a ) Comment est-il possible de faire vouloir faire ?
Comment est-il possible
de faire vouloir faire quelque chose à quelqu’un, c’est-à-dire
de lui faire vouloir ce qu’un autre que lui veut qu’il fasse ? Comment peut-on
déterminer la volonté d’un autre ? Ou, ce qui revient au
même, comment les autres font-ils pour nous déterminer à
vouloir faire quelque chose ? Alors que le plus souvent, sans cette intervention,
nous n’aurions pas pris la décision de faire ce qu’on va tout de même
faire...
Il existe trois grands
moyens d’obtenir de quelqu’un qu’il fasse ce qu’on veut qu’il fasse, donc
trois explications à cet apparent prodige. Qui correspondent aussi
aux trois formes majeures du pouvoir sur quelqu'un.
1 - La menace. C’est la forme la plus connue du pouvoir,
parce qu’elle est la plus visible et la plus "violente", en apparence au
moins.
En quoi consiste cette
forme de pouvoir ?
Ecartons un malentendu
: menacer quelqu’un pour qu'il fasse quelque chose, ce n'est pas le forcer
à le faire, si par "forcer" on entend faire faire par la force,
c'est-à-dire en employant sa force pour faire céder ou plier
une autre force. Forcer ou contraindre, c'est non pas faire vouloir faire,
mais c’est un pur faire-faire au sens de faire accomplir un acte en l'accompagnant,
de force. C'est de l’ordre de la nécessité mécanique
et pas de l'ordre du pouvoir parce que le pouvoir suppose volonté
et liberté.
Cette forme de pouvoir
qu'est la menace ne suppose précisément presque jamais l’usage
de la force de la part de celui qui menace puisque pour obtenir que l’autre
fasse quelque chose, il suffit de le menacer de faire usage de sa force.
Menacer d'en user et non user de la violence. Et encore dans un but particulier
: non pas pour forcer à faire, mais en représailles au cas
où ne serait pas fait ce qui est demandé.
Toutefois, la force
ou plutôt la violence, peut toutefois être employée dans
ce cas, mais à titre d’échantillon pourrait-on dire, afin de
donner de la crédibilité à la menace.
Il ne faut donc surtout
pas confondre, comme on le fait trop souvent, rapport de pouvoir et violence
: on imagine le pouvoir sous la forme d'une violence répressive
ou simplement agressive alors qu'il est presque le contraire : au lieu de
réprimer des conduites spontanées, il détermine l'adoption
d'une autre conduite. Cette confusion tient précisément à
cela que la violence, sans être le pouvoir lui-même, peut être
un moyen très visible d'en avoir et de l'exercer. Un moyen, non l'essence
du pouvoir. Si la violence est répressive, elle peut en effet servir
à aménager la probabilité des conduites possibles si
au lieu de ne faire que réprimer, elle laisse une issue, une possibilité,
c'est-à-dire si elle "invite" à adopter une conduite déterminée
: celle qu'elle ne réprime pas.
En somme, l’essence
de ce type de pouvoir, c’est le chantage : on fait faire grâce à
un chantage dans lequel on met en jeu la vie, l’intégrité
physique ou psychologique, la liberté, la réputation, la fortune,
l’affection des autres ou pour les autres de celui qu’on veut faire agir.
Ce sur quoi s’appuie
cette forme de pouvoir, ce sont les peurs, les terreurs et sur l’imagination
de celui sur lequel s'exerce ce pouvoir.
Cette forme de pouvoir
qui repose sur la menace est très proche d’une autre forme de pouvoir
: celle qui consiste à faire vouloir faire grâce à
une faveur, une rétribution ou la promesse d’une rétribution.
Variante : celle qui consiste à faire vouloir faire après avoir
fait de l’autre son obligé, après qu’il ait contracté
une dette envers soi, dette qu’on fait payer, rembourser par les actions
qu’on commande. L’accomplissement du devoir de rembourser constitue en effet
un moyen efficace de pression sur quelqu’un.
Ces deux aspects du
pouvoir apparaissent dans l’expression bien connue de la carotte et du bâton.
S’agit-il là
de la plus efficace des formes du pouvoir ?
Apparemment, oui, mais
en réalité et paradoxalement, c’est la plus faible dans la
mesure où elle ne repose jamais sur la bonne volonté de celui
qu’on fait agir. Il agit contre son gré, malgré lui. Ce qui
rend cette forme de pouvoir fragile. Je peux toujours ne pas céder,
quoique cela puisse me coûter… On confond en effet trop facilement les
effets de la menace avec une contrainte qui, par définition, n'offre
pas la possibilité d'être transgressée, niée, refusée,
neutralisée, rendue inopérante. Trop facilement on se dit qu'on
n'a pas le choix, qu'il n'y a rien à faire sinon céder. Ce
discours est discutable parce qu'il n'est pas tout à fait cohérent
: si nous n'avons pas le choix, alors il ne peut être question de
parler de pouvoir, de céder, de se soumettre puisque tout cela, comme
l'a montré Foucault, suppose précisément qu'on soit
libre, qu'on ait le choix de faire autre chose. On ne peut pas avoir la possibilité
de faire autre chose et dire qu'on se soumet parce qu'on n'a pas le choix,
c'est contradictoire. Ne pas avoir le choix, ce n'est pas la même chose
que faire ce qui est le plus prudent. Si c'est le plus prudent, c'est qu'il
y a des options imprudentes, donc le choix…
Mais, si on confond
ne pas avoir le choix et se soumettre soi-même aux exigences d'un autre,
c'est parce qu'on n'est pas prêt de prendre le risque de perdre ce
que peut nous prendre celui qui nous menace : ses faveurs ou notre vie. Inversement,
celui qui est prêt à sacrifier ce qu'on menace de lui prendre
cesse de se sentir forcer et est d'autant plus libre. On n’a jamais autant
le choix que lorsqu’on cherche à nous priver de toute alternative
: comme le dit Sartre, les français n’ont jamais été
aussi libres que sous l’occupation. A savoir : libres de choisir entre collaborer,
se soumettre sans consentir et résister.
2 - L’autorité. L’autorité donne du pouvoir
sur les autres, que cette autorité soit naturelle (charisme, charme)
ou fondée sur la reconnaissance d’une compétence, d’une expérience,
d’une sagesse supérieures qui justifie qu’on s’y réfère
et qu’on s’y soumette. Cette forme de pouvoir n’existe que là où
il existe une hiérarchie spontanée et forte entre les individus.
L’autorité est
un phénomène plutôt étrange parce qu’elle "fait
autorité", s’impose, soumet sans aucune médiation : celle
de la menace ou même parfois celle de la parole.
Cette forme de pouvoir
est sans aucun doute la plus puissante de toutes les formes de pouvoirs,
puisqu’elle soumet totalement la volonté de ceux qui la reconnaissent
de telle sorte qu’ils veulent intimement ce qu’elle veut. De telle sorte que
ceux y sont soumis, et qui ne peuvent pas ne pas s’y soumettre, peuvent aller
jusqu’à accepter de mourir. Cas des soldats d’Alexandre Le Grand
par exemple.
Autres exemples : l’homme
providentiel, le prophète, le tribun. Cf : M. Weber. Le savant
et le politique.
Toutefois, elle est
fragile parce qu’elle ne survit pas à la personne qui détient
cette autorité, et parce qu’il est toujours possible que cette personne
fasse une erreur ou commette une faute qui remette en cause son autorité.
3 - La persuasion ou le fait de convaincre. On peut imposer
sa volonté et faire vouloir faire aux autres ce qu’ils n’avaient pas
nécessairement spontanément l’intention de faire en les persuadant
en parvenant à les convaincre de l’intérêt, de la valeur,
du bien-fondé de l’action exigée.
Mais attention, persuader
n’est pas convaincre. Un discours fort peut faire vouloir faire des actions
qui n’ont ni le sens, ni la valeur que celui qui a réussi à
persuader leur prête. Cf : Platon, Le Gorgias.
Il faut néanmoins
observer que les caractéristiques fondamentales de cette forme de
pouvoir, qui la différencie des deux autres, c’est qu’elle ne se
rencontre qu’entre égaux en fait et en droit et qu’elle ne s’adresse
chez les autres qu’à leur raison, leur faculté de concevoir,
de comprendre et de raisonner.
C'est cette forme de
l'exercice du pouvoir qui est au fondement de l'exercice contractuel du pouvoir
dont parle Foucault. Pour s'engager, il est nécessaire que les deux
parties qui contractent se soient convaincues du bien fondé de ce
à quoi elles s'engagent.
Telles sont donc les
trois formes du "pouvoir sur", c’est-à-dire les trois moyens par lesquels
il est possible de déterminer les autres à vouloir faire quelque
chose qu’ils n’auraient peut-être pas fait spontanément. Ces
trois formes de pouvoirs sont en effet trois façons différentes
de déterminer la volonté des autres, donc leurs actions.
Mais, dire comment le
pouvoir est possible, quels sont les moyens dont il use pour gouverner les
conduites ne suffit pas à rendre compte de la réalité
du "pouvoir sur" en totalité. On n'a en effet pas encore rendu compte
de son existence comme telle.
b ) Du pouvoir, pour quoi faire ?
Si le pouvoir est capacité
à faire vouloir faire quelque chose à quelqu'un, il est essentiellement
de l'ordre de la maîtrise de l'autre, de l'ordre de "la conduite
des conduites", comme le dit Foucault. Qu'est-ce que cela signifie ? Que
le pouvoir n'est pas comme on peut le penser une fin en soi, mais un moyen
en vue d'autre chose, en vue précisément de ce qu'il fait vouloir
faire. Il est inséparable d'une fin par rapport à laquelle
il n'est qu'un moyen et qui en définit les modalités et les
agents.
Il faut vraiment se
garder d'une conception répressive du pouvoir. Avoir du pouvoir n'est
pas du tout de l'ordre de la violence : violenter n'est pas avoir la maîtrise
d'un être ou le pouvoir sur quelqu'un. Il n'enferme pas tant qu'il
oriente ou gouverne des conduites. De même, il ne faut pas confondre
le pouvoir et la puissance : le pouvoir n'est jamais qu'un moyen en vue
d'une fin, la puissance peut être désirée pour elle-même
et procurer une jouissance à celui qui la possède.
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