[ Quatrième et dernière
partie ]
IV ) CONSCIENCE
ET CONSCIENCE MORALE. Parler de conscience morale, c'est parler d'abord d'une expérience courante : celle d'une sorte de petite voix qui nous somme ou bien de faire quelque chose, ou bien de s'abstenir de le faire. L'expérience d'une sorte de dédoublement, d'un déchirement même parfois entre ce que cette voix exige et ce que nous sommes tentés de faire. Ne faisons-nous pas par exemple l’expérience d'un empêchement, d’un trouble lorsque nous faisons ou projetons de faire quelque chose qui n’est pas bien ? Cette petite voix ordonne ou exige de nous ce que nous ne sommes pas toujours disposés à faire et, souvent, curieusement, elle parvient à se faire obéir. Qu'est-ce qui fait l'autorité de cette voix ? Qu'elle nous dise ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est convenable et ce qui ne l'est pas, ce qui vaut et ce qui est indigne. Ce qui explique qu'on l'appelle conscience morale. La conscience est donc morale en tant que conscience, en tant que connaissance de ce qui est bien ou mal et des impératifs moraux qui en découlent. Tout le problème est de savoir si cette connaissance est constitutive de la conscience, si la conscience est par essence conscience de ces impératifs moraux ou si, au contraire, la conscience est conscience de ses impératifs moraux de manière non constitutive. Connaissons-nous ces impératifs moraux parce que nous sommes doués de conscience, parce que nous avons une conscience ou bien les connaissons-nous pour les avoir appris, comme nous avons appris les tables de multiplication ? Or, soutenir que la conscience est par nature conscience d'impératifs moraux ne semble pas être justifié dans la mesure où l'analyse de la conscience ne laisse rien envisager de tel et même semble indiquer qu'aucune connaissance n'appartient en propre à la conscience puisqu'elle n'est rien par elle-même, puisqu'elle est toute entière dans ses actes. Mais, soutenir que nous avons de ces impératifs moraux comme nous avons conscience de n'importe quel savoir, comme les tables de multiplication, ne paraît pas plus justifié dans la mesure où :
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A ) La voix
de la conscience. Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience (...). Mon dessein n’est pas d’entrer ici dans des discussions métaphysiques qui passent ma portée et la vôtre, et qui, dans le fond, ne mènent à rien. Je vous ai déjà dit que je ne voulais pas philosopher avec vous, mais vous aider à consulter votre coeur. Quant tous les philosophes du monde prouveraient que j’ai tort, si vous sentez que j’ai raison, je n’en veux pas davantage. Il ne faut pour cela que vous faire distinguer nos idées acquises de nos sentiments naturels ; car nous sentons avant de connaître ; et comme nous n’apprenons point à vouloir notre bien et à fuir notre mal, mais que nous tenons cette volonté de la nature, de même l’amour du bon et la haine du mauvais nous sont aussi naturels que l’amour de nous-mêmes. Les actes de la conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments. Quoique toutes nos idées nous viennent du dehors, les sentiments qui les apprécient sont au-dedans de nous, et c’est par eux seuls que nous connaissons la convenance ou disconvenance qui existe entre nous et les choses que nous devons respecter ou fuir. (...) Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe. " Commentaire : 1- Ce texte ne semble pas philosophique par son ton et son propos : il est lyrique, la fin fait penser à une prière ou une action de grâce, il dit expressément ne pas vouloir faire de philosophie mais aider à consulter son coeur. Pire, il ajoute qu’il accepte d’être réfuté par les philosophes sans que cela ne change quelque chose à son propos. 2- Malgré cela, il est clair aussi que ce texte est argumenté, qu’il cherche aussi à convaincre et pas seulement à exhorter à écouter sa conscience ou son coeur. 3- Morale et histoire.
Plus précisément, il oppose ici morale et religion : il parle en effet de la religion romaine, c’est-à-dire du polythéisme des romains de l’Antiquité. Que signifie cette référence à la religion romaine ? Que Rousseau dissocie la morale et la religion. La morale des hommes n’est pas reflétée dans leur religion, ni subordonnée à elle. Les religions passent, la morale reste et reste la même. Ce qui s’oppose à la conception chrétienne de la morale qui elle subordonne la morale à la religion dans la mesure où les prescriptions morales sont conçues par le christianisme comme des injonctions de Dieu aux hommes (les dix commandements pour les Juifs, puis la parole du Christ pour les Chrétiens) et dont l’obéissance conditionne l’accès au Paradis. La morale se trouve ainsi subordonnée à la religion, aux croyances religieuses. Ce que dit donc Rousseau ici, contre le christianisme, c’est qu’il n’est pas nécessaire de croire en Dieu pour être moral, pour que les actions morales aient un sens. La preuve : les polythéistes sont moraux, comme nous! Et ce, malgré une religion qui a des Dieux absolument immoraux, méprisables. Rousseau oppose fortement l’au-delà et l’ici-bas, comme on oppose le vice et la vertu. Lucrèce : Elle
a fait l’objet d’un grand nombre de représentations picturales
souvent ambiguës. Elle était une Dame romaine, d’une grande
beauté, morte en 509 av.JC, à l’époque où
le régime politique de Rome était la monarchie. Elle a été
violée par le roi, Sextus Tarquin. A la suite de quoi, elle s’est
suicidée. Parce que ce viol portait atteinte à sa vertu,
à sa pureté. Cet événement provoqua la chute
de la monarchie. On peut tout de même observer que cette interprétation
de Rousseau est ambiguë, d’abord parce que le suicide n’est pas un
acte dont la moralité soit incontestable, ensuite parce que, comme
le suggèrent les représentations picturales, elle n’était
pas si prude et vertueuse que Rousseau le soutient. Les grands hommes et les grandes femmes de l’époque étaient admirables pour leur moralité, mais ils sont restés admirés pour cela bien après leur disparition et celle de leur religion. La moralité des individus ne dépend donc pas de leur religion, puisqu’il existe des personnes admirables par leur moralité qui avaient des religions non seulement distinctes de la notre, mais qui divinisaient le vice, la faiblesse et les monstruosités. Alors, de quoi dépend la moralité des hommes, si elle n’est pas liée à la religion. Et, qu’est-ce qui explique que les êtres moraux se reconnaissent par les mêmes traits à toutes les époques, qu’ils sont toujours tenus pour admirables, sinon la permanence des jugements moraux, des idées de bien, de mal et de justice ? 4- Il est donc au fond
des âmes... Rousseau appelle conscience un principe inné de justice et de vertu. Pour lui donc, la conscience n’est que morale : la conscience c’est ce qui dans l’âme sait ce qui est juste et vertueux. L’âme, c’est la totalité de l’esprit, de la vie de l’esprit, la conscience, c’est ce qui dans cette totalité concerne les principes moraux. Nous savons, de manière innée, ce qui est juste et ce qui est vertueux. Donc, sans avoir à
l’apprendre, du simple fait d’avoir une âme, on a aussi une conscience,
c’est-à-dire la connaissance innée de ce qui est juste et
vertueux. Cette connaissance est inhérente à la conscience.
5- Contre la philosophie.
Il va jusqu’à accepter d’être réfuté par ceux qu’il appelle les philosophes, parce que toutes les raisons du monde ne peuvent rien contre le sentiment d’avoir en soi ces idées. Le sentiment, l’intime conviction contre la raison et les raisons. 6- Idées acquises
et sentiments innés. Il faut noter que Rousseau parle de ce qui est bon et mauvais du point de vue moral comme ce qui est bon ou mauvais pour nous. Au total donc, la conscience est morale parce qu’elle est immédiatement capable de juger du bien ou du bon et du mal ou du mauvais grâce aux sentiments innés de justice et de vertu qui existent dans notre âme. Elle est finalement comparée à un instinct, mais un instinct divin, c’est-à-dire qui est parfait ou l’oeuvre de Dieu. La conscience est comme conscience sachante de ce qui est bien et de ce qui est mal, elle est donc morale avant même d’être conscience de quoi que ce soit. Ambiguïté toutefois : on ne sait pas si Rousseau parle de ce qui est bon pour nous, ce qui nous convient à nous, ou s’il parle de ce qui est bon en soi, c’est-à-dire moral absolument. En soutenant cette thèse Rousseau rend compte de l’expérience assez commune de l’appréciation spontanée de nos actions ou de celles des autres, de ces sentiments d’agir en accord avec soi-même ou bien en désaccord avec soi que l’on peut éprouver en faisant telle ou telle chose. Seulement, est-il aussi certain que le soutient Rousseau que cette expérience de l’appréciation immédiate qui est de l’ordre du sentiment soit universel, c’est-à-dire comparable en chacun quelle que soit la culture à laquelle on appartient ? Avons-nous seulement à l’intérieur de la même culture tous la même façon de sentir, d’apprécier les actions que l’on accomplit et celles des autres ? Non, on peut constater par exemple que ce qui émeut une personne peut ne pas en émouvoir une autre, que ce qui est ressenti comme une violence injuste par quelqu’un peut être ressenti comme légitime par un autre. Cette universalité est donc discutable. Mais d’ailleurs, Rousseau ne le conteste pas puisqu’il affirme ailleurs qu’il est possible dans le cadre de la vie sociale de corrompre sa nature, de cesser d’entendre la voix de sa conscience et d’entendre à sa place des injonctions qui ne sont pas bonnes. Mais, dans ce cas, est-il possible de se fier à son sentiment ? Qu’est-ce qui nous permet de savoir si ce que l’on ressent est naturel donc moral ou au contraire artificiel et immoral ? Rien ! Dans ce cas, s’en remettre à sa spontanéité, n’est-ce pas préjuger de la moralité de ses sentiments ? N’est-ce prendre le risque, au nom de ce que nous dicte notre conscience, d’accomplir des actions dont la moralité est contestable ? En définitive, qu’il existe des sentiments par lesquels nous apprécions la valeur de nos actions n’est guère contestable, mais en revanche, qu’ils soient universels et que ce qu’ils nous dictent de faire ou la manière avec laquelle ils nous font apprécier les actions que nous accomplissons ainsi que celles des autres, soit toujours moral simplement parce qu’ils sont immédiats, c’est contestable. En somme, l’universalité et la moralité de ces sentiments spontanés sont contestables. Or, si on conteste ces deux aspects de la thèse de Rousseau, on est forcé de se demander si la conscience est morale pour la simple raison qu’elle existe et qu’on trouve en soi des sentiments grâce auxquels on juge et qui guident notre action. On est alors conduit à se demander d’où viennent ces jugements et quelle est leur valeur. B ) Qui parle ? La question est de
savoir si ces sentiments moraux dont parle Rousseau sont effectivement inscrits
comme il le dit au coeur de la conscience, indépendamment de toute
acquisition, de toute assimilation ou si au contraire, ils sont l’objet
d’une assimilation à l’issue de laquelle ils passeront pour naturels,
spontanés. Or il se peut que vous entendiez dans tel et tel jugement la voix de votre conscience, — que vous trouviez bien telle ou telle chose, — parce que vous n’avez jamais réfléchi à vous-même et que vous avez accepté aveuglément ce qu’on vous a donné comme bien depuis votre enfance ; ou parce que le pain et les honneurs vous sont venus jusqu’ici de ce que vous appelez votre devoir ; .., ce devoir vous paraît " bien " parce que vous y voyez la " condition de votre existence " (et votre droit à l’existence vous apparaît irréfutable!). — Mais la fermeté de votre jugement moral pourrait fort bien être la preuve de la pauvreté de votre personnalité, d’un manque d’individualité ; votre "force morale" pourrait avoir sa source dans votre entêtement, ou dans votre impuissance à concevoir de nouveaux idéals ! […]"
1- Ce texte non plus ne semble pas philosophique : il est une sorte de dialogue entre un interlocuteur fictif et compris comme typique, emblématique et quelqu’un qui le contredit, à savoir Nietzsche lui-même. Le ton est ironique, le texte est très vivant. 2- La question est de savoir à quoi on reconnaît un acte moral ? A cette question, l’interlocuteur fictif donne une réponse en trois temps. Nietzsche répond que cela fait trois actes et non pas un seul. Mais là n’est pas en fait le problème pour lui. Le problème est de savoir d’où vient le jugement qui commande l’action ? De la conscience ! De la voix de la conscience, qui ne peut pas être immorale puisqu’elle fixe ce qui est moral. On retrouve là la thèse de Rousseau, celle d’une conscience immédiatement morale en ce qu’elle sait constitutivement ce qui est bien et ce qui est mal. 3- Les objections de
Nietzsche sont de deux ordres : une est relative à l’origine de
cette voix et des ses impératifs, l’autre relative à la manière
avec laquelle on lui obéit. Dès qu’on envisage
la genèse des sentiments moraux et donc des impératifs moraux
qui sont présents dans la conscience, on est conduit à douter
que la conscience soit morale parce qu’elle serait constitutivement conscience
de ce qui est bien et de ce qui est mal. Donc, il n’y a pas de conscience morale à proprement parler, du moins si par conscience morale on entend une conscience qui serait constitutivement conscience de devoirs moraux, ou qui nous inspirerait des sentiments moraux. On peut en effet nier le caractère constitutif de ses savoirs, donc leur universalité et on peut même nier le caractère moral d’impératifs moraux que nous dicte notre conscience. |