Les Halles : Mesdames et Messieurs les Conseillers de Paris à vous de jouer
L'humanité du 6 février 2005
Si le calendrier prévu est respecté, le 7 février prochain, vous aurez, Mesdames et Messieurs les Conseillers de Paris à vous prononcer sur l’avenir des Halles. Plus de deux ans après avoir, avec une belle unanimité, autorisé le Maire à lancer le processus de rénovation des Halles, il vous est maintenant demandé de lui permettre de signer le marché confiant à l'équipe Seura-Mangin la maîtrise d'œuvre urbaine de l'aménagement du quartier des Halles.
Vote d'importance car c’est non seulement l’avenir d’un site exceptionnel mais aussi le rayonnement de Paris qui est en jeu. Ce qui justifie que quelques personnes expriment ici leur inquiétude et leur espoir, se faisant l’expression de tous ceux, Parisiens, Franciliens et étrangers qui partagent une vraie ambition pour Paris et souhaitent qu’elle continue, comme par le passé, à accueillir l’architecture de son temps. Car c’est bien là une des composantes essentielles de l’image de Paris.
Or accepter telle quelle la délibération qui vous est soumise, c’est engager d’une façon irréversible une proposition pour les Halles dont la médiocrité ridiculise Paris, et qui est du reste stigmatisée par la presse internationale. C’est accepter que le centre historique de Paris soit réduit à un centre commercial que l'on tentera d’embellir par quelque geste architectural confié à une « grande » signature internationale, confinant l'architecture au rôle d'art décoratif. C’est accepter une conception de l'espace public fondée sur la ségrégation et considérer qu’un jardin public agrémenté d'œuvres d’art et d’effets de lumière est la façon la plus intelligente et contemporaine de valoriser le dernier grand espace libre au cœur de Paris. C’est accepter la perte irrémédiable d’un enrichissement exceptionnel de son patrimoine urbain. En bref, c’est préférer ce qu’on voit partout à ce qu’on n’aurait vu nulle part ailleurs.
Mais il y aurait encore plus grave: si le processus engagé il y a deux ans devait s’achever par le vote pur et simple de la délibération qui vous est soumise, cela signerait une triple impuissance du politique :
- impuissance à faire à nouveau de Paris, comme ce fut toujours le cas dans le passé, et récemment encore avec Beaubourg ou la Pyramide du Louvre, une ville capable d’assimiler sans complexe la modernité la plus franche;
- impuissance à résister à la montée des égoïsmes corporatifs ou idéologiques au détriment de l'intérêt collectif;
- impuissance à faire de la "bonne gouvernance" un véritable enjeu démocratique et non un simple discours médiatique.
En amendant la délibération proposée, vous avez, Mesdames et Messieurs les Conseillers de Paris, la possibilité d’infirmer ces sombres pronostics.
La Commission d'appel d'offres de la Ville de Paris avait le choix entre 4 projets . Qu’elle ait choisi le plus platement conservateur est d’autant plus incroyable que, contrairement à ce que prétend le texte qui vous est soumis, il ne répond que très problématiquement à l'une des questions essentielles : l'accès aux transports publics et la sécurité des usagers du complexe souterrain des Halles. L'on peut du reste s'étonner de l'opacité de la méthode utilisée pour classer les propositions et il y aurait beaucoup à dire sur la valorisation des critères et leur pondération incroyablement arbitraire dans l'établissement de la note globale.
Mais ce que l’on ne comprend encore moins c’est que la CAO n’ ait pas proposé d’explorer plus avant d’autres voies, en particulier celle ouverte par OMA-Rem Koolhaas ( à la différence des autres propositions, il ne s’agit pas d'un projet mais bien d'une stratégie) et ainsi de donner sa chance à une approche totalement novatrice de l'espace urbain. Se fondant sur les spécificités du site et notamment son rapport unique entre le sol et le sous-sol, OMA-Rem Koolhaas apporte pourtant une solution répondant avec une grande évidence aux problèmes posés tout en créant au centre de Paris un espace public sublime, à la fois fonctionnel et poétique. Et offrant aux Parisiens et aux touristes la plus belle et surprenante promenade urbaine d’Europe : du Palais Royal à Beaubourg, en passant par l’espace des Halles transfiguré par Rem Koolhaas, l’un des plus grands architectes de notre époque.
Que la CAO ait préféré un projet banal à cette perspective exceptionnelle est proprement incompréhensible , voire scandaleux. Or ce scandale se perpétuera si est votée, en l’état, la délibération mentionnée plus haut. Car celle-ci, dans sa rédaction, rend impossible de confier d'autres marchés permettant d’expertiser les solutions urbaines plus novatrices. Seule est prévue la possibilité d'élargir la mission confiée à l'architecte David Mangin. Celui-ci se trouvera en fait confirmé dans son rôle d'urbaniste en chef du centre de Paris, avec comme modèle le piètre aménagement qu'on lui doit Boulevard Richard Lenoir. Et la trappe se refermera sur toute ambition urbaine pour Paris.
En modifiant le texte qui vous est proposé, en ouvrant la possibilité de marchés d’études permettant de confirmer la faisabilité de la stratégie proposée par OMA-Rem Koolhaas, vous mettrez à égalité de jugement deux propositions de nature différente et vous répondrez concrètement au souci toujours manifesté par le Maire : concilier ambition et prudence.
De cette façon vous marquerez aussi la capacité du politique à résister aux multiples égoïsmes qui ont largement contribué à ce choix désastreux.
Égoïsme de l'argent, des gestionnaires du Forum des Halles pour être clair, qui, si l'on en juge par ce qu'en rapporte la presse, auraient fait savoir qu'ils feraient payer cher à la ville -et donc aux citoyens contribuables parisiens- le choix de la proposition OMA. Justifiant cela par le trouble qu’elle allait générer dans l’activité commerciale du Forum. En réalité, ne voulant à aucun prix que le flux des voyageurs soit détourné des allées du centre commercial par un « canyon », galerie d’échanges, leur permettant de choisir en liberté leur parcours. Le scandale ici n'est pas tant que les gestionnaires défendent leurs intérêts économiques, au demeurant légitimes. C'est qu'ils s'en servent pour imposer sans débat contradictoire leur position à la collectivité.
Personne ne comprendrait que le politique cède sans discussion à leurs exigences ni qu’il ne puisse dépasser le comportement égoïste de riverains défendant leur pré carré. Plus exactement de certains d'entre eux. D'autres, comme le montre plusieurs signataires de ce texte, avaient perçu et accepté les enjeux urbains et sociaux du projet OMA. Mais ce sont les plus bruyants, utilisant des procédés dignes de groupuscules (noyautage des débats publics, publications de faux écrits), qui ont fini par imposer leur vue sur les Halles. Le centre de Paris , pas plus que les autres quartiers, n'appartient à ceux qui y résident. Il est normal de prendre en compte leurs préoccupations mais pas au point de les laisser transformer la capitale en une juxtaposition de "réserves" . Effaré, le monde regarde Paris, ville emblématique de la modernité, se figer dans une carte postale du XIX ème siècle. Vieux Paris, vieille Europe?
Il est vrai que cette frilosité est parfois récupérée à des fins politiques partisanes. Là encore il est normal que les situations locales viennent nourrir d’une façon concrète le débat démocratique sur la conception de la ville, de l’espace public etc. Mais cela ne doit pas aller jusqu’à ce qu’une minorité impose sa conception à la majorité. L'aménagement des Halles, comme toutes les décisions essentielles pour Paris et son image, ne doit pas être le résultat de tractations politiciennes ou d'une confrontation droite – gauche, mais le résultat d’un débat ouvert à l’issue duquel chacun doit avoir la liberté d'exprimer individuellement sa préférence. Les réactions de l'UDF et du Parti Communiste à la suite de l'annonce de la décision du CAO montrent qu'il y a bien au Conseil de Paris une majorité pour soutenir un choix plus ambitieux pour l'avenir des Halles. Au moment de concrétiser cet engagement, le projet de délibération doit être modifié afin qu'il puisse rallier une majorité dépassant les frontières politiques traditionnelles et manifester ainsi clairement une volonté collective pour la rénovation des Halles
Ainsi serait effacée cette impression de manipulation du débat public, ce sentiment d'opacité dans la prise de décision qui ont finalement transformé une procédure qui se voulait un modèle de concertation et de transparence. Hélas, au fil des mois, cet élan de « bonne gouvernance » s’est mué en démagogie poisseuse, en refus du débat contradictoire, en opérations de communication impuissantes à masquer les incohérences d'un choix.
C'est cette dérive que les Conseillers de Paris ont le devoir et la possibilité d'arrêter lors de la prochaine session du Conseil de Paris pour retrouver la force et la clarté de l’impulsion d’origine. Comment? En exigeant que toute orientation définitive soit retardée tant que n'a pas été explorée plus concrètement la proposition OMA. Par exemple, par un marché d'études particulier permettant de vérifier d'une façon contradictoire, c’est-à-dire avec les principaux intéressés, services de la ville de Paris, gestionnaires du Forum, responsables de la RATP, la faisabilité technique et économique d’ une stratégie urbaine dont le génie consiste à garantir véritablement la sécurité de milliers de personnes par un geste architectural puissant.
Le sort du centre de Paris et la réputation de la ville justifient amplement cet investissement, modeste au regard du coût de la politique de grands concours internationaux envisagée.
En choisissant le projet Seura – Mangin , la Commission d'Appel d'Offres a commis une erreur … alors, faut-il le rappeler, qu’il s’agissait de corriger une précédente erreur. Entériner purement et simplement ce choix , serait une faute historique. En modifiant le texte qui vous est soumis vous avez la possibilité, Mesdames et Messieurs les Conseillers de Paris , de corriger cette erreur et d’ouvrir de nouveau la voie à une véritable ambition pour le centre de Paris. Les nombreux Parisiens, Franciliens et tous ceux qui vous encouragent à ne pas renoncer à cette ambition, ne peuvent que regarder dans votre direction et espérer…
Signataires : Marc Augé, Directeur d’Etudes à l’EHESS, Hubert Damisch, Directeur d’Etudes à l’EHESS, Claude Parent, architecte, Gilles Beauvais, Président de l’association Paris des Halles, Antoine Picon, historien, professeur à la Graduate School of Design de l’université de Harvard, Chantal Béret, historienne et critique d’art et d’architecture, Teri When-Damisch, réalisatrice, Jean Attali, philosophe, Matali Crasset, designer, Serge Ezdra, Président de l’Association des parents d’élèves du Conservatoire de musique, Patricia Falguières, professeur agrégé à l’EHESS, Jean-Paul Viguier, architecte, Jean-Paul Lebas, ingénieur, Tania Concko, architecte, Françoise Fromonot, enseignante et critique d’architecture, Gaëtane LamarcheVadel, enseignante à l’ENSA de Dijon et écrivain, Dominique Boudet, journaliste.