[ Introduction et première partie ]
On peut s'interroger sur l'essence de l'œuvre
d'art en raison de la multiplicité des
arts et des œuvres : elles ne semblent pas avoir en commun des
caractéristiques qui justifient qu'on leur donne le même nom et
qu'elles partagent la même essence.
Existe-t-il quelque chose de commun aux monuments
de l'Acropole, à une symphonie quelconque, à une toile de Picasso, à un
emballage de bâtiment public par Cristo, à une compression de César, à
une pièce de théâtre de Boulevard, à un roman de gare
et à la poésie de Baudelaire… ? Sauf que dans tous les cas, il semble qu'on ait toujours trois éléments :
Mais alors : Pourquoi certains objets réputés d'art aujourd'hui ne l'ont-ils pas toujours été ? Pourquoi certains objets qui n'étaient pas initialement des œuvres d'art, comme les peintures rupestres, des masques, des parures…, le sont-ils devenus ? Pourquoi certains, en perdant leur fonction initiale : rituelle, religieuse, magique, ont-ils acquis ce statut d'œuvre d'art et pas d'autres ? Qu'est-ce qui justifie ces changements de statut ? Pourquoi des variations de jugements d'une époque à une autre ? Comment a-t-on pu refuser le statut d'œuvre d'art à des objets affirmés comme tels par leurs auteurs et que nous avons fini par tenir pour tels ? Pourquoi par exemple les premières toiles impressionnistes, les dernières statues de Rodin, Madame Bovary, Les demoiselles d'Avignon ou les graphes et le rock n'ont pas été ou ne sont pas tenus pour de l'art ? Pourquoi finir par le refuser à d'autres qui d'abord sont passées pour des œuvres d'art ? Pourquoi des variations de jugements d'un public à un autre ? Pourquoi certaines reproductions de peintures ou de dessins lassent-elles ou font-elles sourire les amateurs d'art ? Inversement, pourquoi certaines œuvres reconnues comme œuvres d'art en cela qu'elles sont dans des Musées ne passent pas pour telles auprès du grand public qui juge que ce n'est pas de l'art, mais de l'escroquerie ? Pourquoi reconnaître comme artiste des individus qui ne se considèrent pas comme tels et par ailleurs refuser ce titre à certains de ceux qui le revendiquent ? Pourquoi tous ces malentendus entre auteurs et public, entre différents publics au sujet des œuvres, de leur beauté, de leur expressivité ou de ce qu'elles représentent ? En somme, si pour pouvoir dire qu'un objet est une œuvre d'art, il faut que les trois éléments que sont l'artiste, le public et un certain rapport de l'œuvre au réel soient présents, reconnaissons que ces trois éléments n'apparaissent pas de manière simultanée et harmonieuse. C'est lorsque la présence de l'un des trois parvient à entraîner celle des deux autres qu'un objet devient d'art. C'est parce que tel objet est beau qu'un public dira qu'il est une œuvre d'art et donc que son auteur est un artiste. C'est parce que l'auteur de telle œuvre est un artiste qu'on lui trouvera de la beauté ou des qualités esthétiques. C'est parce qu'un objet est expressif ou qu'il représente avec force quelque chose qu'il sera tenu pour une oeuvre d'art par un public et c'est parce qu'il a ces qualités qu'on va finir par le trouver beau. Mais si l'un des trois suscite les deux autres, n'en est-il pas un qui soit déterminant ? Et si tel est le cas, lequel des trois éléments est-il décisif ? Lequel des trois détermine-t-il les deux autres ? L'artiste, c'est-à-dire la création artistique ? Le public, c'est-à-dire les appréciations d'un public ? L'œuvre en tant qu'elle représente ou exprime quelque chose, c'est-à-dire la nature de l'objet et son rapport au monde ? Nous avons là trois points de vue possibles et trois questions par lesquelles il sera peut-être possible de savoir en quoi consiste une œuvre d'art : 1 ) Point de vue de l'artiste, de la création. Et si une œuvre d'art, c'était tout d'abord et essentiellement ce que fait un artiste ? En somme, pourvu que celui qui produit une œuvre soit un authentique artiste, alors il ne fait pas de doute que ses œuvres seront belles et expressives et donc qu'elles finiront par être reconnues comme des œuvres d'art. Soit, mais alors qu'est-ce qu'un artiste ? Et qu'est-ce qui caractérise la création artistique ? 2 ) Point de vue du spectateur, de l'effet. Et si une œuvre d'art, ce n'était finalement que ce qui est socialement tenu pour tel ? Et si c'était les jugements des spectateurs qui décidaient de tout : des qualités qui font qu'une œuvre est d'art et donc de qui est un artiste ? Soit, mais puisqu'il n'y a pas de jugement sans critère et que ces critères ne sont ni arbitraires ni singuliers sans quoi les jugements des spectateurs ne seraient pas si souvent convergeants, sur quoi se fondent-ils ? Sur les effets que les objets ont sur le public ? Soit, mais lesquels ? Comment l'œuvre d'art parvient-elle à les provoquer ? Sa beauté ? Mais qu'est-ce la beauté d'une œuvre d'art ? Et est-elle réellement la cause des effets qu'on lui reconnaît ? 3 ) Point de vue de l'œuvre en tant qu'elle représente ou exprime quelque chose. Et si une œuvre d'art, c'était un objet, un quelque chose qui se signale par un rapport au monde, un rapport particulier avec les objets du monde ? D'accord, mais quels sont les rapports si particuliers que les œuvres entretiennent avec le monde en général, avec le réel ? Qu'est-ce qu'un objet doit représenter ou exprimer pour être une œuvre d'art ? ________________________ Mise en garde : il ne faut pas
confondre le point de vue de l'essence et celui de nos appréciations,
confondre les œuvres d'art dans leur ensemble avec celles qu'on aime,
croire que les œuvres que nous n'aimons pas ne sont
pas des œuvres d'art : on n'est pas obligé d'aimer tout ce qui se
fait en la matière et on ne doit pas rejeter en dehors de l'art des
œuvres pour la seule raison que nous ne les comprenons pas ou qu'elles
nous
heurtent. |
On peut définir l'œuvre d'art par l'artiste et
dire donc qu'une œuvre d'art, c'est ce
que fait un artiste. On est d'autant plus tenté de répondre
de cette manière à la question que certaines œuvres ne nous
semblent pas immédiatement être des œuvres d'art et ne le
sont que parce qu'on tient leurs auteurs pour des artistes.
Seulement, cette réponse n'est pas satisfaisante : reste encore à savoir à quoi on reconnaît un artiste ! I ) Qu'est-ce qu'un artiste ? Qu'est-ce que l'art ?
Sachant qu'on ne peut pas répondre à cette question en disant qu'un artiste est celui qui fait des œuvres d'art, sachant encore que l'on ne peut pas non plus y répondre en disant qu'il est celui qu'on tient pour tel socialement dans la mesure où nous appelons artistes des individus qui ne se sont jamais considérés comme tels et qui ne l'étaient pas pour leurs contemporains, mais qui le sont pour nous, comme par exemple les hommes qui ont peint les grottes de Lascaux, ou ceux qui ont construit des cathédrales…, on s'aperçoit que la question n'est pas si simple et qu'elle exige un long détour. Se demander ce qu'est un artiste, c'est d'abord s'interroger sur la notion et la réalité de l'art comme ce qui à son tour semble définir l'artiste. L'artiste étant celui qui exerce un art, qu'on associe toujours à un art. A ) Qu'est-ce que l'art ? Le mot art se retrouve dans un grand nombre d'expressions courantes qui sont si différentes les unes des autres qu'on peut se demander ce que peut bien vouloir dire ce mot : du grand art, avoir l'art et la manière, art de vivre, art culinaire, art de la guerre, art d'être grand-père, parler d'une activité comme d'un art, comme la médecine, la rhétorique… Que signifie-t-il donc ? 1 ) Art et nature. Le mot art a une histoire chargée et longue : il
vient du latin ars qui sert à traduire un mot grec
: techné. Le mot art a donc, par définition, une connotation laudative : l'art est toujours efficace, bon, utile. Là où il y a de l'échec, des ratés, il n'y a pas d'art ou pas assez. C'est bien ce sens que l'on retrouve dans toutes les expressions en lesquelles on trouve le mot art : elles présentent toutes ce double aspect, celui de l'habileté acquise et celui de la production de quelque chose. Ce mot permet donc essentiellement de nommer la cause ou l'origine des choses qui sont produites par l'homme par opposition aux choses données, à ce qui est naturel. Il est d'ailleurs la racine du mot artificiel : est artificiel tout ce qui n'est pas naturel, c'est-à-dire tout ce que la nature n'a pas produit d'elle-même. Tout ce qui a été fait par la nature n'a donc pas été fait par l'art ou par art. Facultatif Comment distinguer les productions naturelles de celles de l'art ? Pourquoi se poser la question ? Parce que certaines choses qui sont produites par la nature ressemblent à celles produites par l'art, soit par leurs formes une fois qu'elles sont faites, ce qui peut être troublant, soit par la manière avec laquelle elles sont produites, ce qui est encore plus troublant. C'est par exemple le cas de certaines pierres qui semblent être le fruit d'un travail, ou comme le dit Valéry, le cas d'un coquillage. Mais c'est surtout le cas avec certains animaux, qui sont des êtres naturels, lorsqu'ils transforment eux aussi et de manière orientée, déterminée et non pas hasardeuse des éléments du milieu naturel dans le but de les adapter à leurs besoins. On pourrait dans ce cas parler de travail ou d'art comme on parle de travail et d'art pour parler des transformations que l'homme fait subir au milieu pour l'adapter à ses besoins. Or, nous ne le faisons pas d'ordinaire. Pourquoi ? Qu'est qui distingue la production par l'art des productions naturelles qu'il s'agisse de celles que les forces de la nature réalisent ou qu'il s'agisse de celles que réalisent certains êtres naturels ? La différence tient en une distinction : le mécanisme et les instincts d'un côté, la réflexion et la préméditation de l'autre. Telle est la thèse commune de Kant et de Marx sur la question. La représentation de ce qui va être produit ainsi que de la manière avec laquelle on va produire précède toujours la production elle-même. Et cette représentation est pensée : aperçue et réfléchie. Comment en être sûr puisque après tout nous ne pouvons pas dire en toute certitude que les abeilles ne pensent pas ? Nous pouvons l'affirmer parce que si les animaux qui transforment le milieu naturel pensaient eux aussi, ils ne feraient pas toujours la même chose et toujours de la même manière. Le fait de penser avant implique le fait de maîtriser son projet. Thèse de Pascal : les abeilles faisaient les mêmes ruches il y a mille ans. Fin du passage facultatif.
Cette définition de l'art comme habileté acquise dans la production d'une chose ne nous est pas des plus utiles dans la mesure où elle ne permet de définir ni les artistes ni les œuvres d'art. Tout ce que l'on peut dire, c'est que les artistes sont, avec beaucoup d'autres, des gens de l'art et que les œuvres d'art sont des artifices parmi tous les autres. Mais, en outre, est-il vrai absolument parlant de dire que tout ce qui est artificiel est le produit de l'art, c'est-à-dire d'une habileté acquise par apprentissage, qui repose sur des connaissances empiriques ? Si tout art produit des objets ou des effets artificiels, est-il exact de dire que tous les artifices sont des ouvrages de l'art ? N'est-il pas vrai que l'on produit aussi des objets artificiels de manière industrielle ? 2 ) Art et industrie. Identifier l'ensemble de l'artificiel aux ouvrages de l'art ne serait possible que s'il n'existait pas de production industrielle d'objets artificiels. Car la production industrielle s'oppose à la production par l'art en cela qu'elle ne se définit pas comme habileté acquise qui permet la production d'un bien ou de quelque chose, mais comme production collective, mécanisée, standardisée et techniquement divisée de produits. On doit donc distinguer, au sein de ce qui est artificiel, la production d'ouvrages par l'art de la production de biens par l'industrie. Soit, mais comment ? Plusieurs critères peuvent servir à établir la différence :
A présent que se trouvent distingués : art et
nature, art et industrie, on saisit mieux ce qu'est l'art en général.
Seulement, il apparaît que l'artiste et les œuvres d'art ne sont pas les seuls à occuper cet espace de l'art au sens strict : on y trouve non seulement tous ceux qui produisent selon les règles d'un art donc d'abord et surtout tous les artisans. D'où ces questions :
Qu'est-ce qu'il a que les autres n'ont pas ? Qu'est-ce qu'il est que les autres ne sont pas ? - Cette production est faite selon les règles de l'art, c'est-à-dire selon les méthodes, les procédés en usage, selon des techniques codifiées et selon des connaissances qui ne sont pas pour l'essentiel scientifiques, mais empiriques, produites par des inductions. - Dans les deux cas, un apprentissage plus ou moins long est nécessaire, on ne s'improvise pas plus menuisier que chef d'orchestre. On ne peut pratiquer l'un ou l'autre sans acquérir et entretenir par le travail des savoir-faire et des connaissances. Ils sont des gens de l'art, ce qui est devenu rare. Gens de l'art veut dire des personnes qui disposent de savoir-faire complexes, élaborés et nombreux. Cela signifie qu'il leur faut travailler sans cesse pour entretenir ces savoir-faire. Contrairement à une idée répandue, l'artiste n'est pas celui qui, inspiré, parvient à créer sans effort. Il travaille et même beaucoup. Tout comme un sportif de haut niveau qui entretient sa maîtrise en l'exerçant. Aucun savoir-faire n'est en effet acquis définitivement : on peut s'en apercevoir simplement lorsqu'on réécrit au stylo après n'avoir pas écrit à la main pendant longtemps : la main est malhabile, l'écriture différente, la rapidité est perdue… L'art d'écrire vite et bien est à réapprendre. Mais malgré les risques de confusion, il est d'usage de les distinguer très nettement. La preuve ? On a pour les artistes inventés l'expression Beaux-Arts pour différencier leurs arts de ceux des artisans. Mais comment les distinguer ? Selon quels critères ? Pour répondre à cette question, observons que non seulement nous les distinguons, mais en outre, nous les hiérarchisons et ce, doublement. Soit on valorise l'artisan par rapport à l'artiste, le premier étant utile à quelque chose alors que le second est tenu pour farfelu, oisif et parasite. Soit au contraire, on valorise l'artiste par rapport à l'artisan parce qu'il a un talent, une originalité que l'autre n'a pas. Ce qui fournit à notre question deux réponses, devenues presque des lieux communs, que l'on trouve exposée d'abord par Kant dans la Critique de la faculté de juger, à savoir :
L'artisan travaille au sens où pour lui le produit de son travail n'est pas une fin en soi, mais un moyen de subsistance et au sens où ce qu'il produit est une valeur d'usage, c'est-à-dire quelque chose d'utile, quelque chose qui sera consommé ou utilisé par quelqu'un qui en a besoin. L'artiste dans cette perspective ne travaille pas : le fruit de son activité n'est pas une valeur d'usage, quelque chose d'utile, qui sera consommé ou utilisé. Ce qui reste vrai même s'il œuvre pour de l'argent ou s'il le fait à la commande. Il n'appartient pas à la sphère marchande parce qu'il ne propose aucun bien ni aucun service au sens économique de ces termes. C'est pourquoi on peut dire que son activité est libre en cela que les œuvres qu'il produit ne sont déterminées quant à leur forme mais pas toujours quant à leur existence par aucune demande sociale. C'est d'ailleurs pour cette raison que beaucoup d'œuvres de commande furent refusées par leurs commanditaires à qui elles ne plaisaient pas. Ainsi, ce que l'artisan fabrique, la fin de son activité, sera toujours un moyen pour celui qui l'acquiert, alors que ce que fait l'artiste restera une fin en soi pour son acquéreur. Encore que l'on peut acheter des œuvres d'art à titre spéculatif, mais alors ce ne sont pas des œuvres que l'on achète, on fait un placement. Kant, Critique de la faculté de juger, § 43. Art et métier ou Beaux-Arts et artisanat. Libéral : libre, non assujetti à quelque chose
d'extérieur, comme les besoins ou la subsistance. On pourrait dire
aussi : gratuit, inutile, désintéressé. L'artiste ne crée pas pour
l'argent mais pour créer. On peut toutefois trouver cette thèse en partie contestable : certains artistes travaillent pour l'argent et d'autres souffrent en travaillant. Qu'est-ce qui distingue une œuvre d'art d'une œuvre de l'art de ce point de vue ? KANT : puisque l'artiste ne produit pas de valeurs d'usage, ses œuvres ont la gratuité (absence d'utilité, de finalité donc) des choses naturelles sans toutefois être naturelles puisqu'elles sont bien le produit d'une activité technicisée. L'œuvre d'art est comme une chose naturelle dont on sait toutefois qu'elle est l'œuvre d'un homme. Cf : début du paragraphe 45. Par généralisation. Est œuvre d'art ce qui n'entre pas dans l'ordre de l'usage et des échanges marchands. Y compris donc les objets industriels dès lors qu'ils sont soustraits par décision à l'usage ou à l'échange, comme les urinoirs de Duchamp. Y compris les amas de choses incompréhensibles qui à l'évidence ne servent à rien. 2 ) L'artiste : un artisan avec du génie en plus ? a ) Qu'est-ce que le génie ?
KANT, § 46 de la Critique de la faculté de juger. 1 ) L'originalité.
Avoir du génie ou du talent, c'est donc être capable de faire quelque chose sans avoir appris à le faire. Mais, attention, ce savoir-faire inné n'est pas un savoir-faire qu'on pourrait apprendre, que ceux qui n'en sont pas doués pourraient acquérir par apprentissage. Avoir du talent, c'est être capable de faire ce qu'aucun apprentissage ne permettrait de faire. Ce qui signifie que le génie ne dispense nullement celui qui en à de travailler et d'apprendre. Le talent ne permet pas de faire l'économie de l'apprentissage des règles d'un art puisqu'il ne permet pas de maîtriser de manière innée les règles qui s'enseignent : il permet de suivre des règles qui n'appartiennent pas (encore) à l'art et que personne ne connaît (encore). Avoir du talent ou du génie n'est donc pas la même chose qu'être doué en/pour quelque chose. Etre doué en/pour quelque chose, c'est avoir des facilités dans un apprentissage : celui qui est doué est celui qui comprend vite, qui saisit immédiatement l'esprit des règles enseignées et qui est capable de les employer rapidement et avec aisance. Or, si être doué, c'est être capable d'apprendre vite les règles d'un art ou d'une science, cela n'a rien à voir avec la capacité de faire des choses selon des règles qui ne s'enseignent pas. On doit donc pouvoir affirmer, puisqu'être doué et être talentueux ou génial sont des choses distinctes, qu'il est possible d'être plein de talent sans être doué et inversement tout comme on peut être à la fois doué et talentueux ou n'avoir ni l'une ni l'autre de ces caractéristiques. Rq : Kant ne fait pas explicitement cette
distinction entre être doué et avoir
du génie, du moins pas sous cette forme, mais il distingue ailleurs
le génie de l'esprit d'imitation qu'il définit comme facilité à
apprendre, facilité qui se rencontre dans les arts comme dans les
sciences et qui ne permet d'apprendre que ce qui est déjà connu ou ce
qui pourrait l'être selon une règle qui elle
est connue. Que les productions du génie sont originales
puisqu'elles ne procèdent pas de règles connues et enseignées. Original
veut dire qui n'a
pas d'équivalent, qui ne ressemble à rien de connu, qui n'imite rien de
déjà existant, qui est radicalement nouveau. Kant
oppose ainsi l'imitation et le génie, la reproduction des choses
connues
et la création de choses originales. Avoir du génie ou du talent, c'est donc être capable de faire quelque chose d'original, d'inouï, d'incomparable, sans avoir appris à le faire et en dehors des règles connues. Rq critique : En réalité, le lien entre l'originalité des œuvres et la possession de règles inaperçues n'est pas nécessaire : que le génie suive des règles inconnues n'implique pas logiquement que ces règles soient nouvelles et donc qu'elles permettent la création d'une chose originale. On tombe là sur la difficulté qu'il y a à penser une histoire de l'art et donc des œuvres marquantes, exemplaires, lorsqu'on les met sur le compte du génie. En effet, la définition du génie comme talent naturel, comme don de la nature, comme connaissance innée de règles que l'artiste génial respecte sans les avoir acquises par apprentissage et sans les connaître par concept, pose le problème de l'articulation entre la nature qui fait don du génie et l'histoire de l'art. De deux choses l'une : ou bien la nature fait don à tous les artistes des mêmes savoir-faire innés et dans ce cas, l'originalité des œuvres est impossible, ou bien elle ne fait pas don à tous des mêmes choses, auquel cas l'originalité est compréhensible, mais la nature en devient mystérieusement comme une déesse qui préside à l'histoire de l'art et qui a elle-même une histoire. Ce qui du reste correspond assez bien à l'image qu'en ont donné les artistes qui précisément croyaient au génie, à l'inspiration ou aux Muses. Mais, pour peu qu'on refuse cette conception de la nature, l'existence même d'une histoire de l'art conduit à mettre en question la valeur explicative de cette notion de génie. Nous y reviendrons par un autre biais. 2 ) l'exemplarité.
Mais comment définir cette valeur esthétique ?
Qu'est-ce qui fait la valeur d'une œuvre d'art ? Essentiellement deux
types de choses : la beauté de l'œuvre et sa puissance expressive ou
représentative. Nous en reparlerons dans la suite du cours. C'est la
manière d'être belle, de rendre quelque chose ou de l'exprimer qui fait
la valeur d'une œuvre d'art, donc son exemplarité.
Le génie, c'est ce qui permet de faire des oeuvres originales et exemplaires, c'est-à-dire de faire des œuvres remarquables en l'absence de règles à suivre ou de modèles à imiter. Rq 1 : L'originalité d'une œuvre ne doit pas être confondue avec son unicité. Une œuvre peut être originale et exister en plusieurs exemplaires, sans contradiction. L'originalité d'une œuvre d'art tient non pas à son caractère inimitable, mais à ce qu'elle n'est pas elle-même une imitation d'autre chose. L'original, c'est l'inimité et non l'inimitable. Car, si ce qui est original plaît, on peut parier qu'il sera imité. Rq 2 : Les temps ont changé : la disparition progressive de tout idéal esthétique, de toute norme esthétique a fait du nouveau comme tel un critère d'appréciation esthétique de premier ordre. Aujourd'hui, une des questions fondamentales des artistes comme des amateurs d'art est : "Est-ce que cela s'est déjà fait/vu ?" Pour le dire dans les termes de Kant : l'originalité prime sur l'exemplarité, ce qui explique qu'on pourra parfaitement tenir pour des œuvres d'art des objets dont la qualité principale est de n'avoir jamais été tenté, au risque qu'ils relèvent de ce que Kant appelle l'originalité absurde. C'est que l'art s'est en quelque sorte replié sur son histoire et que les artistes, grands connaisseurs d'art, cherchent souvent plus à faire date par du nouveau qu'à faire un chef-d'œuvre parce que cela n'a plus de sens : on ne fera pas mieux qu'avant, le mieux qu'on puisse faire, c'est autre chose qu'avant. Cette interprétation ne vaut que si on admet que l'art contemporain introduit une rupture dans l'histoire de l'art, rupture qui, en substance, est le deuil du beau. Parce qu'on peut aussi soutenir qu'il s'est opéré un simple déplacement de ce qui est tenu pour valable ou exemplaire, un déplacement qui serait si surprenant qu'il ferait croire à un simple rabattement de l'exemplarité sur l'originalité. Soit, mais quel déplacement ? Privilégier l'expression sur la représentation et négliger le beau comme tel. 3 ) l'inspiration.
Pour un peintre, le choix des couleurs obéit sans doute à quelques règles : on peut par exemple ne choisir que des couleurs primaires et si c'est le cas, on n'utilisera pas d'autres couleurs, ce serait comme une faute, une infraction à la règle. Mais la règle n'en dit pas plus : le choix de telle couleur pour tel détail de tel objet n'est pas déterminé par une règle. Pourtant, celui qui a du talent ne mettra pas n'importe quelle couleur et cela rendra. Mais attention : il faut bien comprendre que ne pas savoir ce que l'on fait n'est pas la même chose que faire n'importe quoi. Le génie est celui qui sans savoir ce qu'il fait, le fait comme s'il le savait, c'est-à-dire le fait comme si ce qu'il fait obéit à des règles. Seulement, il ne sait pas quelles sont ces règles ni ne peut les connaître. Le génie est de l'ordre du comme si : il travaille comme s'il suivait des règles puisqu'il ne fait pas n'importe quoi, seulement, c'est "comme si" puisque ces règles ne sont même pas aperçues par l'artiste. On ne peut que supposer leur existence. Les supposer parce que sans elles, il n'y aurait pas de différence entre le génie et le n'importe quoi. Or, il y en a. Les supposer parce qu'elles ne sont pas suivies de manière délibérée, conscientes. Le talent est donc plus que l'habileté qui s'acquiert par imitation. Il est au-delà de l'apprentissage, mais n'est rien sans apprentissage non plus puisque l'artiste doit tout de même apprendre une technique. Le talent, c'est ce qui ne s'apprend pas parce que ce qu'il permet de faire, celui qui le fait est incapable de le comprendre, de l'expliquer et donc d'en rendre compte sous la forme de règles qui pourraient être apprises, c'est-à-dire imitées. On trouve déjà chez Platon (Apologie de Socrate ou Ménon) cette idée selon laquelle l'artiste doué est celui qui ne sait pas ce qu'il fait, qui ne peut pas rendre compte de son art, de sa manière de faire, et donc qu'il n'est pas sage ou savant puisque précisément, il ignore ce qu'il fait. Mais Platon se distingue de Kant en parlant d'inspiration divine et non de don naturel. |
b ) Le génie en question.
Dire que les œuvres d'art doivent leur existence au talent, au génie et que le génie, c'est un don, c'est ce qui est au-delà des règles, ce qui est irréductible à l'art, est une thèse courante, mais insatisfaisante. Car, cette définition du génie est négative et sacralisante. Négative en cela qu'elle ne dit pas ce qu'il est, mais l'oppose simplement à l'art : à la différence des règles des arts, les règles propres au génie ne sont pas apprises, ne sont pas conscientes et ne sont pas transmissibles. Elles sont au-delà d'elles et en tout point opposé à elles, c'est tout ce qu'on sait. Sacralisante en cela que lorsqu'on tâche de dire en quoi elles consistent et surtout d'où elles viennent, on propose une sorte de déesse et on fait du génie l'élu de la nature. Du reste, expliquer la création artistique par le génie se heurte à une observation toute simple : tous les artistes, y compris ceux qu'on dit géniaux, ne font pas toujours de bonnes choses. Comment rendre compte de l'échec d'un génie s'il est un génie ? C'est pourquoi, cette explication des œuvres d'art par le génie est contestée par un grand nombre de penseurs et de savants et de bien des manières. A savoir : cette irréductibilité manifeste du travail de l'artiste au respect d'un certain nombre de règles de l'art, à l'artisanat en somme, et l'irréductibilité de l'œuvre à l'art, à des canons, cette liberté apparente de l'artiste qu'on met au compte de son talent, ont fait l'objet de toute une série de tentatives de réductions à des déterminations qui ne sont pas métaphysique, mais psychologiques, sociologiques, historiques, physiologiques, politiques ou idéologiques… On tente ainsi de saisir l'œuvre comme intégralement déterminée et l'activité artistique comme saturée par des déterminations identifiables qui ne sont pas aperçues par l'artiste lui-même, mais qui ne sont pas du tout d'ordre esthétique ni même d'ordre technique et qui sont d'autant plus puissantes qu'elles sont inaperçues. En somme, on fera jouer à certains processus psychologiques, sociaux, historiques, physiologiques ou politiques, processus identifiables par les spécialistes et inaperçus pour l'artiste, le rôle qu'on fait jouer à la nature lorsqu'on parle du génie : donner des règles à l'activité apparemment libre de l'artiste et imposer ainsi des formes déterminées aux œuvres créées et de telle sorte qu'en effet l'artiste ne sache rien de ce qu'il fait en réalité. Ces substitutions permettent de donner des explications positives et non négatives que le génie ne donne pas, mais elle a aussi une fonction évaluatrice ou généalogique : la valeur des processus à l'origine de l'œuvre sert à déterminer la valeur de l'artiste et de l'œuvre. Mais quelle que soit cette origine, le génie s'en trouve remis en cause et l'artiste tenu pour génial désacralisé. Ce que ces tentatives d'explication rejettent, c'est l'élection de l'artiste, sa noblesse en quelque sorte. Des exemples : Ce qui est malveillant dans cette explication qui est typique ces explications données par les cliniciens, c'est qu'elle met les caractéristiques originales et valorisées de son œuvre sur le compte de la maladie, de la pathologie. Les psychologues en particulier affectionnent ce type d'explication. Les analyses psychologisantes les plus diverses constituent en effet la forme la plus courante de la critique artistique, notamment littéraire. Rq : outre sa grossière malveillance, on notera son invraisemblance : pour que ses toiles représentent aux yeux de spectateurs sains la réalité telle qu'elle est perçue par les malades en question, il faudrait que le peintre ait été à la fois malade et sain : malade pour regarder la réalité et sain pour restituer sur la toile les défauts de la vision à ceux qui n'en souffrent pas! Un autre exemple d'explication, plus prudente, celle donnée par Freud. Dans Introduction à la psychanalyse, il explique que l'artiste doit son activité créatrice à des mécanismes qui s'apparentent à ceux de la production des rêves : les œuvres d'art qu'il crée lui offrent des satisfactions substitutives semblables à celles des rêves éveillés ou non. Il aurait une grande aptitude à sublimer et une faible capacité de refoulement : il exprimerait ainsi ses désirs dans ses œuvres. Mais Freud reconnaît par ailleurs que cette explication n'explique pas tout : que les œuvres d'art expriment des désirs n'explique pas comment l'artiste parvient à le faire de telle sorte que cela plaise aux autres qui n'ont pas nécessairement les mêmes désirs ni comment il s'y prend pour que ses œuvres soient belles. C'est pourquoi il reconnaît à l'artiste un pouvoir mystérieux de représenter des désirs et des capacités d'embellissement qu'il n'explique pas. Autre exemple :
Marx qui, avec la même perplexité que Freud, tente
d'expliquer dans Introduction générale à la critique de
l'économie politique la production des œuvres de l'Antiquité
grecque et leur impact sur les spectateurs de l'époque par la
mythologie grecque elle-même déterminée par l'organisation sociale du
peuple grec et donc par les formes et les forces de la production.
Que faut-il penser de ces tentatives d'explications de la création artistique qui refusent de s'en remettre au génie ? Etre une alternative à une explication insatisfaisante comme celle du génie ne suffit pas à les rendre valables : aucune de ces explications ne permet de comprendre ce qui fait que les œuvres plaisent ou sont tenues ou exemplaires d'un point de vue esthétique. Elles laissent échapper la spécificité des œuvres d'art ! Dès qu'on se passe du génie pour expliquer la création artistique, on n'explique pas tout. Mais si on le retient comme explication, on ne comprend pas plus de choses ! Et du point de vue de l'évaluation des œuvres, en expliquant la création par lui, on les sacralise toutes vainement, en les expliquant sans lui, on les dévalorise toutes à tort. Rq : Si on met l'originalité sur le compte de processus inconscients ou plutôt inaperçus et qu'on soutient que l'art contemporain privilégie l'originalité par rapport à l'exemplarité, alors on soutient que l'art contemporain est, pour l'essentiel, l'oeuvre de la maladie, de ce qui va de travers et qu'il est une production sans sujet, sans auteur puisque les processus à l'œuvre dans la création ne sont ni maîtrisés ni même connus par les artistes. Ce qui n'est pas sans ironie ni paradoxe pour les artistes qui cherchent à faire date et à se faire un nom… Mais si on ne peut pas aller jusqu'à soutenir que les œuvres d'art sont les œuvres de la maladie, alors on admet qu'il existe encore une exigence artistique ou esthétique, ne serait-ce que sous la forme de traces, de repentirs, qui permettrait de distinguer l'art du reste et donc d'exclure du champ de l'art des objets qui pourtant auraient cette qualité d'être originaux. Alors, qu'en est-il du génie et de la création artistique ? S'explique-t-elle par lui et sinon comment la caractériser ? Le point commun à l'explication par le génie et à celles qui le refusent, c'est qu'elles affirment toutes que la création artistique est un processus qui pour une large part échappe à l'artiste parce que des règles ou des déterminismes, inaperçus de l'artiste, déterminent son activité et la forme prise par l'œuvre. Pourquoi alors ne pas chercher l'origine de la création artistique ailleurs que du côté de cette absence d'aperception et ne pas chercher aussi du côté des modalités conscientes de la pratique artistique ? c ) Le génie : une explication superflue ?
Or, ces deux traits semblent être essentiellement
ceux de la création artistique. Une production qui serait privée de
l'une ou de l'autre ne pourrait pas être tenue pour artistique : sans
nouveauté, elle est
une imitation qui suppose simplement la maîtrise des règles
connues de sorte qu'elle ne mérite pas d'être appelée
"création", sans aucune exemplarité, elle est absurde et
privée de valeur esthétique de sorte qu'elle ne peut pas
être qualifiée "d'artistique". Nietzsche. Humain, trop humain, § 155.
Thèse que confirme le fait que les œuvres d'art ne sont jamais produites que par ceux qui travaillent sans relâche, qui maîtrisent parfaitement plusieurs techniques, qui connaissent bien ce qui s'est fait dans leur art et qui réfléchissent beaucoup à ce qu'ils font. La création artistique qui permet de définir l'artiste n'est donc pas liée au génie - explication confuse et superflue - et elle ne se réduit pas à la soumission aveugle à des déterminismes de tous ordres : elle est sans doute en partie déterminée par de tels processus, mais elle s'explique surtout par l'union de deux caractéristiques : l'énergie et le goût. L'originalité des créations est à mettre au compte à la fois des déterminismes inaperçus et des combinaisons conscientes et l'exemplarité est elle à mettre au compte du travail de sélection et de tri. Rq : Il est vrai que cette thèse remplace en quelque sorte le mystère du génie par celui du goût… Conclusion : nous cherchons à définir ce qu'est un artiste afin de définir par lui ce qu'est une œuvre d'art. En premier lieu, il est un homme de l'art, c'est-à-dire qu'il maîtrise certains savoir-faire. Ce qui l'apparente à l'artisan dont on le distingue toutefois de deux manières. D'une part, l'artiste ne travaille pas au sens où il ne produit pas de valeurs d'usage. D'autre part, on a coutume de dire que l'artiste a soit du talent soit du génie alors que l'artisan en serait dépourvu ou n'en aurait pas besoin. Mais, à la réflexion, il apparaît que cette notion de génie est à la fois confuse et superflue : elle peut être avantageusement remplacée par la passion et le goût comme principes d'explication de la création artistique. Mais cela revient à dire que sur ce point, il n'existe pas de différence très marquée entre l'artiste et l'artisan, qu'ils ne se distinguent en fait que du point de vue de la production de valeurs d'usage, mais qu'ils ne sont pas en eux-mêmes très différents. L'artiste ne serait pas un artisan avec du génie en plus, mais l'artisan serait un artiste contrarié par la nécessité de produire des valeurs d'usage. Ce qui expliquerait qu'il soit parfois difficile de savoir si on a affaire à des artistes ou à des artisans et qu'il soit au contraire si facile de faire passer certaines personnes d'un statut à l'autre selon les lieux ou les époques. Pourtant, soutenir que la différence entre eux ne tient qu'à la production de valeurs d'usage n'est pas tout à fait satisfaisant : peindre un tableau ou écrire un poème n'est pas comparable à faire un meuble ou peindre des murs. Cette différence reconnue n'en fait-elle pas naître une autre ? Mais qu'elle est la différence ? Qu'est-ce qui distingue la pratique ou création artistique de la production artisanale ? C ) La création artistique. Le caractère libre, non déterminé par un cahier
des charges, une instance extérieure de l'activité de l'artiste ne
distingue-t-il
pas la création artistique de la production artisanale ?
Ainsi la règle du beau n’apparaît que dans l’oeuvre, et y reste prise, en sorte qu’elle ne peut servir jamais, d’aucune manière, à faire une autre oeuvre. " ALAIN, Système des beaux-arts. 1 ) Lorsque l'idée précède et règle l'exécution,
c'est industrie. Alain parle plus loin d'œuvre mécanique : le mot
œuvre semble ici désigner l'activité et non son produit. L'activité
productive est mécanique en cela qu'elle pourrait être effectuée par
une machine précisément parce que tout est prémédité. Il suffit de
l'idée pour faire la chose. Rq : Ce qui s'oppose à une thèse de Kant qui dit que là où il suffit de savoir pour faire, il n'y a pas d'art. Exemple des chaussures : savoir comment on fait des chaussures dans le détail ne suffit pas pour savoir les faire effectivement. Le savoir ne donne comme tel aucun savoir-faire. 2 ) L'artisan peut par éclair être artiste.
3 ) Le peintre de portrait.
Cela ne signifie pas qu'il ne sait pas du tout en commençant ce qu'il va faire, mais qu'il n'a pas l'idée de tout ce qu'il fera à l'avance. Car, tous les artistes ont un projet avant de commencer à faire, mais l'œuvre ne tient pas dans le projet, ne se ramène pas au projet, n'est pas réductible à lui. Pour beaucoup, ce que sera l'œuvre n'était pas prévu et pas seulement parce que ce n'était pas prévisible, mais parce que si tout avait été prévu, elle ne serait pas une œuvre d'art. Ne pas savoir à l'avance ce qu'on va faire et s'étonner soi-même de ce que l'on fait. Faire malgré soi, au sens de faire malgré toute intention, tout projet définis. L'artiste ne sait pas à l'avance ce qu'il va faire en totalité, c'est en faisant qu'il va le découvrir, qu'il va découvrir ce qu'il n'avait pas prévu. Il semble que ne pas savoir à l'avance tout ce qu'on va faire revient à dire qu'il entre dans la pratique artistique une part de hasard, d'improvisation, voire de n'importe quoi. Mais est-ce le cas ? Est-ce que ne pas avoir tout prévu, c'est faire un peu n'importe quoi ? Pas si sûr. Comparaison avec l'élocution : lorsque nous parlons, nous savons à l'avance ce que nous allons dire, mais nous ne savons pas comment nous allons le dire : nous ne faisons pas d'abord toutes nos phrases dans notre tête pour ensuite les livrer : d'une certaine manière, on apprend ce qu'on veut dire en le disant. Cela ne veut pas dire que l'on dit n'importe quoi et qu'on ne maîtrise rien de l'expression de nos idées. De même, faire une dissertation ou un cours, c'est aussi faire une œuvre en ce sens que lorsque l'on commence, on peut bien savoir où l'on veut en venir, c'est en faisant que l'on apprend ce que l'on pensait ou que l'on découvre ce qu'il fallait penser. Et du reste, dans tous les cas, on ne ferait sans doute rien si on savait tout à l'avance, si tout était prévu. Le passage à l'acte serait vain, n'ajouterait rien à l'idée, serait une pure perte de temps et d'énergie. C'est au contraire parce qu'on ne sait ce que l'on fait qu'en le faisant qu'il n'est pas vain de faire, qu'il est désirable de faire. 4 ) La règle du beau et le génie.
Cette idée de beau indique que Alain suppose qu'une œuvre d'art est nécessairement belle et que précisément, c'est sa beauté qui en elle échappe à tout projet, à toute préméditation. En quelque sorte : tout ce qui dans l'œuvre n'est pas beau est de l'ordre de l'artisanat, tandis que tout ce qui en elle est beau est de l'ordre de l'art au sens étroit. Ce qui fait que l'œuvre est œuvre d'art, sa beauté donc pour Alain, est impossible à prévoir, à préméditer. Alain associe donc d'un côté : œuvre d'art, beauté et imprévisibilité ou non-préméditation et, de l'autre, œuvre de l'art, absence de beauté et projet, antériorité complète de l'idée sur la chose qui ne déborde pas l'idée. C'est pourquoi il peut dire que la règle du beau, et non de l'art, mais cela revient ici au même, est prise dans l'œuvre, c'est-à-dire qu'elle n'est pas dans la tête de l'artiste, mais dans l'œuvre elle-même puisqu'elle n'était pas prévue par l'artiste. C'est cette immanence de la règle à l'œuvre qui explique son caractère intransmissible, et donc l'impossibilité de refaire l'œuvre comme telle. Ce qui importe ici, c'est que Alain parle de règle : ce qui échappe à toute prévision, ce qui n'est pas prémédité, ce n'est pas n'importe quoi, c'est de l'ordre de la règle. Mais c'est une étrange règle : une règle, au sens technique de terme et non au sens moral, c'est une procédure qu'il faut connaître et suivre pour faire quelque chose, pour réaliser quelque chose. Elle est de l'ordre du moyen nécessaire. Or, ici, la règle n'est pas connue avant de faire, elle n'apparaît qu'après et encore de telle sorte qu'elle est inutilisable, inséparable de l'œuvre. On retrouve exactement le même type de pensée chez Kant : le génie est celui qui ne sait pas ce qu'il fait, mais sans pour autant faire n'importe quoi : il obéit dans son faire à des règles dont il n'a pas conscience et sans lesquelles il ne serait pas un génie. Que doit-on en conclure ?
L'artiste est donc celui qui, à la différence de l'artisan, ne sait pas exactement ce qu'il fait, sans pour autant faire n'importe quoi. La part d'imprévu qui entre dans la pratique ainsi que dans l'œuvre correspond pour Alain d'une part au génie et d'autre part au beau. Si l'artiste ne fait pas n'importe quoi sans savoir exactement ce qu'il fait, c'est parce qu'il est inspiré, parce qu'il a du génie. Et ce qui échappe à toute préméditation dans l'œuvre, ce qui en fait une œuvre d'art donc, c'est sa beauté. Or, cet aspect de la thèse de Alain entre en conflit avec ce que nous avons dit du génie. Est-ce que cela signifie que toute la thèse de Alain doit être rejetée ? Non pas. Que la spontanéité de l'artiste soit inspirée par son génie ou par tout autre chose ne change rien à l'idée selon laquelle l'artiste ne sait pas à l'avance tout ce qu'il fera et donc ce que sera son œuvre. Et si on exclut l'existence d'une inspiration géniale, rien n'empêche de dire que la spontanéité créatrice, à l'égard de laquelle l'artiste est bien passif, comme un simple spectateur, est tamisée par ses jugements. On peut se passer du génie (et même du beau) et maintenir que l'artiste est celui qui ne sait pas exactement ce qu'il fait sans faire n'importe quoi parce qu'il contrôle, trie, sélectionne, combine tout ce que sa spontanéité l'amène à faire de telle sorte qu'il ne retient que le meilleur du point de vue de ses exigences esthétiques. Dire que l'artiste est spectateur de son œuvre, qu'il découvre ce qu'il fait en le faisant ne lui interdit pas d'être un spectateur qui juge, trie, élimine, corrige, combine, c'est-à-dire qui oriente en permanence l'activité créatrice en elle-même passionnée, désordonnée et brouillonne. Rq : On peut d'ailleurs une nouvelle fois rapprocher cette pratique de l'élocution : lorsqu'on parle, on ne sait pas à l'avance comment on dira ce que nous avons l'intention de dire. Nous sommes donc comme les spectateurs/auditeurs de nos propres phrases. Mais nous ne sommes pas pour autant entièrement passifs : nous choisissons certains termes, éliminons ou retenons des tournures : nous guidons notre élocution de telle sorte qu'elle exprime au mieux ce que nous voulons dire. Cette différence entre les artistes et les artisans permet donc que soutenir qu'il existe une différence entre leurs productions respectives. L'œuvre d'art, à la différence des œuvres de l'art, ce qui est irréductible à un ensemble de règles déterminées à l'avance de telle sorte que l'œuvre d'art dépasse toujours l'idée qu'on s'en fait en commençant, le projet qu'on pouvait avoir avant de commencer. Conclusion de cette première partie. On se demande ce qu'est une œuvre d'art. C'est notre point de départ. Pour répondre à cette question, on s'est d'abord dit qu'une œuvre d'art, c'est ce qui est fait par un artiste. Ce qui nous avait conduit à nous interroger sur l'art en général, puis sur la différence entre l'artisan et l'artiste et enfin sur la création artistique. Avons-nous désormais une définition de l'œuvre d'art ? Pouvons nous dire ce qu'est une œuvre d'art à partir de ce que nous savons de son auteur, à partir de l'artiste et de la création artistique ? Œuvre d'art et art. Qu'une œuvre d'art soit l'œuvre d'un artiste implique qu'elle soit produite par un être qui maîtrise un art, c'est-à-dire un ensemble de savoir-faire. Peut-on alors définir une œuvre d'art par l'art ? Peut-on dire qu'une œuvre d'art est nécessairement et essentiellement le produit d'une activité réglée par l'acquisition de savoir-faire ? Réponse : non. Ce sont les œuvres de l'art qu'on peut définir de cette manière et non les œuvres d'art puisque si pour les premières, ce qu'elles sont se ramènent à un ensemble de procédures et de règles connues à l'avance, les œuvres d'art elles ne se réduisent pas à un ensemble de règles pas plus qu'elles n'incarnent une idée, un concept ou des formes déterminées en totalité à l'avance. Au contraire, elles contiennent nécessairement une part d'imprévu et d'intransmissible. C'est précisément cela qui les distingue des œuvres de l'art ou des ouvrages artisanaux. Cela nous amène finalement à soutenir que l'on ne peut pas définir l'œuvre d'art par l'art dans la mesure où l'œuvre d'art est irréductible à l'art comme tel. L'art n'est pas un critère qui permette de définir l'œuvre d'art. Paradoxalement, les œuvres d'art n'appartiennent pas à l'art en cela qu'elles sont irréductibles à toute production rendue possible et réelle par l'acquisition d'une habileté ou d'un métier par apprentissage, c'est-à-dire par imitation. L'œuvre d'art est au-delà de l'art entendu comme habileté, comme savoir-faire qui obéit à des règles explicites et transmissibles. L'art comme tel ne peut pas rendre compte de ce qu'est une œuvre d'art. Rq : Ce qui permet de comprendre qu'une certaine manière de regarder les œuvres d'art, une manière fort répandue et par laquelle on croit faire honneur aux œuvres, à savoir cette manière à la fois savante, technicienne et béotienne qui consiste à y voir des procédés, à s'extasier sur la technique, l'ingéniosité de la réalisation, le fini, l'habileté qu'il faut avoir pour la réussir, voire la somme de travail qu'il a fallu consacrer à sa réalisation, tout cela est ridicule et déplacé : c'est ne voir dans l'œuvre qu'une œuvre de l'art et non une œuvre d'art, c'est ne voir dans l'artiste qu'un artisan qui aurait pour particularité de faire des choses inutiles et bonnes à admirer. Une œuvre d'art, ça ne s'admire pas. Œuvre d'art et artiste.
Réponse : sans doute, mais cela ne nous apprend rien sur l'œuvre. Comment en effet reconnaître ces qualités chez une personne, sinon à travers ses œuvres ? Ce qui signifie qu'il faut d'abord reconnaître les œuvres comme des œuvres d'art pour ensuite reconnaître à leur auteur les qualités en question et donc le statut d'artiste. L'art au sens strict se prouve, se montre par le travail, le spectacle offert par l'habileté à l'œuvre, le savoir-faire à l'œuvre, il n'en est pas de même de ce qui dépasse l'art, qu'il s'agisse du talent ou du goût : cela ne se voit que dans l'œuvre accomplie et non dans l'activité qui la produit. Il n'y sans doute pas beaucoup de différence entre le spectacle offert par un grand peintre travail et un peintre du dimanche au travail : la différence n'est pas dans l'acte, elle est dans le fruit. S'il est exact de dire que les œuvres d'art sont faites par des artistes, cela ne constitue pas un critère distinctif qui permette de distinguer une œuvre d'art de n'importe quoi d'autre parce que c'est l'œuvre qui permet de reconnaître l'artiste et non l'artiste qui permet d'identifier l'œuvre. C'est l'œuvre qui fait l'artiste : ce sont les peintures rupestres, par ce qu'elles sont, qui font dire que leurs auteurs étaient des artistes, ce sont les peintures réalisées par certains autistes ou certains malades mentaux ou certains enfants qui nous décident à les dire artistes, et jamais l'inverse. Soit, mais alors on retombe sur la difficulté initiale : comment fait-on pour reconnaître les œuvres d'art comme telles ? Qu'est-ce qu'une oeuvre d'art ? Mais, puisque l'œuvre d'art est irréductible à
l'art, on pourrait dire que quoi que puisse se trouver dans cet au-delà
de l'art, ce qui décide du statut d'œuvre d'art, ce n'est pas cet
au-delà de l'art, mais
le fait qu'elle plaise à un public. |