cultures techniques et administratives, favorise le débat, la parole donnée aux usagers, les idées et les initiatives.

Dans le cas d’un projet si important, le politique se dispense pourtant d’affirmer son ambition, son rêve, ses véritables intentions. Il cède provisoirement son pouvoir à une multitude d’intervenants, sans dévoiler ses objectifs et ses véritables besoins. Il prend ainsi le risque de se voir dépossédé de toute vision, au profit de pouvoirs locaux plus ou moins influents. Le traumatisme du trou des Halles et l’adhésion à la démocratie participative sont tels que personne ne remettra en cause la méthodologie et le mode de concertation élaborés pour ce grand espace à remodeler.

 
3- Sélection  des équipes de concepteurs
Le choix des concepteurs se fait, de l’avis des membres du jury, sur la cohésion des équipes, la compétence urbaine, la qualité de la trentaine de dossiers présentés. On notera cependant que l’indemnité de 100 000 euros proposée par la Ville semblera à juste titre très faible, compte-tenu du nombre de documents à produire, de la longueur et de l’ampleur des études. Beaucoup d’architectes prestigieux ne participeront pas à la consultation pour cette raison. Les cabinets « Architecture Jean Nouvel », « MVRDV-Winnie Maas » et « OMA-Rem Koolhaas » sont retenus avec l’agence « SEURA-David Mangin », aux références architecturales et urbaines plus réduites. Au vu des quatre équipes retenues, le projet sera marqué dès l’origine par le duel opposant deux cultures, deux philosophies, l’une « parisienne » (AJN et SEURA) et l’autre « hollandaise » (OMA et MVRDV).

4- Le programme
Le programme définit, après diagnostic, une série d’objectifs « partagés et convergents ». La concertation apparaît comme un élément majeur tant directement qu’indirectement, à travers la volonté de la Ville d’intégrer « harmonieusement » le projet au quartier.

Les principaux objectifs partagés du projet sont les suivants:
- Innovant  en termes de gestion urbaine, associant tous les acteurs
-  Au service du développement économique durable
-  Privilégiant une bonne fluidité des relations piétonnes et mécaniques
- Reliant les espaces souterrains et de surface de manière lisible
- Doté d’une grande qualité architecturale et paysagère.

Le projet devra être concerté avec la population et les divers usagers du site. Il sera réalisé par phases successives, sans rupture d’exploitation majeure et sera économiquement équilibré. Le financement sera assuré par la Ville de Paris, des participations publiques (Conseil Régional), la RATP et les charges foncières affectées à de nouveaux espaces commerciaux.

Chaque partenaire définit, en complément des objectifs partagés, des souhaits plus précis associés à ses préoccupations. La Ville de Paris insiste ainsi sur la sécurité, les échanges entre les Halles et les quartiers limitrophes, la réappropriation du jardin, l’accès aux transports. La région Ile-de-France affirme la dimension régionale du site, la fonction de porte de Paris, la qualité du service offert aux voyageurs. La RATP se concentre sur la l’image de la station, la sécurité et l’accessibilité du site. Espace-Expansion souhaite le développement des surfaces commerciales avec de vraies façades en super-structure en liaison avec le tissu commercial existant. Les habitants du quartier exigent entre autre de nouveaux équipements de proximité et beaucoup d’espaces verts.


5- Outils d’intervention et de communication
Actives dès l’origine de l’élaboration du projet, les associations d’usagers et surtout de riverains vont s’impliquer dans la concertation et contribuer tant au dialogue avec les concepteurs qu’à l’évolution du programme. A cette concertation traditionnelle va s’ajouter celle conduite pendant l’exposition des panneaux et des maquettes des différents projets. Elle donne lieu à une consultation publique faisant l’objet d’une large publicité. Un site Internet est mis en place en décembre 2003 (www.projetleshalles), il permettra de recueillir les  avis des visiteurs de l’exposition qui n’auraient pas utilisés les bulletins mis à leur disposition. Les collaborateurs des concepteurs viendront chaque Samedi expliquer ou défendre leur projet devant des visiteurs nombreux et passionnés.

IV- LE REVEIL DES BLESSURES

1- Un passé très présent
Les Français et les Parisiens n’avaient pu exprimer leur point de vue d’une manière concrète lors du rebouchement du trou des Halles. Ils avaient assistés impuissants à la confiscation du débat architectural  au profit de celui politique, mis en scène dans la lutte opposant Valery Giscard d’Estaing à Jacques Chirac. La création d’un jardin « populaire  sentant la frite » proposé par le nouveau maire avait calmé les angoisses des Parisiens, le vide valant mieux que les pleins du projet de Ricardo Boffill, débutant alors sa dérive post-moderne. La verdure passait déjà mieux auprès du public que le construit, et Jacques Chirac fit voter de manière informelle les Parisiens pour ce projet de jardin et de pavillons « démontables », exposé à l’Hôtel de Ville. Il n’y avait eu ni débat, ni alternative, ni mise en concurrence. Mais les futurs bienfaits du RER, d’un jardin au cœur de Paris et d’un centre commercial attractif avaient fait taire les opposants. Le lancement d’un concours alternatif présentant des contre-projets souvent provocateurs n’avait pas fait ressortir de proposition concrète alternative séduisante et laissé libre le Maire de l’époque, auto-proclamé architecte des Halles. Le public fit confiance une fois encore, comme le voulait l’époque, à ses dirigeants politiques. La déception qui suivit la réalisation effective du projet laissa des traces indélébiles chez les habitants du quartier, les intellectuels, les architectes et les partis. Il fallait désormais du choix et de la concertation pour avoir du consensuel.


2- Une exposition polémique 
Les projets sont donc cette fois présentés au public dans le Forum des halles à partir du 8 avril 2004. La surprise est totale, en particulier pour les élus qui ne s’attendaient pas à des propositions si radicales et si audacieuses, compte-tenu des objectifs présentés au départ de la procédure. Aucun candidat ne fait l’unanimité, aucun large consensus ne se dégage, même si l’équipe AJN partait bien placée, Jean Nouvel étant à l’origine du concours des contre-projets des Halles et l’auteur d’équipements Parisiens indiscutables.

La découverte des quatre projets est effectivement surprenante. AJN propose un projet très construit doté d’un toit important aménagé en jardin suspendu. SEURA-Mangin offre un jardin séduisant mais un bâtiment sans surprise au toit contesté. OMA résout intelligemment les relations entre la surface et les parties souterraines mais bouscule les convenances Parisiennes par ses émergences, vite assimilées à des « derricks » par ses détracteurs et des flacons de parfum par les autres. Enfin MVRDV, ayant pourtant développé une pensée très cohérente, gâche sa proposition par une maquette « vitrail » trop conceptuelle et un socle planté surélevé mal perçu. Chaque candidat va faire l’objet de critiques parfois violentes, émanant en particulier des associations de quartier, concernées de manière épidermique par l’aménagement futur de leur environnement quotidien. La présentation réservée aux associations, destinée à engager un échange fructueux entre les équipes et les habitants du quartier sera en fait le terrain de terribles attaques contre les projets de OMA-Koolhaas par l’association de riverains « Accomplir », de Mangin par celle de « Paris des Halles » et de AJN par presque toutes les associations de quartier.

Curieusement, pour avoir voulu respecter scrupuleusement  les demandes des commerçants et des associations, en particulier les 51 points listés par « Accomplir », Jean Nouvel va décevoir: trop de construit, trop d’équipements, un jardin trop difficile d’accès. Celui qui a certainement le plus joué la concertation en amont est piégé par la concertation même. Les contradictions évidentes entre les désirs des différents acteurs de l’opération n’ont pas été résolues par un projet  indiscutable. Le projet AJN ne pourra satisfaire personne, faute d’avoir hiérarchisé les priorités en voulant contenter tout le monde. D’une autre manière, pour avoir le mieux saisi l’esprit du marché de définition et traduit la concertation par des objectifs conceptuels plutôt que par une maquette aboutie, réaliste et séduisante, MVRDV sera très tôt écarté des pronostics.

Il apparaît  donc rapidement que OMA  et SEURA, (Koolhaas et Mangin) vont se répartir les voix des associations et opposer deux visions de Paris inconciliables. AJN bénéficiera, malgré les critiques virulentes de nombreuses  associations de quartier, du soutien de nombreux confrères architectes et d’associations Parisiennes extérieures au quartier, sensibles à sa compétence et séduits par son conservatoire de musique ou son jardin suspendu.


3- Des votes passionnels
Après la présentation des projets et les premiers commentaires dans la presse, le public, saisi d’un réel engouement, va se précipiter à l’exposition publique qui recevra 125 000 personnes. Les maquettes, sensées traduire l’esprit du marché de définition et de ses objectifs, seront perçues comme des projets de concours finalisés plutôt que des orientations stratégiques. Les plus séduisantes seront évidemment les plus appréciées. Les journaux et revues vont multiplier les articles et dossiers sur le futur projet, témoignant de l’importance accordée au cœur de Paris. Le journal « Le Parisien » en particulier, s’appuyant sur le vote des lecteurs et son site internet, va régulièrement rendre compte des « avis populaires ». Jean Nouvel, puis David Mangin, vont faire la course en tête, Rem Koolhaas restant bien placé. La querelle des Anciens et des Modernes, la lutte des sensibilités entre Français et Hollandais va être relayée avec chiffres et statistiques,  ces sondages étant censés refléter l’avis général. L’Association « Accomplir », s’étant rangée du côté de Mangin, va utiliser les journalistes pour peser sur l’opinion. La concertation va glisser progressivement vers des stratégies habiles de communication. Les associations de quartier opposées à Mangin vont être contraintes d’entrer dans le jeu des communiqués et des entretiens pour ne pas laisser le champ libre aux supporters de Mangin.

Les votes des visiteurs de l’exposition, 12 500 personnes dont 68% de Parisiens, vont refléter cette division. Si le pourcentage de soutiens obtenu par chaque équipe ne sera jamais communiqué par  la SEM-Centre,  elle révélera la répartition du public entre Mangin ou Nouvel d’une part, rangé pour une fois dans le camp des Classiques, et Koolhaas ou MVRDV, emportant les suffrages des Modernes.

Elle montrera surtout que les questions fondamentales de sécurité, d’organisation du sous-sol et d’accès au RER, à l’origine de cet aménagement même, sont totalement ignorées du public.


V- LA CONCERTATION DEVOYEE

1- Les associations de quartier en vedette
Dénué d’un financement précis, confiant à des acteurs et interlocuteurs très nombreux la définition d’objectifs souvent contradictoires, multipliant les consultations, la Ville va laisser la porte grande ouverte aux associations les plus combatives. Les intentions essentielles mais peu quantifiables, les souhaits fondamentaux mais non revendiqués, vont laisser place à des demandes formalisées très pragmatiques.  Les concepteurs devront ainsi faire seuls leur hiérarchisation des objectifs, faire la part des choses entre leur vision urbaine et la pression grandissante des associations, au départ largement soutenues par la Ville dans leurs démarches. Ayant compris qu’aucun projet n’émergeait clairement, chaque riverain va se sentir le devoir de défendre son choix pour avoir le quartier qu’il souhaite. La Ville ayant engagée une large concertation pour connaître les besoins des habitants et calmer leurs appréhensions,  va devoir affronter des associations locales de plus en plus partisanes. Outil de modération, la concertation va devenir une force de combat dont la Ville deviendra vite l’otage.


2- Rejet du construit
Les contradictions inhérentes au dossier se sont révélées de manière criante: plus de jardin pour les Parisiens mais aussi plus de m2 construits pour les commerçants, des équipements supplémentaires pour le quartier mais des espaces tranquilles réservés aux riverains, plus d’attractivité mais sans bouleversements. Au fil du temps, les associations semblent partager néanmoins une plate-forme implicitement commune : le jardin plutôt que le construit. Ce rejet de l’architecture, cet amour du vide et de l’espace vert rappelle d’autres temps. Les foules sont conservatrices et François Mitterand lui-même, pourtant grand constructeur, avait compris après l’échec du concours pour l’Opéra de Paris que le vide avait la faveur des Parisiens et que les traumatismes et les échecs urbains trouvaient dans la verdure une compensation. C’est donc autour de la forme du jardin que vont se cristalliser les enjeux. Jardin classique, jardin suspendu, jardin surélevé ou jardin morcelé, le débat sera paysager : le moins de changements possibles avec le plus d’espaces verts. Les commerçants, tentés un moment par des projets leur concédant de la surface supplémentaire, vont privilégier le projet le moins perturbant pour préserver leur intérêt  bien compris et le succès du Forum actuel.


3- Concertation ou confrontation
Si les associations d’usagers, de défenseurs du Patrimoine et de Parisiens vont se contenter d’émettre leurs avis dès le début de la présentation des projets au public, les associations de quartier, très écoutées pour des raisons politiques évidentes, vont se manifester bruyamment.  Les associations de riverains sont majoritairement favorables à Mangin. D’autres, regroupant plutôt de jeunes habitants du quartier, apprécient les projets Hollandais. Certaines vont engager des luttes fratricides d’une violence stupéfiante et vont recourir, pour imposer leur point de vue, à des techniques de communication parfois inavouables : sondages de quartier manipulés, pétitions forcées, tracts, bourrage des urnes de l’exposition, démarchages et communiqués en rafales, site Internet plagiant le site officiel mais opposé aux projets. Ces modes de communication vont être utilisés, principalement par les « pro-Mangin », pour influencer la Ville, la presse, l’opinion. L’équipe Mangin va engager en parallèle un  lobbying très astucieux en étant en permanence présente sur le terrain. Les relais locaux vont faire pression sur tout ce qui compte pour peser sur les débats et suggérer un consensus général autour de son projet. Les équipes hollandaises, très éloignées de leur base, moins implantées localement, ne pourront pas rivaliser et Jean Nouvel, rejeté par les associations de quartier, malgré une concertation scrupuleuse, ne pourra bénéficier d’un traitement équivalent. Comme Rem Koolhaas, il aura cependant le soutien appuyé de quelques confrères.

Vasconi et Chemetov interviendront eux aussi dans le débat pour rappeler leur paternité sur l’existant, la valeur de leur travail, le droit à la préservation de leur œuvre, vite oubliée par les tenants de l’effacement d’un passé peu glorieux. Leur discours renforcera implicitement, peut-être malgré eux, le projet perçu comme le plus sage. Ils seront soutenus dans leur démarche  par les commerçants du Forum, inquiets de voir leur univers et leur équilibre économique remis en cause par trop de changements.


4- Le referendum réclamé
Face à tant de débats et de polémiques, l’opposition politique UMP tentera, sans y croire vraiment,  le coup du référendum populaire des Parisiens. Dans le style « la vraie concertation et la démocratie populaire, c’est nous », l’UMP exigera le vote des Parisiens. Bertrand Delanoë saura rappeler que la complexité de la question ne peut se résumer à un vote par oui ou non et qu’ainsi tout référendum est impossible. L’opposition ne croyait pas à sa demande, la Mairie trouve une parade légale, tout le monde a joué son rôle, on n’en parlera plus.


5- La fracture culturelle
Les groupes politiques, sauf les écologistes, vont rester étrangers aux influences de la concertation  Dès l’origine du projet, le groupe communiste va choisir Koolhaas. Le groupe socialiste ne donnera pas d’avis, de peur de troubler la stratégie du maire. L’UMP, ayant encore la culpabilité du trou des halles et les choix du maire de l’époque à assumer, adoptera un profil bas et se gardera de tout engagement définitif. Le Maire du 1er arrondissement, associé à toutes les étapes du projet, sera la caution objective de la qualité de la concertation politique engagée par la Ville de Paris. Les écologistes enfin, fidèles à leur méfiance vis à vis de toutes les architectures, feront d’abord des choix à géométrie variable sans vraiment avoir le courage d’un engagement véritable. Ils reprendront vite leur position conservatrice habituelle, et se rangeront finalement derrière la bannière de Mangin.

La fracture divisant les associations s’apparente finalement à celle qui divise régulièrement toute une société en querelle entre Anciens et Modernes. En ce sens, le projet des Halles est un symbole qui dépasse le cadre strictement urbain ou architectural. Derrière le choix de Mangin ou Koolhaas, le public sent que se joue une vision de la ville, une vision de la vie. Paris est la propriété de tous et pas seulement des habitants du quartier. Selon le choix du Maire, c’est la représentation de l’avenir de Paris qui est en jeu.


VI- LE SECOND TOUR

1- Synthèse et analyse des votes
On avait espéré que les votes plébisciteraient un projet indiscutable, mais le public est divisé. L’analyse des votes, évitant les risques d’une nouvelle polémique, va égrener les souhaits et intentions des Parisiens sans jamais proposer ni direction claire, ni conclusion définitive. Cette tactique permettra de donner à chacun le sentiment d’avoir été écouté. Le maire, constatant ces divisions, va proposer aux équipes un second tour pendant l’été. Elles devront intégrer l’ensemble des tendances et demandes relevées lors de ce sondage, ainsi que les remarques et les critiques majeures des associations. Ces critiques tendent toutes vers la réduction des perturbations et des transformations du quartier, la remise en cause de l’existant semblant encore plus traumatisante que le conservatisme aux yeux des riverains et des commerçants.  Mais en prolongeant la consultation, le Maire permet aux associations, confortées par leur importance dans la concertation, de pouvoir influer sur le choix final, voire de le décider. Il offre aux commerçants le temps de se structurer pour favoriser le projet qui leur semble le moins modifier leurs avantages acquis et la pérennité de leur implantation.


2- Atténuer les projets
Le poids des associations locales a pesé: limiter les nuisances devient un enjeu essentiel. C’est donc vers des projets plus atténués, dans ce qui était perçu comme excessif en première phase, que vont se concentrer les efforts de chaque équipe : moins de « derricks » pour Koolhaas, des patios dans le toit de Mangin, moins de bâti chez Nouvel et un jardin moins conceptuel pour MVRDV. Les projets vont perdre un peu de leur cohérence mais vont s’efforcer de répondre aux critiques de la première phase. Même le volet HQE sera à inclure dans la deuxième version des projets, volet oublié de tous depuis l’origine, mais rappelé opportunément par les Verts. Démagogie, mode ou prise de conscience tardive, la qualité environnementale devient un critère de jugement. Le projet Mangin, avec son parc traditionnel et l’égrenage méthodique des 14 cibles HQE prises en compte, part favori. Il aura bientôt le soutien majoritaire des Verts, trouvant dans le volet du développement durable l’argumentaire politique qui leur manquait pour se décider.


3- Les ateliers
A l’issue du deuxième tour, les projets sont présentés au public lors d’une session organisée par ateliers à l’Hôtel de Ville.  Les trois thèmes de ces « ateliers de concertation » ouverts au public sur inscription préalable, reprennent les enjeux majeurs de l’opération : quartier Parisien et centre métropolitain, un espace public au cœur de Paris, fonctions centrales et développement durable. La couleur est vite annoncée : ces ateliers serviront à recueillir les dernières demandes des Parisiens, ce ne sera pas une tribune pour les Associations. La leçon précédente a été apprise.
En fait, ces ateliers serviront surtout aux sourds et muets, venus en nombre rappeler leurs difficultés quotidiennes. Le maire du 1er, le Président de la SEM-Centre, les conseillers du Maire assistés d’enseignants de faculté chargés d’animer les débats feront tout pour éviter les dérives de polémiques publiques. Chacun se félicitera de la bonne tenue d’ateliers réduits à d’ultimes revendications catégorielles et beaucoup de banalités, en particulier sur le développement durable.
Mais le résultat est atteint, la concertation publique populaire a bien eu lieu, tout le monde a été sagement consulté et écouté, le succès populaire en est la preuve, l’heure des choix peut venir. En coulisses, chacun s’active.

VII- DU CULTUREL AU POLITIQUE

1- Démocratie participative et représentative
La  démocratie participative a atteint ses limites: elle n’a pas dégagé d’avis objectif tranché, elle a fait place aux réclamations locales et aux intérêts commerciaux. Après une concertation interminable, de nombreux débats, des présentations publiques, chacun connaît les enjeux, les besoins, les désirs. Le politique souhaite mettre fin à des dérives de plus en plus criantes. La commission d’appel d’offres possède désormais tous les éléments du dossier. Entre des intellectuels partagés ou déçus, une population divisée, des avis contradictoires, elle doit faire son choix en son âme et conscience avec la crainte de se tromper face à l’histoire. La Ville de Paris est à l’heure de prendre le destin de Paris en main, après l’avoir repoussé sans cesse. Mais s’il importait à un moment de décider d’une vision future de Paris, désormais le choix du lauréat ne se joue plus entre des projets: il s’agit d’apprécier la capacité du Maire à résister ou non aux pressions des associations de commerçants et de riverains regroupés autour du projet de Mangin et à s’opposer à ses alliés municipaux verts qui, eux aussi, ont voté Mangin, bref à assumer son rôle politique et idéologique.


2- Le verdict populaire
La communication et le lobbying des associations vont s’accélérer de manière acharnée pour emporter la décision. Puisque la Ville n’a pas affiché de préférence, ni les grands partis, si PC et écologistes ont fait des choix opposés, c’est donc par la presse et les communiqués publics que va se jouer une partie d’intoxication médiatique remarquable.  « Accomplir », conforté par les sondages du Parisien, appuyant son argumentation sur le nombre de points de sa grille d’évaluation repris par l’équipe Mangin, va se poser en étendard du vote de quartier et plus largement des Parisiens dans leur ensemble. Très mobilisée, elle active réseaux, amis, influences pour étouffer les soutiens aux projets Nouvel et Koolhaas. Mangin, fort d’une présence sur le terrain permanente, voit ses efforts récompensés : il a le soutien des associations écoutées ; le collectif « Rénovation des Halles », affirmant dans son intitulé même le fond de sa pensée, regroupant dans un rare œcuménisme riverains et commerçants, va s’insurger contre des fuites laissant entendre que la SEM-Centre penche pour Koolhaas, ce que son rapport ne démontrait pourtant pas. Avec le soutien annoncé de 30 des 38 associations consultées, il va clairement menacer la Ville de recours et de procès. Il ne s’agit plus de concertation mais bien de chantage. Les autres concurrents, soit parce qu’ils ne croient plus à leur chance, soit parce qu’ils ne pratiquent pas ce lobbying actif, vont se faire discrets. Le projet le plus rassurant et le plus modeste engrange désormais l’un après l’autre les atouts politiques.


3- Mangin : vrai ou faux lauréat
A l’approche du verdict, le derniers jeux d’influence se mettent en place. Le Parisien annonce le 12 décembre le succès prévisible de Mangin, et le projet de Koolhaas se voit affublé à nouveau de ses fameux « derricks » par les journalistes de Radio-France. On annonce même que la Ville, partagée entre une vision rêvée et les réalités de terrain va mixer les projets entre eux.

La semaine précédent le choix final,  toutes les pressions et chantages redoublent : les associations de commerçants, ayant soutenues Mangin, prédisent un combat acharné contre la Mairie si leur choix n’est pas suivi. Le collectif « Rénovation des Halles » se répand dans la presse pour identifier ses préférences à celles de tous les  Parisiens. Les anti-Mangin, fédérés par Christian de Portzamparc et quelques intellectuels, conscients désormais du probable choix de la Ville, lancent une pétition désespérée pro-Koohlaas le dernier jour, un peu tard pour être diffusée sérieusement. Chacun sait désormais que ce sera Mangin.

La Commission d’Appel d’Offres est composée de trois élus PS, un vert et deux UMP, les communistes en ayant été écartés, trop favorables à Koolhaas. Elle annonce le 15 décembre, par la voix du maire, sa décision. Oui à Mangin par quatre voix contre deux, mais un oui conditionnel. Son projet est amendé : il pourra effectivement créer son « jardin d’art paysager contemporain », agrémenté d’ « interventions artistiques éphémères et durables » mais le vaste toit, ce toit tant décrié qu’il proposait d’édifier au dessus du forum, fera l’objet d’un nouveau concours international, et ce coup là, avec des vedettes, des vraies. Si Mangin absorbe le coup avec dignité, c’est qu’il a préservé l’essentiel, son parti urbain et son jardin. De surcroît, il est désormais célèbre. Et s’il n’avait proposé qu’un jardin classique en couvrant plus modestement le forum actuel, on peut supposer qu’il aurait eu un succès populaire total. La vision future de Paris en a pris un coup, l’ambition s’est réduite à pas grand-chose, l’artistique se concentre dans le saupoudrage du jardin, mais par cette décision ambiguë et rusée,  la porte paraît encore ouverte pour un avenir radieux. Les Halles, à défaut d’un décideur et d’un architecte, ont désormais deux animateurs.

VIII- CRITIQUE DE LA CONCERTATION

1- Définir la concertation
Jodelle Zetlaoui-Léger, dans un article traitant de la concertation, explique à quel point une clarification préalable « concernant d’une part les objets sur lesquels l’implication des habitants est envisagée – s’agit-il d’une participation à l’élaboration des projets ou aux décisions relatives à ceux-ci ?- et d’autre part le niveau d’implication escompté » est indispensable à la réussite de l’opération. Sa  démonstration, appliquée à des micro-projets urbains uniquement, démontre que « ce n’est qu’en précisant ces deux dimensions que l’on peut éviter tout quiproquo dans les débats ».  Les textes législatifs (lois « Solidarité et Renouvellement urbain » et « Démocratie de proximité ») préconisent l’implication des habitants en amont dans l’élaboration des projets qui concernent leur cadre de vie sans en préciser les modalités d’application. Dans le cas du projet des Halles, chantier d’une échelle considérable, il apparaissait encore plus nécessaire de définir ces périmètres d’intervention, tant dans le choix des interlocuteurs que dans la place qui leur était confiée. L’absence de toute définition du niveau d’implication des habitants ou des usagers n’a pas permis de donner de limites à la concertation. En s’emballant, elle a donné aux personnes concernées le sentiment d’être à la fois les vrais usagers et  les vrais décideurs.


2- La concertation confisquée
Associations de riverains et commerçants, « khmers verts » de la majorité municipale, comme les appellent Philippe Trétiak,  vont se découvrir des intérêts communs et auront verrouillé la concertation à leur profit exclusif. Et pourtant, tout était écrit : les commerçants ne voulaient aucun risque financier ni aucune déstabilisation, les riverains exigeaient un beau square de quartier sans perturbations, et les élus verts, qui n’allaient pas d’un coup de baguette magique se mettre à comprendre et aimer l’architecture, étaient indispensables à la majorité municipale. De la même manière que la RATP et les réseaux avaient imposés leur projet dans les années 70, habillé d’un parc populaire, les riverains et les commerçants vont imposer leurs préoccupations. Le projet d’une « grande porte d’entrée de Paris » aura exclu de fait de sa concertation le conseil régional et les villes desservies par le RER. Au vu de la liste des associations consultées et de leur mode d’intervention, il était facile de comprendre que les Halles ne seraient pas ce « bien partagé » et l’on pouvait se douter dans quelle voie se dirigerait la démocratie participative, celle d’un projet de quartier à minima. Sans être dupe de sa perversion progressive, la SEM-Centre et le Maire se féliciteront pourtant, mois après mois, de son évolution.


3- Pour une concertation maîtrisée
Si la consultation des riverains s’imposait, il était nécessaire de relativiser leur place et laisser aux usagers de la RATP et aux habitants de banlieue qui fréquentent le site une part importante de la concertation. Après avoir défini à qui elle s’adressait, il fallait l’organiser plutôt qu’en organiser la mise en scène,  lui définir un cadre pour  entendre les usagers et pas seulement les habitants mobilisés et les intérêts corporatistes. Très motivés, se sentant propriétaires du quartier, les riverains ont menés le dialogue avec la Ville seuls, appuyés par  les commerçants. Même  le comité de personnalités chargées de donner une caution artistique à la décision sera resté muet.

A la suite d’une concertation cadrée et conduite avec un ensemble complet représentatif des acteurs concernés, les équipes de maîtrise d’œuvre auraient dues travailler et présenter leur projet sereinement pour permettre ensuite un choix d’équipes argumenté. Alors seulement, un dialogue concret aurait pu s’établir entre associations représentatives et le lauréat, de manière à amender le projet dans les limites posées par le maître d’ouvrage et son mandataire. Un pôle de décideurs fort et uni aurait permis de développer ce type de démarche. En assumant son rôle politique, il aurait rappelé avec autorité les ambitions réelles et les véritables objectifs à long terme de l’opération.

La confrontation directe et permanente entre la SEM-Centre et les associations de riverains et commerçants aura laissé la place aux intérêts particuliers et à une communication revendicative à sens unique. Les enjeux à l’origine de l’opération auront vite été mis de côté, ramenant la concertation à celle d’un micro-quartier.


4- Concertation ou programmation
Le projet de départ consistait en un simple toilettage de l’existant. L’absence de programme et le cahier des charges du marché de définition pouvaient alors suffire comme méthode des petits pas pour mettre au point un projet cohérent et modeste, une mise aux normes, quelques améliorations. En donnant à cette consultation une ampleur considérable, par l’appel à des architectes renommés, la Ville s’est engagée sans direction dans une aventure aux enjeux de plus en plus importants. Le rêve d’avoir, à l’issue du concours, un maître d’œuvre « providentiel » ne s’est pas réalisé et les politiques ont donc navigué à vue en fonction des évènements. 

Dans la perspective d’une réalisation d’ambition, une réflexion aurait du s’engager en amont sur la nature du futur aménagement, ses objectifs, son programme même: logements sociaux comme le suggérait Edith Girard, cité des artisans comme le souhaitait l’association « Solidarité active », grand équipement régional, comme l’avait un moment envisagé la Ville. L’absence de programmation et de hiérarchisation des besoins, remplacée par une masse de rapports et des listes de demandes catégorielles, a anéanti toute possibilité d’une analyse technique objective et comparable des projets.

A ce titre, la capacité de chaque équipe à répondre aux 51 demandes de l’association « Accomplir » est devenue un des critères majeurs d’évaluation des projets, alors qu’elles étaient prévues à l’origine dans l’optique d’une rénovation et non d’un réaménagement. Cette évaluation notée, qui a été reprise intégralement par les médias, listait la capacité de chaque équipe à répondre à des dysfonctionnements locaux qui s’apparentaient à de l’aménagement urbain de détail, réglé en général après désignation du lauréat, dans les phases ultérieures d’une opération concertée. Aucun responsable politique n’a osé rappeler, concertation oblige, la véritable nature des enjeux.

 

5- Le marché de définition perverti
Une série de décisions en apparence anodines ont eu en fait une influence considérable sur le déroulement de l’opération. Le mode de rendu et de présentation des projets, en particulier, a joué un grand rôle. En exigeant des maquettes sensées traduire des objectifs, le maître d’ouvrage a perverti la nature même du marché de définition. Le projet s’est figé dans cette représentation et les souplesses autorisées par cette procédure n’ont plus eu court. L’équipe MVRDV, qui avait remis le projet le plus proche de l’esprit du marché de définition en proposant une maquette de principes, support d’évolutions multiples, a été écartée dès le départ, au profit d’autres, plus séduisantes et plus abouties. Celle de Mangin, faisant une large place au végétal, était même présentée alternativement de jour et éclairée de nuit, suggérant des événements nocturnes. Moins heureuse tout en relevant des mêmes intentions, la maquette de Jean Nouvel montrait beaucoup, beaucoup trop. Koolhaas, bien que disposant d’une maquette séduisante, est devenu bientôt le prisonnier de son image dérangeante et de ses « derricks ». En réalité, les objectifs et les capacités d’évolution des projets importaient peu: seule la maquette soumise au public a compté. Pour Nouvel et MVRDV, il était trop tard, le mal était fait. Il aurait donc fallu dans un premier temps montrer des maquettes comparables, ou n’en présenter aucune, ce qui aurait permis d’engager le débat sur le fond des projets, plutôt que sur les formes.


6- Concertation et  architecture : le plus petit dénominateur commun
Lors de la première consultation pour la réalisation des pavillons des Halles de Paris, le lauréat avait édifié un premier pavillon en pierre, rassurant et conventionnel. Mais le préfet Haussman défendait une vision (de simples parapluies) et cherchait une efficacité. Il imposa à Baltard l’emploi du métal et de la fonte, après avoir fait détruire le premier pavillon en pierre. L’objectif fonctionnel étant clair, le but à atteindre précis, la volonté politique assumée, cette révolution technologique s’imposait d’elle même, contre les tendances conservatrices de l’époque.

Dans le cas des Halles, face à la multiplicité et la complexité des problèmes soulevés, aucune solution n’a pu émerger comme une évidence. Des visions artistiques se sont donc opposées brutalement. Cette confrontation, présentée par la presse comme celle opposant Anciens et Modernes, a tourné à l’avantage des premiers, en l’absence d’une volonté politique affirmée et argumentée. Les tenants de l’immobilisme se sont manifestés progressivement, après avoir été un moment bousculés. Les votes des lecteurs du « Parisien » ont classé longtemps le projet de Mangin en troisième position, avant de le sacrer. En architecture, plus une opération s’étire, plus l’immobilisme s’impose.

A l’heure de la désignation du lauréat, Thomas Hirschorn, artiste Suisse, mettait en scène à Paris sa réflexion sur la démocratie participative de son pays érigée en modèle. De son point de vue, « l’avis de la majorité ne peut être que l’expression de l’incompétence ». Si cette affirmation relève d’une démarche provocatrice, elle s’applique certainement, comme l’a prouvé l’histoire, à tout ce qui relève de l’artistique. En art et encore plus en architecture, l’opinion est par essence plus porteuse de conservatisme que d’audace.


Le comportement de l’association « Accomplir », la plus écoutée dans la concertation, est à ce titre très significative. Dans le préambule à son analyse des quatre projets, elle refusera de donner un avis sur leur qualité architecturale et esthétique, à l’inverse de l’association « Paris des Halles » qui en fera son argument principal. En faisant ainsi croire que la valeur d’une œuvre peut se juger objectivement par des critères quantitatifs et fonctionnels, en soulignant par sa démarche que la valeur architecturale d’un projet n’est pas fondamentale, cette association dévalorise l’art en général et pervertit le sens même de la mission de l’architecte. Elle démontre, une fois encore, qu’aucun grand projet ne peut se faire sans être accompagné par une volonté politique assumée et par une culture.

Le maire, en prouvant par ce réaménagement que les erreurs du passé peuvent être corrigées, fournit aux partisans d’un projet modeste leur ultime argument : une facture plus légère pour les Parisiens, des perturbations réduites, un projet susceptible d’améliorations. Le présent immédiat, le court terme est sauvé, le futur reste ouvert. Si ce projet est raté, c’est néanmoins celui qui aura coûté le moins cher, créé le moins de problèmes, et s’il le faut vraiment, dans quelques décennies, celui qui sera le plus facile à refaire.

7- Un maire auto-satisfait
La prudence du maire est non seulement dans sa nature, non seulement dans le respect de ses engagements d’écoute des Parisiens et de sa majorité, mais elle est dans la logique même de la manière dont la démarche a été engagée et a évoluée. Le marché de définition aura ainsi permis de choisir seulement un parti urbain, de l’amender et d’écarter sans trop de violence l’architecte de cet aménagement. En retenant le projet le plus tranquillisant, le plus modeste, en relançant un concours pour ce qui a fait polémique, en annonçant même que ce choix est un « point de départ », le maire se fabrique du consensuel et se donne l’espérance de faire mieux, plus tard. Tant pis pour ceux qui rêvaient d’un centre de Paris fascinant. Comme le soulignera Fréderic Edelman avec ingénuité dans « Le Monde » du 16 décembre 2004, il n’y avait pas besoin d’un marché de définition pour en arriver à un jardin classique et un concours international pour le forum et ses souterrains. L’APUR d’il y a 30 ans aurait pu en faire autant et délivrer la même conclusion, un simple sondage aussi. C’est effectivement un retour habile à la case départ, un toilettage plutôt qu’un bouleversement, mais entre-temps, les Parisiens ont globalement donné leur accord et pour la Mairie, la concertation a pris tout son sens.