En France, 200 écoles de cirque forment
les nouvelles générations au dur apprentissage des disciplines
traditionnelles.
Une rivale impitoyable, la télévision, donne à voir à domicile les
animaux les plus exotiques et les trucages les plus spectaculaires. Les
cirques se sont engouffrés dans la surenchère au détriment de l'invention.
Les chapiteaux sont devenus gigantesques, les déplacements trop coûteux,
les animaux démodés, les spectacles stéréotypés et le public blasé.
Les
premiers signes du renouveau apparaissent dès la fin des années 60,
annonçant et accompagnant la révolte de 1968. A l'instar des troupes
américaines Bread & Puppet et Living Theater, qui font des tournées
marquantes en France, les gens de théâtre retournent dans la rue et créent
des spectacles saltimbanques, comme le cirque Bonjour avec Victoria
Chaplin, le Grand Magic Circus de Jérôme Savary, ou le Puits aux images de
Christian Taguet (qui deviendra en 1987 le Cirque baroque). En 1976, une
scission du Puits donne naissance à l'éphémère mais mémorable cirque
Aligre.
Une héritière d'une des grandes familles du cirque, Annie Fratellini,
joue alors un rôle déterminant. Elle pressent que le cirque est en danger
de mort s'il ne se renouvelle pas et, pour former de nouveaux artistes,
fonde, en 1974, l'Ecole de cirque Annie Fratellini, ouverte à tous et à
toutes sans aucune condition. Si les milliers de jeunes qui y sont passés
ne sont pas tous, loin de là, devenus des artistes professionnels, elle a
été le premier vivier qui a régénéré les compagnies et le milieu
« circassien », bien au-delà de la France.
La même année, la comédienne Sylvia Montfort fait de même en
travaillant avec Alexis Grüss. Les écoles de cirque se multiplient,
certaines fameuses comme celle de Jean Palacy pour les disciplines
aériennes. On en compte aujourd'hui environ deux cents, où les enfants
pratiquent le trapèze et le jonglage comme d'autres du tennis ou de la
natation, l'émerveillement en plus. Pour quelques-uns, c'est une
révélation. Ils ne quitteront plus le cirque, dont ils feront leur métier.
Dans les années 80, c'est une explosion de talents et de
compagnies : le Cirque nu, Déclic Circus, le cirque du Docteur
Paradi, la Compagnie Jo Bithume... Des jazzmen marionnettistes de
Franche-Comté (est de la France) créent le cirque Plume, qui offre
« une heure et demie de bonheur » avec sa poésie
rafraîchissante. Les femmes du cirque de Barbarie font passer leur vision
du monde et leur ironie dans leurs spectacles profonds et sensibles.
Bartabas fonde Zingaro, théâtre équestre aux somptueuses rondes de
chevaux. Il puise aux sources musicales les plus traditionnelles, allant
chercher ses interprètes dans des lointains villages de Bulgarie, du Maroc
ou de l'Inde.
Venu comme Bartabas du cirque Aligre, Pierrot Bidon fonde
Archaos, qui
exprime la violence et la désespérance des cités oubliées (mais qui
aujourd'hui peine à renouveler son inspiration). En fait de volatiles, la
Volière Dromesko présente de délirantes machines qui battent des ailes.
Tous ces nouveaux artisans du rêve sont bien des artistes confirmés,
rompus aux dures disciplines traditionnelles, et ils revendiquent leur
appartenance au monde du cirque. Beaucoup en ont d'ailleurs adopté le mode
de vie nomade.
Quand l'Etat s'engage
Une autre prise de conscience salutaire est venue des pouvoirs publics.
En 1979, le cirque, qui dépendait jusqu'alors du ministère de
l'Agriculture en raison de la présence des animaux, passe sous la tutelle
du ministère de la Culture - un changement de statut qui va au-delà du
symbole. Puis en 1987, la volonté politique de soutien au cirque se
confirme avec la création du Centre national des arts du cirque (CNAC) à
Châlons-en-Champagne (est de Paris), lequel se veut lieu de formation de
haut niveau pour les jeunes et les professionnels ainsi que lieu de
recherche et de création.
Les
ambitions du CNAC prennent corps à partir de 1990, quand le ministère de
la Culture fait appel pour le diriger à un artiste, Bernard Turin,
sculpteur de formation et amoureux du cirque. Cet ancien trapéziste
amateur a créé une école de cirque à Rosny-sous-Bois (banlieue
parisienne), et fondé la Fédération des écoles de cirque. Il structure
l'enseignement en deux cycles de deux ans, débouchant chacun sur un
diplôme d'Etat*.
L'enseignement dispensé à Châlons, outre les professionnels du cirque,
fait appel à des artistes confirmés en danse, musique, théâtre et arts
plastiques, ainsi qu'à des sportifs de haut niveau. Les caractéristiques
qui font la réussite de l'école nationale de Châlons sont autant de
matières à critique pour ses détracteurs : elle rompt radicalement
avec le mode de transmission du savoir traditionnel ; elle s'ouvre à
toutes les disciplines artistiques contemporaines (danse, musique,
théâtre, arts plastiques) ; elle recrute sur concours par une
sélection sévère ; enfin, elle bénéficie d'un confortable budget (16
millions de francs en 1996, soit 2,6 millions de dollars sur la base de 1
dollar = 6 francs).
A leur
sortie, tous les élèves sont embauchés, en France et à l'étranger, ou
fondent leur compagnie, comme les clowns des Nouveaux Nez ou les acrobates
de Que-Cir-Que et bien d'autres. La dernière-née des jeunes troupes -
Convoi exceptionnel - réunit des anciens de Châlons et de l'école
Fratellini et des musiciens. La promotion de 1995 a eu un tel succès avec
son spectacle de fin d'année, le Cri du caméléon, mis en scène par
le chorégraphe Joseph Nadj, qu'elle a créé la troupe Anomalie pour le
faire tourner. Celle de 1996 a joué Malbrough s'en va-t-en guerre
jusqu'au Vietnam, avec qui les liens se renforcent, comme avec le Brésil
et bien d'autres pays, très intéressés par l'expérience française. Les
publics étrangers manifestent le même engouement : Zingaro a fait un
triomphe à New York en 1997 et Pierrot Bidon d'Archaos est depuis
plusieurs mois au Brésil, où il forme des jeunes enthousiastes.
Pour Jean Vinet, directeur des études à
Châlons, « l'évolution
du cirque est comparable à celle de la danse, qui a débouché sur la
distinction entre danse classique et danse contemporaine. Le cirque
traditionnel privilégie la prouesse technique et la pureté d'exécution,
tandis que le nouveau cirque s'attache à développer l'expression
personnelle de l'artiste, à donner un sens au spectacle au-delà du
numéro. »
Assiste-t-on à la création d'une « école française du cirque »
comme il y eut celle de Moscou ? S'il est trop tôt pour l'affirmer,
l'art du cirque, éternel, universel, nomade et cosmopolite par nature, est
en passe de devenir en France un art contemporain à part entière. Le
huitième ?
Monique Perrot-Lanaud
Journaliste
* Le Brevet artistique des techniques du cirque, niveau
baccalauréat, et le Diplôme des métiers d'art du cirque, niveau
baccalauréat + 2. Chaque année, environ 30 élèves sont admis en premier
cycle sur 300 candidats, et 15 en second cycle sur 200
candidats.