- Qu'est-ce que la conscience ?

[ Deuxième partie ]
 
 

II ) Qu’est-ce que la conscience ?

Conscience et pensée. 

On peut, comme on l'a fait, se demander ce qu'est un être doué de conscience, qu'est-ce que ça change d'avoir une conscience, mais on peut aussi isoler la conscience comme telle et se demander ce qu'elle est en elle-même. 

Or, si l'être doué de conscience est un sujet, c'est parce qu'il a conscience de lui-même et d'objets. Sa conscience lui permet par conséquent de prendre et d'avoir conscience de certaines choses.

On pourrait donc dire que la conscience est ce qui permet de prendre conscience de soi et du monde, c'est-à-dire de savoir qu'on existe et qu'il y a des objets. 

Soit, mais alors qu'est-ce que prendre ou avoir conscience de quelque chose ?

Avoir conscience de quelque chose, c’est penser à ce quelque chose.

Puisqu'avoir conscience de quelque chose, c'est comme penser à cette chose, il semble qu'on puisse dès lors affirmer que la conscience, c'est la même chose que la pensée ou que la pensée, c'est la conscience. 

Facultatif : ce qui suit permet de poser un problème qui se posera de toute façon en quelque sorte de lui-même à partir de l'idée selon laquelle la conscience, c'est la même chose que la pensée. Si on préfère qu'un problème soit posé avant de s'engager dans l'examen de telle ou telle thèse, il faut lire la suite, mais si on accepte que la problématisation d'une question s'effectue à partir de la réponse qu'on peut donner immédiatement à cette question, alors on peut passer directement au A). 

Seulement, dire que la conscience, c'est la même chose que la pensée est trop rapide. Nous l'avons vu, l'être doué de conscience est l'être qui se sait au monde et qui sait qu'il le sait. Avoir conscience de quelque chose, ce n'est donc pas seulement y penser, c'est aussi savoir qu'on y pense.

Parce que si on pensait à quelque chose sans le savoir, on ne pourrait pas dire qu'on a conscience de cette chose. Si je pense à mes amis et que je ne sais pas que je pense à eux, non seulement cela paraît absurde, mais en plus, il est évident que si c'était possible, je ne pourrais pas dire que j'ai conscience de mes amis, que j'ai conscience de mes amis en pensant à eux ou parce que j'y pense. 

Qu'est-ce que cela signifie ? Qu'avoir conscience de quelque chose, ce n'est pas seulement y penser, c'est aussi savoir qu'on y pense, avoir conscience de penser à cette chose. Qu'avoir conscience de quelque chose, c'est d'une part y penser et d'autre part avoir conscience d'y penser, c'est avoir conscience d'avoir conscience de quelque chose. 

Disons cela autrement : avoir conscience de quelque chose, c'est avoir conscience de deux types de choses : celles qui se trouvent en dehors de nous ou qui ne sont pas nous, comme les objets du monde, les autres, notre propre corps, mais aussi telle ou telle idée (nous ne sommes pas les idées que nous avons), et, celles qui se trouvent en nous ou qui sont nous-mêmes comme nos pensées, nos souvenirs ou nos perceptions en tant qu'ils sont à nous, les nôtres. 

Par conséquent, d'un côté, on dit que la conscience est identifiable à la pensée, mais de l'autre, il apparaît que prendre conscience, c'est non pas simplement penser à quelque chose qui se trouve en dehors de nous, qui n'est pas nous, mais aussi apercevoir en nous les pensées que nous avons des choses extérieures ou étrangères à nous. 

On a du coup affaire à deux aspects distincts de la conscience, presque à deux consciences : la conscience des objets extérieurs à nous, qu'on peut identifier à la pensée, et, la conscience de ce qui se passe nous, dans notre esprit, qu'on appelle la conscience réflexive.

Peut-on, dans ces conditions, dire que la conscience, c'est la même chose que la pensée ? N'est-elle pas plus que la pensée, à savoir la conscience de cette pensée ? Soit, mais elle n'est rien sans la pensée puisqu'on ne peut pas avoir conscience de quelque chose sans y penser, sans le secours de la pensée. 

D'où le problème : de deux choses l'une : ou bien la conscience, c'est pensée, ou bien la conscience ne se réduit pas à la pensée, mais consiste dans la saisie de la pensée.

Ou bien la conscience, c'est la pensée comme telle, ou bien la conscience, c'est la saisie réflexive de nos pensées. 

A ) La conscience, est-ce la pensée ?

Si on considère qu'avoir conscience de quelque chose, c'est y penser, alors on soutient implicitement que la conscience, c'est la pensée, qu'avoir conscience de quelque chose, c'est y penser. Mais qu'est-ce que penser ?

1 ) Qu'est-ce que penser ? voir conscience de quelque chose, c’est penser à cette chose, c'est donc avoir une pensée de cette chose, à savoir l'idée de quelque chose, l'image de quelque chose, la perception de quelque chose, le souvenir de quelque chose, le souhait de quelque chose, le regret de quelque chose… 

Exemples :

  • Je perçois tel arbre. J’en ai conscience en tant que je le perçois.
  • Je me souviens de telle chose passée. J’ai conscience de cette chose en tant que je fais l’effort de m’en souvenir.
  • Je crois en telle chose. J’ai conscience de cette chose en tant que j’y crois.
  • J’ai telle idée en tête.
  • Je rêve que cela m’arrive.
  • Je pense à ce que je suis en train de faire.
  • ...
Ce qui suppose à chaque fois une activité intellectuelle déterminée : celle de la raison ou de l’entendement, de l’imagination, de la mémoire… qui sont autant de faculté de l'esprit, d'aptitudes propres aux êtres qui pensent. Et, c'est précisément parce qu'avoir conscience de quelque chose est impossible sans ces facultés de l'esprit ou de la pensée, qu'on peut soutenir que la conscience n'est rien d'autre que la pensée, qu'avoir conscience de quelque chose, c'est penser et que penser, c'est être capable de ces différents actes intellectuels. 

C'est, précisément, l'idée que Descartes expose dans les Méditations métaphysiques, à la deuxième méditation.

"Mais qu'est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense ? Qu'est-ce qu'une chose qui pense ? C'est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent." DESCARTES.   Cette définition peut décevoir : à la question de savoir ce qu'est penser, on peut attendre une réponse qui ne soit pas une liste d'actes intellectuels qui renvoient chacun à une faculté distincte de l'esprit. Pourtant, comment définir l'activité de penser autrement qu'en exposant l'ensemble des actes intellectuels dont nous sommes capables ?

A savoir : douter, en l'occurrence, Descartes doute de la vérité de l'ensemble des opinions qu'il tient pour vraies ; concevoir, c'est-à-dire qui se représente sous la forme d'une idée ; affirmer, et nier, c'est-à-dire qui affirme ou qui nie la vérité d'une proposition, qui la déclare vraie ou fausse, sans contrainte extérieure ; vouloir, c'est-à-dire qui est capable de se décider et de faire ce qu'on a décidé ; imaginer, c'est-à-dire produire des images de choses à partir de ce que nous avons perçu ; sentir, c'est-à-dire percevoir les choses par l'intermédiaire des sens. 

Si la pensée et la conscience peuvent être confondues, alors cela signifie que la conscience est cette série d'actes, cet ensemble d'activités. Et du reste, douter de quelque chose, affirmer ou nier une proposition, vouloir ou refuser une action, imaginer ou percevoir un objet, c'est dans tous les cas avoir conscience de ce dont on doute, de ce qu'on affirme ou nie, …et si on en a conscience, c'est bien parce qu'on y pense. Comment pourrions-nous en effet avoir conscience de quelque chose sans y penser ? Comment pourrions-nous avoir conscience d'une chose en dehors de l'acte délibéré et dont je suis l'auteur d'y penser de telle ou telle manière ?

 Il faut encore préciser que l'ensemble de ces actes sont tous en rapport avec un objet : douter, c'est douter de quelque chose, de même que percevoir, c'est nécessairement percevoir quelque chose. Penser, c'est toujours penser à quelque chose. De sorte que si on veut définir la pensée et donc la conscience, il faut non seulement parler des actes dont la pensée est capable, mais aussi des objets qu'elle saisit par ses actes.

Car si on pense, on pense à quelque chose : on ne pourrait pas penser et ne penser à aucun objet en particulier.

Pourtant, ne dit-on pas parfois que l’on ne pense à rien, voulant dire par là que notre conscience est vide, qu’elle n’a aucun objet, aucun contenu ?

Mais cela est-il exact ? Lorsqu’on dit qu’on ne pense à rien, ne pensons-nous vraiment à rien ? Non, nous avons encore des pensées, quelque chose à l’esprit, mais ces pensées ne font que nous traverser l’esprit sans qu’on fixe sur elle notre attention. Un flux de pensées confuses nous passe par la tête et notre attention est flottante. Lorsqu’on dit qu’on ne pense à rien, on pense encore à quelque chose ! 

Qu’est-ce que cela signifie ? Que la conscience est par définition, sous peine de cesser d’être, conscience de quelque chose. Elle n’a rien à savoir en particulier pour être ne conscience, mais elle ne peut pas n’avoir conscience de rien. Par définition ou par essence, la conscience est conscience de quelque chose. 

Résumons nous : pour penser, il faut penser à quelque chose en particulier (penser, c'est penser à quelque chose) et pour avoir conscience de quelque chose, il faut y avoir pensé de manière active, intentionnellement.

Dit autrement : une conscience n'est une conscience que si elle est délibérément, intentionnellement conscience de quelque chose. 

La conscience est nécessairement et intentionnellement conscience de quelque chose.

 Et, cette idée est précisément une des thèses centrales d’un courant philosophique qui s’appelle la phénoménologie, dont l’initiateur est Husserl.

"La perception de cette table est, avant comme après, perception de cette table. Ainsi, tout état de conscience en général est, en lui-même, conscience de quelque chose, quoi qu’il en soit de l’existence réelle de cet objet et quelque abstention que je fasse, dans l’attitude transcendantale qui est mienne, de la position de cette existence et de tous les actes de l’attitude naturelle. Par conséquent, il faudra élargir le contenu de l’ego cogito transcendantal, lui ajouter un élément nouveau et dire que tout cogito ou encore tout état de conscience "vise" quelque chose, et qu’il porte en lui-même, en tant que "visé" (en tant qu’objet d’une intention), son cogitatum respectif.
Chaque cogito, du reste, le fait à sa manière. La perception de la "maison" "vise" (se rapporte à) une maison - ou, plus exactement, telle maison individuelle - de la manière perceptive ; le souvenir de la maison "vise" la maison comme souvenir ; l’imagination, comme image ; un jugement prédicatif ayant pour objet la maison "placée là devant moi" la vise de la façon propre au jugement prédicatif ; un jugement de valeur surajouté la viserait encore à manière, et ainsi de suite.
Ces états de conscience sont aussi appelés états intentionnels. Le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose, de porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même. "
E. Husserl, Méditations cartésiennes.

Commentaire.

La phénoménologie est une philosophie qui se donne pour objet d’examiner et de décrire les états de la conscience une fois qu’on a mis le monde entre parenthèse, c’est-à-dire une fois qu’on a décidé de faire comme si le monde extérieur, et notre propre corps n’existait pas. Il s’agit donc de rompre avec l’attitude naturelle de la conscience qui, tout à l’inverse, consiste à tenir ce qui est perçu pour existant réellement. Une fois cette attitude naturelle suspendue, il semble qu’il ne reste plus que la conscience seule, isolée et pure de tout contenu. Une conscience qui se réduirait à un simple "ego cogito", c’est-à-dire à un simple "je pense".

Ce que montre Husserl, c’est qu’il n’en est rien, que l’examen des états de conscience, lorsqu’on fait comme si le monde n’existait pas, montre que la conscience n’est pas réduite à "je pense", mais contient aussi des objets, ceux qu’elle pense, dont elle a conscience. Que le monde existe ou qu’il n’existe pas, qu’il existe tel que je le pense ou non, la conscience ne se réduit jamais à une conscience pure de tout contenu, elle est toujours conscience de quelque chose, visée de quelque chose qui se distingue d’elle, d’un objet. Cette caractéristique de la conscience s’appelle l’intentionnalité de la conscience : elle vise de manière intentionnelle des objets, constitutivement.

Ce qui signifie qu'identifier la conscience et la pensée, la conscience et le cogito, le "Je pense", implique que la conscience ait conscience de quelque chose parce qu'il n'y a pas de pensée de rien.

Mais en quel sens, la conscience a-t-elle conscience de quelque chose ? Quel est ce quelque chose si on fait comme si le monde n'existait pas ? 

La perception de cette table est la même avant et après la suspension de l'attitude naturelle qui consiste à penser que le monde existe tel qu'on le saisit, suspension que Husserl appelle époké. Qu'est-ce que cela signifie ? Que la conscience "contient" toujours des objets : il n’y a pas de pensée pure, de conscience pure de tout contenu. Lorsqu'on cherche à isoler la conscience de tous les objets qui lui sont extérieurs, de tous les objets, on s’aperçoit que la conscience ne se réduit pas à une pure conscience. Toute conscience, toute pensée contient un cogitatum, un quelque chose qui est pensé, une chose pensée.

C’est cela qui s’appelle l’intentionnalité de la conscience, c’est-à-dire le fait qu’elle toujours conscience de quelque chose qu’elle vise d’une certaine manière. 

Dire que la conscience est toujours conscience de quelque chose, pourrait créer une confusion : celle de laisser penser que la conscience serait comme un miroir sur lequel se reflètent les choses, qu’elle serait passive.

Or, il n'en est rien : la conscience est conscience des objets qu'elle vise. Le sujet conscient peut viser intentionnellement, c’est-à-dire délibérément, volontairement tel ou tel objet de telle ou telle manière. La conscience n’est pas harcelée par des objets, c’est le sujet doué de conscience qui prend pour objet telle ou telle chose, dans un souvenir, une idée, un projet...

Par conséquent, la conscience est non pas passive, mais active dans son rapport aux objets. De sorte que l’on peut dire que la conscience n’est pas comme une chose, un miroir en lequel se refléteraient des choses, un système d’enregistrement des choses, mais l'activité par laquelle elle se donne des objets telle ou telle manière, c'est-à-dire en les visant de telle ou telle manière.

Pour le dire en d'autres termes, en des termes qui ne sont pas ceux de la phénoménologie, la conscience consiste en l'attention que nous prêtons à un objet, elle est cette attention même. L'attention comprise comme acte de l'esprit visant un objet de telle ou telle manière. 

En conclusion, on peut dire que la conscience, c'est la pensée, qu'avoir conscience, c'est penser.

Or, puisque penser correspond à un ensemble d'actes qui tous sont liés aux facultés de l'esprit, la conscience est cet ensemble d'actes ou d'activités.

Or, parce que penser est une activité intentionnelle qui renvoie nécessairement à un objet, il faut ajouter que la conscience est nécessairement et intentionnellement conscience de quelque chose. 

Nous savons ce qu'est penser et en quoi on peut identifier penser et avoir conscience, mais nous avons aussi dit à plusieurs reprises que la conscience, c'est la pensée. Or, en réalité, penser et la pensée sont deux choses différentes : penser, c'est l'ensemble des actes dont nous avons parlé, alors que le substantif "pensée" renvoie non pas à des actes, mais à un quelque chose. A quoi au juste ?

2 ) Qu'est-ce que la pensée ? Penser est un verbe dont nous savons maintenant qu'il est un verbe d'action et non d'état. Penser, c'est accomplir certains actes purement intellectuels. Qui les accomplit ? Nous, nous qui pensons. Mais au lieu de se demander qui pense, on pourrait se demander qu'est-ce qui pense en nous lorsque nous pensons ? Qu'est-ce qui nous permet de penser ? La pensée pourrait-on répondre. Mais qu'est-ce que la pensée ?

A cette question, ce ne sont pas les réponses qui manquent. On peut en effet songer par exemple au cerveau, au corps en général, à l'esprit ou à l'âme…

Seulement, aucune de ces réponses n'est claire par elle-même et elles s'opposent entre elles : si la pensée, c'est le cerveau donc une partie du corps humain, alors elle n'est pas l'âme réputée immatérielle. Et inversement. 

Alors qu'est-ce que la pensée ? Donc qu'est-ce que la conscience, puisque c'est la même chose ?

Or, avant d'avoir défini ce que c'est que penser, Descartes, précisément, définit ce qu'est la pensée en définissant ce qu'il est lui-même à partir de l'idée selon laquelle la seule chose dont il puisse être sûr, c'est qu'il existe parce qu'il pense.

Comment se définit-il ? Comme une chose qui pense, c'est-à-dire comme une substance dont l'essence ou la nature est de penser.

Qu'est-ce à dire ? Une substance, c'est une chose, mais pas nécessairement corporelle qui existe par soi-même, c'est-à-dire sans cause extérieure. La substance pensante, c'est une chose qui n'a aucune matérialité et dont l'activité est de penser, qui ne fait que penser. La substance pensante n'est donc rien d'autre que ce qu'on appelle aussi l'âme, mais à condition, précise Descartes, d'ajouter que l'âme ne doit pas être conçue sur le modèle d'un corps physique, comme un feu ou un souffle. 

Argument : je n'ai pas besoin de supposer que j'ai un corps pour avoir la certitude que je pense et donc pour dire que je suis une chose qui pense, et qui penserait même sans avoir de corps. Ce n'est pas que je n'ai pas de corps, mais je peu très bien concevoir que je puisse penser sans en avoir. Ma pensée ne semblerait pas moins ma pensée avec ou sans corps.

En terme modernes : la pensée ou la conscience ne se réduit pas aux processus corporels, notamment à l'activité cérébrale : elle les suppose peut-être, mais ne s'y ramène pas. Que la conscience n'existe que chez des êtres dotés d'un corps et d'un cerveau n'implique pas que la conscience se confonde avec les mouvements du corps : l'activité neurobiologique du cerveau n'est pas la même chose que le fait de penser à une chose et de le savoir. Il y a entre le fait de penser et cette activité une différence de nature qui autorise à dissocier conscience et cerveau sans pour autant nier qu'elle ne puisse pas se passer de lui. On a d'autant plus de raison de les distinguer qu'on n'observe pas de concomitance entre la présence de la conscience et l'activité cérébrale : celle-ci peut être intense alors que celle là est absente, comme c'est le cas durant certaines phases du sommeil, notamment celles au cours desquelles il semble qu'on rêve. 

La pensée et donc la conscience n'est pas le cerveau, elle est la même chose que l'âme : une réalité immatérielle dont la nature est de penser. Elle est une substance pensante. 

Seulement, cette définition cartésienne de la pensée ne va pas sans poser de problème. En tant que substance pensante, la pensée ou la conscience ne peut pas ne pas penser toujours puisque penser est sa nature.

Ce que Descartes du reste soutient expressément dans les Réponses aux cinquièmes objections , adressées par Gassendi.
 

"Mais pourquoi ne penserait-elle pas toujours puisqu'elle est une substance qui pense ?" Descartes.   Or, soutenir que nous pensons toujours, puisque la pensée ou la conscience connaît des moments d'interruption, signifie qu'on pense toujours mais sans toujours s'en rendre compte. Ce que Descartes du reste admet. (En contredisant ce qu'il dit par ailleurs de la conscience, nous le verrons après)

Mais si ma pensée pense sans que je le sache, je ne peux plus dire que c'est moi qui pense : c'est ma pensée qui pense, mais sans moi, sans que j'en aie conscience. Autant dire que ma pensée n'est pas à moi ou que penser n'est pas avoir conscience puisqu'on pourrait penser sans le savoir, penser à quelque chose sans avoir conscience de cette chose.

Comme substance, la pensée devient autonome, cesse d'être identifiable à la conscience et surtout cesse d'être ma pensée ou ma conscience. Comme substance, la pensée devient une pensée qui pense toujours et malgré moi et cesse d'être ma pensée. En somme, comme substance, la pensée est comparable au cerveau : une chose qui est toujours en mouvement sans que l'on puisse relier cette activité à celle de la conscience ou à l'acte conscient de penser à quelque chose. Descartes est victime de la rigueur du dualisme des substances.

Faut-il revenir à l'idée selon laquelle elle est un corps, au matérialisme de la neurobiologie ? 

Ce n'est pas possible puisque définir la conscience ou la pensée par une substance, qu'elle soit matérielle ou non, pose le même problème : il n'y a pas de rapport entre les mouvements d'une substance et l'acte de penser ou d'avoir conscience. 

Alors, qu'est-ce que la pensée ?

Et si elle n'était rien en elle-même, si elle n'était que cette activité de penser à quelque chose, sans plus ? telle est la thèse de la phénoménologie de Husserl et l'interprétation qu'en donne Sartre.

Soutenir que toute conscience est conscience de quelque chose, c'est dire qu'il n'y a pas de conscience tout court, de conscience qui serait conscience de rien. Ou plutôt, qu'une conscience qui n'aurait conscience de rien ne serait pas une conscience, ne serait rien du tout.

Qu'est-ce que cela signifie sinon que la conscience disparaît dès que son activité cesse, dès qu'elle ne vise plus aucun objet, dès qu'on ne pense plus à quelque chose ? Or, si elle cesse avec l'activité de la pensée, si elle n'est que si elle est active, qu'en train de penser à quelque chose, alors cela signifie qu'elle n'est rien d'autre que cette activité même, sans rien derrière.

C'est ce que soutient Sartre : la conscience est une pure activité sans substrat, sans intériorité, sans épaisseur, sans consistance propre : elle est toute entière dans ses actes et par la conscience qu'elle en a des objets.
 

On peut donc finalement soutenir que la conscience, c'est la même chose que la pensée à partir de l'idée selon laquelle avoir conscience de quelque chose n'est rien d'autre que penser à cette chose de telle ou telle manière. Ce qui permet de dire que toute conscience est intentionnellement conscience de quelque chose et qu'en tant que pensée, elle n'est rien d'autre qu'une pure activité : son essence est dans ses actes et non dans un substrat matériel ou non qui se tendrait derrière ses actes.

Seulement, dire que la conscience, c'est la pensée contient une ambiguïté : un être doué de conscience est, nous le savons, un être qui se sait exister au monde et qui sait qu'il le sait. Il est donc un être qui a conscience des choses et qui sait qu'il en a conscience, qui pense aux choses de telle ou telle manière et qui sait qu'il y pense. C'est en cela qu'un être doué de conscience est sujet.

Qu'est-ce que cela signifie ? Qu'on ne peut assimiler la conscience à la pensée que si on précise qu'on doit avoir conscience de nos pensées pour pouvoir dire que la conscience, c'est la pensée. 

La conscience n'est la pensée qu'à condition que la pensée soit sue, connue, réfléchie : une pensée qui ne le serait pas ne serait pas consciente, elle ne serait pas une conscience.
 

B ) La conscience n'est la pensée que si elle est réfléchie.

1 ) Qu'est-ce que la conscience réflexive ?

Avoir conscience de quelque chose, ce n'est pas seulement y penser, c'est à la fois y penser et savoir qu'on y pense, c'est à la fois avoir conscience de cette chose et avoir conscience d'en avoir conscience.

Aussi absurde que cela paraisse, si je pensais à quelque chose sans le savoir, je ne pourrais pas dire que j'en ai conscience. Inversement, penser à quelque chose c'est en avoir conscience si et parce que je sais que j'y pense.

Ainsi, dire que je perçois un arbre, c'est dire que j'en ai conscience perceptivement, non pas seulement parce que je le perçois, mais en même temps parce que j’ai conscience d'avoir conscience de cet arbre. Je le perçois et je sais que je le perçois. Comment pourrais-je d'ailleurs avoir conscience de quelque chose tout en l'ignorant ? Comment pourrais-je être attentif à une chose sans le savoir ? Comment pourrais-je viser intentionnellement une chose sans être au courant ? 

C’est cela la conscience réflexive : la conscience d’avoir conscience de quelque chose, donc la conscience de nos pensées, de ce qui se passe en nous.

Les choses semblent claires : la conscience réflexive est la conscience par laquelle je prends conscience de mes pensées, par laquelle je les aperçois, et inversement, puisque je ne peux pas avoir une pensée sans le savoir, mes pensées, c’est ce dont je prends réflexivement conscience. Telle est précisément la thèse de Descartes.
 

"Ce que c’est que penser.

Par le mot de penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes ; c’est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir est la même chose ici que penser." Article 9 des Principes de la philosophie.

  " Par le nom de pensée, je comprends tout ce qui est tellement en nous que nous en sommes immédiatement connaissants " Réponses aux secondes objections   " Il n’y a aucune pensée de laquelle, dans le moment qu’elle est en nous, nous n’ayons une actuelle connaissance. " Réponses aux sixièmes objections. Descartes


On pourrait faire observer que le mot conscience n'apparaît pas dans ces différents extraits de Descartes. Mais, cela ne signifie pas que Descartes ne parle pas d'elles d'une autre manière. 

En ce qui concerne l'extrait des Principes de la philosophie

D'abord, il parle de la pensée ou de penser. Mais par là, il entend ce que nous avons déjà identifié comme des modalités de la conscience intentionnelle ou directe : entendre, c'est-à-dire comprendre, tout comme imaginer ou percevoir. 

Ensuite, si la conscience réflexive n’apparaît pas explicitement dans le texte, elle y est présente, de manière implicite ici et de manière explicite dans la version latine du texte qui est aussi la version originale. Dans cette version, il est en effet question de conscience de conscience là où le version française parle d'apercevoir immédiatement. Mais apercevoir ses pensées, n’est-ce pas en prendre conscience ? 

Rq : La traduction est l’oeuvre d’un disciple de Descartes et a été visée et approuvée par lui, mais à l’époque on ne traduisait pas un texte à partir de ses mots et de leurs sens, mais à partir des idées exprimées par le texte original. L’idée de conscience de conscience est rendue ici par le mot apercevoir et l’expression d’aperception immédiate. Aperception immédiate : s’apercevoir ou s’aviser ou saisir immédiatement les contenus de la conscience, ceux que la conscience se donne par la perception, l’imagination, le fait de concevoir...
 

Commentaires de ces extraits :

Descartes soutient, à trois reprises, que penser (l'acte de penser) ou la pensée (le fait de pouvoir penser) ou les pensées (les idées ou comme on le dit de manière plus contemporaine, les contenus de la pensée, les objets de la pensée, ceux qui sont associés à un acte de la pensée, à un "penser", aux cogitatum dont parle Husserl) sont toujours aperçus de nous et immédiatement. On ne peut pas ne pas savoir ce que nous pensons, ce dont nous avons conscience et comment nous en avons conscience, comment nous y pensons. Nous avons donc réflexivement immédiatement et toujours conscience de nos actes et contenus de conscience. Penser, c'est penser à quelque chose et savoir qu'on y pense. 

Mais attention, l’aperception ne vient pas s’ajouter comme quelque chose d’extérieur, de second et de distinct à la conscience de quelque chose. Elle n’est pas en plus et séparable de la pensée. Penser, c’est savoir que l’on pense, ou sinon on ne pense pas du tout. Penser, c’est simultanément et indissolublement, penser à quelque chose et savoir qu’on y pense. Ce qui ne signifie rien d’autre qu’on ne peut pas avoir des pensées sans le savoir, qu’une pensée est aperçue ou n’est pas une pensée. 

C’est donc l’aperception immédiate qui permet de définir l’ensemble des actes de la pensée, c’est-à-dire la pensée dans son extension, le nombre et la nature des actes qui sont les siens. On pourrait renverser la formule et dire : on n'a pas affaire à la pensée (à la conscience de quelque chose donc) chaque fois que je n'aperçois pas immédiatement quelque chose qui se passe même en moi. Ainsi, par exemple, digérer n’est pas penser, parce que si cela se passe en moi, je n’en ai aucune aperception immédiate. Mais sentir, c’est bien penser parce que j’en ai une aperception immédiate.
 

Mais si nous apercevons tous les actes et contenus de notre pensée, à savoir de la conscience directe, et même que n'est une pensée que ce qui est immédiatement aperçu de nous, on peut alors dire que nous sommes transparents à nous-mêmes, que tout ce qui est actuellement en nous ne peut nous échapper, être ignoré de nous, passer inaperçu. Cette transparence à nous-mêmes ainsi affirmée n'a pas de quoi étonner : elle ne fait qu'exprimer ce qui semble être une évidence : comment ne saurais-je pas à quoi je pense quand j'y pense puisque, précisément, c'est MOI qui Y pense ? 

Ce qui ne veut pas dire que la conscience réflexive se confond avec la pensée qui elle se confond avec la conscience intentionnelle. La conscience réflexive, l'aperception immédiate de nos actes et contenus de conscience, se distingue de la pensée, de la saisie intentionnelle de telle ou telle manière de tel ou tel objet, mais elles ne se distinguent pas au point d'être séparée : elles se distinguent comme on distingue la pensée et ses facultés et le fait d’apercevoir cette pensée à l’œuvre. 

Seulement, cette thèse, quoiqu'elle ait le bon sens pour elle, ne va sans poser un problème.

2 ) Aperçoit-on bien toutes nos pensées ? Il peut sembler absurde de dire qu'il pourrait y avoir en moi des pensées dont je ne saurais rien puisque c'est moi qui pense.
Seulement si on exprime cette thèse sous cette forme : " Tout ce que je n'aperçois pas immédiatement en moi n'est pas une pensée ou penser ", il apparaît que cette thèse ne va plus de soi.

De deux choses l'une : ou bien elle n'engage à rien parce que dire que tout ce qui est aperçu, c'est de la pensée, permet d'exclure de la pensée tout ce qui n'est pas aperçu sans même savoir ce que c'est, ou bien, elle est risquée parce qu'elle pourrait précisément exclure de la pensée des actes et des contenus de conscience authentiques qui passeraient inaperçus. Mais ce n'est pas parce qu'ils passeraient inaperçus qu'ils n'existeraient pas. Après tout, qu'est-ce qui me permet d'être aussi sûr que j'aperçois tout ce qui se déroule en moi puisque si justement je n'apercevais pas tout, je n'en saurais rien!

Dit autrement : Descartes fait de l'aperception immédiate de nos pensées le critère qui permet d'identifier nos pensées comme telles, ce par quoi nos pensées sont des pensées. Or, qu'est-ce qui nous empêche de soutenir que nos pensées n'ont pas besoin d'être réfléchies, aperçues pour être des pensées authentiques ? 

C'est ce qu'on appelle une pétition de principe : la thèse de Descartes, qui est celle du sens commun, postule ce qu'elle soutient de telle sorte qu'elle est vraie parce qu'elle ne peut pas être fausse, ce qui signifie en réalité que sa vérité est problématique. 

Au moins à titre d'hypothèse ou de conjecture, rien ne nous empêche donc de supposer qu'il existe des pensées, des actes et des contenus de conscience présents en moi sans que je les aperçoive immédiatement.
 

Rien. Sauf que cette conjecture pose elle aussi des problèmes.

D'abord : si on soutient qu'il est possible que des pensées existent mais passent inaperçues, alors cela signifie que je ne sais pas que je les ai, que je ne me sais pas en train de penser à telle ou telle chose. Pour que cela ait seulement un sens, il faut soutenir que la pensée ne se réduit pas à la conscience intentionnelle puisque tout ce que nous visons intentionnellement ne saurait passer inaperçu de nous, puisque justement, par essence, c'est nous qui visons telle ou telle chose et de telle ou telle manière. Si l'intentionnel est toujours aperçu et qu'il existe des pensées inaperçues, elles ne sont pas intentionnelles. Mais qu'est-ce que peut bien être une pensée de quelque chose qui ne serait pas intentionnelle ?
 

NB : Si on dissocie la conscience réflexive de la conscience intentionnelle, on cesse du même coup d'identifier la conscience à la pensée, de sorte qu'on quitte la perspective phénoménologique qui était implicitement la nôtre. En effet, la conscience intentionnelle de quelque chose (ou le fait de penser à quelque chose) est nécessairement aperçue, réfléchie, dans la mesure où il est impensable qu'une visée intentionnelle ne soit pas aperçue du sujet parce qu'elle est intentionnelle justement. Comment ne serais-je pas en mesure d'apercevoir ce à quoi je suis attentif ? Je sais toujours de quoi j'ai conscience si (ou lorsque) j'en ai pris conscience par une visée qui est mienne.

Nous nous engageons donc dans une perspective non phénoménologique dans la mesure où on parle désormais de contenus de conscience ou de pensées qui se trouvent en nous malgré toute intention, malgré toute visée intentionnelle. On a ainsi affaire à une "pensée" qui a des contenus qu'elle n'a pas constitués ni visés. En clair, on a affaire à la pensée comprise non comme conscience, mais comme psychisme. 

Ensuite, c'est semble-t-il gratuit de supposer des pensées inaperçues puisque si ces pensées passent inaperçues, on ne pourra pas établir qu'elles existent, justement parce qu'elles passent inaperçues : comment prouver (et non supposer) qu'elles existent en l'absence de toute saisie directe possible ? (Problème méthodologique ou épistémologique) 

Alors, faut-il renoncer à cette conjecture ?

Pas si sûr. Parce que si nous n'apercevons pas toujours immédiatement tous les contenus et actes de notre pensée, on peut très bien parfois s'en rendre compte après coup ! 

Observons qu’il nous arrive de ne pas nous apercevoir que nous faisons quelque chose lorsque nous le faisons machinalement, sans y penser : fermer une porte, une fenêtre, éteindre une lumière... De sorte qu’il nous arrive après l’avoir fait de ne pas savoir si oui ou non on l’a fait.

Qu’est-ce qui s’est passé ? Parce qu’il s’agissait d’actes machinaux, on les a accomplis sans y penser et sans y réfléchir. On s’ignorait en train de les accomplir, on n’avait pas conscience qu’on les faisait. Nous les avons fait consciemment, mais sans avoir conscience qu’on les faisait. Conscience de (ou dans) l’acte, mais pas d’aperception de cet acte. D’où le fait que l’on ne sache plus parfois si on l’a accomplit ou non. La mémoire étant ici aussi subordonnée à la conscience réflexive.

Cette observation suffit à faire comprendre qu’il est possible que la conscience réflexive se dissocie de la conscience de quelque chose.

Autre exemple : le rêve. Lorsque je rêve, je n'ai pas conscience de rêver. Ce n'est que dans le souvenir du rêve, au matin, que je prends conscience du rêve, que j'aperçois le rêve que j'ai fait. En rêvant, j'avais en moi du rêve, mais sans en avoir conscience. Ce qui est étrange, c'est que je n'en avais pas conscience, mais que je peux m'en souvenir tout de même. La seule conscience que j'ai du rêve est de l'ordre du souvenir, elle n'est jamais immédiate. 

Voilà qui suffit pour donner à notre conjecture une consistance qui nous oblige à l'examiner avec soin.

C ) Sait-on vraiment toujours à quoi on pense ?

La conscience réfléchit-elle / saisit-elle toutes nos pensées ?
      1 ) Des pensées inaperçues.
" Il y a mille marques qui font juger qu’il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, c’est-à-dire des changements dans l’âme même, dont nous ne nous apercevons pas, parce que les impressions sont, ou trop petites et en trop grand nombre, ou trop unies, en sorte qu’elles n’ont rien d’assez distinguant à part, mais jointes à d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se sentir, au moins confusément dans l’assemblage. C’est ainsi que l’accoutumance fait que nous ne prenons pas garde au mouvement d’un moulin ou à une chute d’eau, quand nous avons habité tout auprès depuis quelque temps. Ce n’est pas que ce mouvement ne frappe toujours nos organes et qu’il ne se passe encore quelque chose dans l’âme qui y réponde, à cause de l’harmonie de l’âme et du corps ; mais ces impressions qui sont dans l’âme et dans le corps, destituées des attraits de la nouveauté, ne sont pas assez fortes pour s’attirer notre attention et notre mémoire, attachée à des objets plus occupants. Car toute attention de la mémoire ; et souvent, quand nous ne sommes point admonestés pour ainsi dire, et avertis de prendre garde à quelques-unes de nos perceptions présentes, nous les laissons passer sans réflexion et même sans être remarquées ; mais si quelqu’un nous en avertit incontinent après, et nous fait remarquer, par exemple, quelque bruit qu’on vient d’entendre,

nous nous en souvenons et nous nous apercevons d’en avoir eu tantôt quelque sentiment. Ainsi c’étaient des perceptions dont nous ne nous étions pas aperçus incontinent, l’aperception ne venant, dans ce cas, que de l’avertissement, après quelque intervalle, tout petit qu’il soit. Et pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j’ai coutume de me servir de l’exemple du mugissement ou du bruit de la mer, dont on est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit, comme l’on fait, il faut bien que l’on entende les parties qui composent ce tout, c’est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l’assemblage confus de tous les autres ensembles, c’est-à-dire dans ce mugissement même, et ne se remarquerait pas, si cette vague, qui le fait, était seule. Car il faut qu’on soir affecté un peu par le mouvement de cette vague, et qu’on ait quelque perception de chacun de ces bruits, quelques petits qu’ils soient ; autrement on n’aurait pas celle de cent mille vagues, puisque cent mille riens ne sauraient faire quelque chose. On ne dort jamais si profondément, qu’on n’ait quelque sentiment faible et confus ; on ne serait jamais éveillé par le plus grand bruit du monde, si on n'avait quelque perception de son commencement, qui est petit ; comme on ne romprait jamais une corde par le plus grand effort du monde, si elle n'était tendue et allongée un peu par de moindres efforts, quoique cette petite extension qu'ils font ne paraît pas. "

LEIBNIZ, Nouveaux essais sur l'entendement humain.

Commentaire

1- Un constat ou une affirmation.
Il existe des perceptions sans aperception. Des perceptions, c’est-à-dire des changements dans l’âme. Des sons par exemple peuvent frapper nos organes (faire vibrer le tympan) passer dans l’âme parce que l’âme est liée au corps, mais restés inaperçus. On n’en prend pas conscience, on ne sait pas qu’on les a entendus. L’âme est "informée" de ces bruits, mais nous n’avons pas conscience de les percevoir.

Cela conduit à dissocier le sujet de sa conscience. La conscience sait des choses que le sujet ignore, dont il ne prend pas conscience. Le sujet est comme inconscient à l’égard des contenus de sa conscience. Ou, si on préfère, dissociation entre la conscience de quelque chose ou conscience intentionnelle et la conscience d’avoir conscience de quelque chose ou conscience réflexive. La conscience de l’objet n’est pas accompagnée par la conscience d’avoir conscience d’un objet.

On notera que Leibniz évite l'objection qui consisterait à lui dire qu'on ne peut pas affirmer l'existence de pensées inaperçues précisément parce qu'elles sont inaperçues par cette idée qui sera illustrée ensuite selon laquelle cela se remarque non directement, mais par mille marques, c'est-à-dire mille indices ou preuves.

2- Des explications.
Elles restent inaperçues parce que la conscience ne peut pas en prendre conscience parce qu’elles sont :
- trop ténues pour être aperçues.
- trop confuses, variées, chaotiques pour pouvoir être isolées.
- trop peu différenciée, trop proche les unes des autres.

L’absence de conscience réflexive n’est pas due à un défaut de cette conscience, un manque de vigilance de sa part, elle est due au caractère même des perceptions. 

3- L’exemple de la chute d’eau.
Il est complexe parce que s’il illustre les explications avancées, il introduit aussi des éléments nouveaux qui seront analysés plus loin.

Le bruit que fait la chute d’eau est assez ténu, plutôt confus et très uni. Il peut rester inaperçu pour ces raisons, mais surtout par accoutumance, parce qu’on s’y habitue de telle sorte qu’on ne l’aperçoit plus. Comme on le dit : On a l’habitude, à force on ne l’entend plus. En fait, on l’entend toujours parce qu’il est impossible de ne pas l’entendre, mais on ne s’aperçoit plus qu’on l’entend. Il n’attire plus l’attention parce qu’il est constant, régulier, il ne présente aucune nouveauté qui attirerait l’attention.

Ici, c’est toujours la nature des perceptions qui expliquent qu’on le les aperçoive pas, mais il s’y ajoute aussi l’habitude. Parce que ce bruit, il nous est possible de le percevoir et de l’apercevoir. On peut se rendre attentif à la perception de ce bruit. 

- 4 L’attention.
L’attention donc a aussi un rôle dans l’aperception. Si on ne les aperçoit pas, c’est parce que notre attention porte sur des objets plus occupants, c’est-à-dire qui eux requièrent toute notre attention : ce que nous sommes en train de faire, ce qu’on nous dit, ce à quoi on pense. Ce qui semble vouloir dire que l’aperception est déterminée par l’attention qui elle est à son tour déterminée par ce qui nous préoccupe, ce qui nous importe, ce qui compte pour nous qui agissons, qui avons une vie sociale et des soucis. C’est notre manière de vivre, de nous rapporter au monde qui détermine l’aperception. Ce qui n’est pas sans rappeler ce qui avait été dit à propos de la perception elle-même.

Leibniz introduit ici une sorte d’intentionnalité de la conscience réflexive : elle n’aurait pour objet que les perceptions qui intéresse le sujet dans son existence. On n’aperçoit dans nos perceptions ou nos contenus de conscience que ce qui nous est utile, que ce qui pour nous, compte tenu de ce que nous sommes, faisons, pensons, a de la valeur ou de l’intérêt. Ce qui est bien loin de l’explication d’abord donnée à l’absence d’aperception : elle ne s’explique ici plus du tout par les caractères propres aux perceptions, mais par l’attention, c’est-à-dire par une activité du sujet par rapport à ses contenus de conscience, par une élection et une marginalisation des contenus de conscience qui sont fonction de la vie, des préoccupations du sujet. 

Rq. On pourrait d’ailleurs aller plus loin encore, et dire que non seulement l’aperception s’explique par une activité du sujet, mais que l’absence d’aperception est elle aussi l’oeuvre d’une activité qui consisterait à éliminer tout ce qui n'intéresse pas le sujet, à filtrer donc les contenus de conscience pour ne garder que ce qui à de la valeur. Il serait d’ailleurs possible de penser ce tri dans les termes de la science de l’information, c’est-à-dire comme analyse d’un signal.

On peut à l’appui de cette idée avancer la sorte de preuve qu’est le sentiment de détente, de repos soudain qui accompagne la cessation d’un bruit continu que nous n’apercevions plus. Comme si avec la fin du bruit cessait aussi un effort fait pour ne pas l’entendre, ne pas l’apercevoir. 

5- Attention et mémoire.
Les rapports entre l’attention et la mémoire sont complexes. Pour pouvoir être attentif à quelque chose, il faut l’avoir ou bien à la conscience ou bien en mémoire.

Ce qui signifie qu’il est possible de devenir attentif, c’est-à-dire d’apercevoir des perceptions auxquelles nous n’étions pas attentifs lorsque nous les percevions. Ce qui implique que nous les ayons mémorisés puisqu’il est possible après coup de s’en apercevoir, de s’y rendre attentif.

Leibniz fait donc de la mémorisation des perceptions inaperçues la condition de possibilité de l’attention rétrospective à des perceptions. Ce qui signifie que la mémoire n’est pas subordonnée à la conscience réflexive, mais que c’est au contraire la conscience réflexive qui a besoin de la mémoire pour saisir des contenus de conscience passés inaperçus. Donc, on ne maîtrise pas du toute la mémorisation. On mémorise des perceptions dont on ne s’est pas aperçu. On mémorise tout ce qui nous vient à la conscience. Sinon, on ne pourrait pas devenir après coup attentif à des perceptions passées et inaperçues.

A la différence de Descartes, Leibniz soutient donc qu’il est possible de mémoriser, au moins des perceptions sans le concours de la conscience réflexive. En disant cela, il faut reconnaître que, sans vraiment s’en rendre compte, Leibniz découvre la conscience préréflexive qu’il confond en quelque sorte avec la mémoire. 

6- L’exemple de la mer.
C’est le seul exemple du texte qui illustre vraiment les explications données à l’absence d’aperception des perceptions, c’est-à-dire qui mettent sur le compte de la nature des perceptions cette absence.

La perception du bruit de la mer suppose la perception de ses parties, à savoir de bruit que fait chaque vague et même que fait chaque vaguelette, chaque goutte d’eau. Le bruit total et perçu étant fait de l’ensemble des ses bruits. Mais le bruit que fait chaque vague n’est pas audible, il n’est entendu qu’au sein du bruit total.

Or, si on entend le bruit total, c’est qu’on entend aussi les petits bruits qui le composent, sinon on n’entendrait rien. Seulement, ces petits bruits, on ne les aperçoit pas.

Donc, la perception de l’ensemble exige la perception des parties de l’ensemble, mais ces parties sont en elles-mêmes inaperçues. Mais elles doivent être perçues sinon on ne percevrait pas l’ensemble puisqu’un grand nombre de rien, c’est-à-dire de non perçus, mis ensemble ne donneraient rien.

Ce qui n’est pas sans faire penser au calcul infinitésimal et à l’intégrale. La perception aperçue est comme l’intégrale des petites perceptions inaperçues, de ces petits riens qui chacun comme ensemble ne seraient pas aperçus s’ils n’étaient l’objet d’une intégration.
 

Conclusion du commentaire.

L’absence d’aperception des perceptions trouve donc deux explications différentes et opposées :

- elle s’explique par le sujet et son attention. Les perceptions coutumières et/ou sans intérêts sont inaperçues.
- elle s’explique par la nature propre des perceptions lorsqu’elles sont trop ténues pour être aperçues. Mais il faut bien les supposer perçues puisque si elles ne l’étaient pas, on ne percevrait pas quelque chose d’apercevable, c’est-à-dire l’ensemble des petites perceptions mises ensemble. 

La conscience réflexive est donc d'une part limitée et d'autre part sélective de telle sorte qu'elle est loin de saisir tout ce qui est en nous et qu'elle pourrait ou devrait saisir, soit parce que c'est impossible, y compris en faisant preuve d'attention, soit parce qu'étant attentif à une chose, nous "occultons" les autres. 

Contre Descartes, il faut donc soutenir que la conscience réflexive n’aperçoit pas immédiatement tous nos contenus de conscience, toutes nos pensées, puisqu’il est possible de percevoir quelque chose sans s’en apercevoir, c’est-à-dire sans savoir qu’on en a conscience, sans que le sujet sache ou même souhaite savoir qu’il en a conscience. Conscience d’objet et conscience réflexive sont dissociables. La seconde n’accompagne pas toujours la première. 

Ce n'est pas tout : si nous n'avons pas conscience de tous nos contenus de conscience, si nous ignorons la présence et la nature de certaines ne nos pensées, cela signifie aussi qu'elles sont en nous mais comme malgré nous, qu'elles ne sont pas nos pensées en raison d'une visée intentionnelle, d'un acte de conscience comme tel, mais nos pensées seulement parce qu'elles se trouvent en nous mais sans nous. Ce n'est pas en vertu de l'activité intentionnelle de notre conscience qu'elles sont en notre esprit. Leibniz nous oblige à quitter la perspective phénoménologique qui était la nôtre. Parce qu'une conscience qui est passivement conscience de quelque chose, c'est impossible à penser dans cette perspective. Or, tel est le propos de Leibniz. 

Il est donc possible de ne pas avoir conscience de certains contenus de conscience, de ne pas apercevoir nos contenus de conscience. Mais cette thèse ne semble valoir que pour les perceptions et non pour d'autres pensées. Or, qu'en est-il des autres pensées ? Peuvent-elles, elles aussi passer inaperçues ? Et si tel est le cas, cela ne nous conduit-il pas à soutenir que finalement, cette conscience réflexive est facultative, voire inessentielle ? 

2 ) Le caractère superflu de la conscience réflexive.
 
 

" Nous pourrions en effet penser, sentir, vouloir, nous ressouvenir, nous pourrions de même "agir" dans tous les sens du terme : tout ceci cependant n’aurait nullement besoin d’ "entrer dans notre conscience". La vie tout entière serait possible sans pour autant se voir réfléchie : c’est effectivement ainsi d’ailleurs que pour nous la majeure partie de la vie continue à s’écouler sans pareille réflexion - y compris même notre vie pensante, sensible, voulante - si malsonnant que puise être ceci aux oreilles d’un ancien philosophe. Pourquoi d’ailleurs absolument de la conscience, dès lors qu’elle est superflue à l’essentiel ?"

Nietzsche, § 354, Gai Savoir.

 
Commentaire :

- Il est possible...

Il est possible de se passer delà conscience réflexive. Elle n’est pas nécessaire à la conscience et à ses actes propres. Nous pouvons sentir, c’est-à-dire percevoir sans qu’il soit nécessaire d’en prendre conscience, de le savoir.

Il faut noter que le mot conscience signifie ici donc conscience réflexive uniquement, c’est-à-dire la conscience qu’a le sujet de ce qu’il fait, pense, sent, veut... C’est la conscience miroir intérieur, la conscience en tant qu’elle saisit les contenus de l’esprit et les actes du sujet.

Nietzsche dissocie donc la conscience de l’objet de la conscience réflexive, mais va plus loin que Leibniz en disant qu’il est toujours possible de s’en passer parce qu'on n'en a pas besoin, parce qu'elle ne nous est pas nécessaire. Mais à quoi ? Elle n’est pas nécessaire à la vie, pour vivre. On peut vivre, faire tout ce qu'est vivre sans s'en apercevoir, sans avoir besoin d'en prendre conscience.
 

- On peut constater... 

C’est non seulement possible, c’est observable. On se passe de réfléchir ce que l’on fait le plus souvent. C’est que réfléchir nos contenus de conscience n’est utile en rien à la vie. Or, en l’occurrence, nous sommes d’abord des êtres vivants et donc à ce titre, il ne nous est presque jamais utiles de prendre conscience de ce que nous faisons et pensons. Cette observation sert d'argument en faveur de l'affirmation selon laquelle nous pouvons très bien nous passer de la conscience réflexive. Cet argument repose lui-même sur une observation : nous ne prenons pas conscience de tout ce que nous faisons, nous ne réfléchissons pas sans cesse.

Mais, soyons précis : Nietzsche ne remet pas en cause l’existence même de la conscience réflexive, il soutient seulement qu'on peut s'en passer et qu'en effet le plus souvent on s'en passe.
 
 

Conclusion :

Au total, la conscience réflexive ne peut plus être tenue pour indissociable de la conscience de quelque chose ou de la pensée. On peut bien toujours penser à quelque chose, cela n’implique pas que l’on ait aussi toujours conscience d'y penser. Selon la nature des perceptions ou en fonction de notre attention et plus largement en fonction de ce qui est nécessaire à la vie, la conscience réflexive est ou bien limitée ou bien inutile, inessentielle. 

Parce qu’il faut observer que si Leibniz puis Nietzsche contestent pour des raisons différentes que nous allions toujours conscience de nos contenus de conscience (ce qui est la thèse de Descartes), ils ne contestent pas toutefois la possibilité de prendre conscience de ces contenus.

Pour Leibniz, on peut prendre conscience ou apercevoir nos perceptions soit prises dans un ensemble ou assemblage en lequel les petites perceptions sont à la fois perçues et aperçues, soit en leur prêtant attention.

Pour Nietzsche, on peut aussi prendre conscience de ce dont on ne s'aperçoit pas puisque sa thèse est que la conscience réflexive est superflue et non qu'elle n'existe pas ou qu'elle ne peut rien saisir de nos pensées.

Donc sous une forme ou sous une autre, on peut toujours prendre conscience de nos pensées : ce n'est pas nécessaire, pas toujours immédiat, mais c'est pour le reste presque toujours possible, sauf pour le détail des perceptions.

C'est d'ailleurs grâce à cela qu'on peut toujours ou presque prendre quand même conscience de ce qui peut nous échapper qu'on sait que cela peut nous échapper. (ou grâce à une reconstruction intellectuelle sans faille, celle de Leibniz à propose des petites perceptions.) 

La question est maintenant de savoir s’il n’existe pas des actes ou des contenus dont la conscience ne peut pas prendre conscience. Question oiseuse en apparence, mais qui n'est autre que celle par laquelle la psychanalyse devient possible.

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