2 ) Les libertés individuelles.
Si les individus n’avaient que des devoirs et aucun droit même au nom de l’intérêt général, l’Etat ne serait pas légitime parce qu’il ne doit pas considérer l’individu que comme un citoyen, c’est-à-dire comme un être qui ne doit pas perdre de vue qu’il appartient à une communauté ou une collectivité, mais aussi comme un homme, qui indépendamment de cette appartenance, a des droits qu'il peut faire valoir auprès de l’Etat.

Quels droits l'individu peut-il exiger d'avoir ?
 

On peut donner à cette question deux réponses qui semblent très proches, mais non seulement se distinguent, mais ont des différences qui auront d'immenses conséquences.

    • On peut dire que les individus ont des droits naturels, c'est-à-dire des droits par nature, attachés par nature à leur existence. Précisément ceux qu’on appelle les droits de l’homme. Ces droits sont prépolitiques : ils existent indépendamment des Etats et du Droit, c'est-à-dire des lois en vigueur.
    • On peut dire aussi plus simplement que les individus ont droit à la liberté, qu'ils sont par nature libres et qu'ils ne sont des hommes à part entière que s'ils disposent de cette liberté qu'ils ont par nature. Par liberté, on entend le fait qu'ils soient maîtres de leurs conduites, qu'ils choisissent eux-mêmes ce qui est bon pour eux.
Si en tant qu’homme, l’individu ne se comporte pas toujours en citoyen, il n'empêche qu’en tant que tel, il a des droits, et donc que l’Etat ne peut pas totalement le nier en cela, c’est-à-dire ne le tenir que pour un citoyen. Dit autrement : l'Etat a souvent à l'égard des individus, au nom de l'intérêt général, une attitude infantilisante à laquelle ils peuvent opposer la nécessité pour lui de respecter leurs droits et leur liberté.

Rq : Il faut observer que très souvent l’Etat se comporte à l’égard des individus comme le pouvoir qui parce qu’il en a le pouvoir, leur impose sans leur consentement et sans chercher à l’obtenir, des devoirs ou des interdictions au nom de l’intérêt général, relatif par exemple à la santé publique (vaccinations, interdiction de fumer dans les lieux publics, interdictions de la publicité pour l’alcool et le tabac, diminution du taux de remboursement de certaines prestations médicales pour assurer l’équilibre des comptes sociaux...) ou à l’instruction publique (on peut par exemple imaginer à quel point dans une France rurale et faiblement mécanisée, l'instauration de l'obligation scolaire a pu poser de problèmes et être impopulaire... ) Il se comporte donc alors comme s’il lui suffisait de connaître pour lui-même le bien-fondé de certaines décisions parce qu’elles sont d’intérêt général, pour qu’il les impose comme des devoirs aux individus, des devoirs qu’ils auraient en tant que citoyens, c’est-à-dire en tant que membres d’une collectivité qu’ils ne doivent en aucun cas menacer du point de vue de sa cohésion comme de celui des comptes de l’Etat et des comptes sociaux.

Mais qu’est-ce que signifie de la part de l’Etat que reconnaître aux individus les droits ou la liberté qu’ils ont en tant qu’hommes ?

Cela signifie qu’il doit donner une consistance juridique aux droits et à la liberté que chaque individu possède en tant qu’homme. Reconnaître ces droits et cette liberté, c'est les faire entrer dans le corps du Droit, c'est-à-dire les rendre légaux. De cette manière, ces droits seront défendus par la loi et par la force publique.

Mais ce n'est pas tout : reconnaître et accorder aux individus les droits ou la liberté auxquels ils ont droit en tant qu'hommes, ne consiste pas seulement à leur accorder légalement ces droits, cela consiste aussi en cela qu'il doit d'abstenir d'imposer certains devoirs, c'est-à-dire certaines obligations et certaines interdictions parce qu'elles seraient contraires à ces droits précisément.

Seulement, que l'Etat fasse respecter les droits et libertés qu'il accorde par la loi aux individus n'implique pas toujours que l'Etat, en l'occurrence ses agents, les respecte. En l'absence de ce respect de la part de l'Etat, que cette absence soit légale ou non, les libertés individuelles sont menacées non pas par les autres individus, mais par celui qui est sensé les garantir : l'Etat. Dans ce cas, on parlera d'Etat de police ou policier.

Les libertés individuelles ne sont respectées que lorsque l'Etat ne peut pas leur porter atteinte, c'est-à-dire dans ce qu'on appelle un Etat de droit. Un Etat de droit, c'est un Etat dans lequel non seulement les individus ont des droits reconnus comme tels par la loi, mais en outre dans lequel ces droits sont défendus contre toutes les atteintes des agents de l'Etat, c'est-à-dire lorsque les individus ne perdent pas leurs droits dès lors qu'ils ont affaire à des représentants de l'Etat.

L'Etat de droit se reconnaît à la possibilité offerte par l'Etat aux individus de s'opposer légalement à lui, de faire appel de ses décisions et de porter plainte contre lui. En somme, il y a Etat de droit lorsque l'Etat autorise les individus à s'en pendre à lui.

Tout cela signifie que l’Etat pour être légitime doit exercer un pouvoir qui vise des fins d'intérêt général mais il doit aussi en plus, respecter et faire respecter les droits et libertés qu’ont les individus en tant qu’hommes. A ces deux conditions, l’Etat est légitime, donc l’obéissance juste et la révolte injuste. L’Etat est alors en droit d’exiger l’obéissance, de l’imposer par la menace s’il le faut.

Mais définir les conditions dans lesquelles l’Etat est légitime, c’est du même coup définir celles dans lesquelles il ne l’est pas, c’est-à-dire celles dans lesquelles il n’est pas en droit d’exiger l’obéissance et donc celles dans lesquelles la résistance est autorisée, voire un devoir.


 
B ) A quoi reconnaît-on la perte de légitimité d’un Etat ?
On peut dire que l’Etat perd sa légitimité, même s’il conserve son caractère légal, dès lors qu’il n’exerce plus son pouvoir de telle sorte qu’il vise des fins d’intérêt général et/ou qu’il porte atteinte aux libertés publiques soit parce qu’il ne les reconnaît pas ou ne les respecte pas de fait, soit parce qu’il ne les fait pas respecter par les individus.

Dans le second cas, il abuse de son pouvoir, dans le premier, il en mésuse.

1 ) Les atteintes aux libertés individuelles. Les abus de pouvoir.
 
Dire que l’Etat perd sa légitimité lorsqu’il cesse de garantir les libertés publiques ou lorsqu’il porte atteinte à ces libertés, c’est dire que l’Etat abuse de son pouvoir en cela qu’il passe outre les droits qu’il a lui-même accordé aux individus ou si ce n'est pas le cas ceux que les individus ont comme hommes.

Exemples :
Toutes les situations dans lesquelles l’Etat ne reconnaît aucun droits aux individus, c’est-à-dire dans lesquelles l’Etat remplace les droits par des faveurs, spolie les individus de leurs biens, portant ainsi atteinte au droit de propriété, dans lesquelles il procède à des arrestations arbitraires, dans lesquelles il promulgue des lois discriminatoires qui retirent certains droits à certains individus pour la seule raison qu’il appartienne à telle ou telle race supposée ou qu’ils ont telle ou telle religion... Les exemples sont si nombreux …

Dans toutes ces situations d’abus de pouvoir de l’Etat par rapport aux individus et aux droits qu’ils ont en tant qu’hommes, l’Etat perd sa légitimité, agit sans légitimité même s’il le fait dans le cadre de la loi dont par ailleurs il est l’auteur. Ce n’est pas parce que ces actions sont légales qu’elles sont légitimes.

Rq : Il faut remarquer que tout cela peut se faire avec l’accord de la population ou même avec sa complicité. Il n'empêche que ce n’est pas légitime pour autant parce qu’on ne mesure pas la légitimité d’un Etat à sa popularité, puisqu’il existe des soumissions, des acceptations qui ne reposent sur rien.

2 ) L’instrumentalisation du pouvoir de l’Etat.
  Par ailleurs, l’Etat peut perdre sa légitimité lorsqu’il cesse de poursuivre des fins d’intérêt général et dans ce cas, il abuse moins de son pouvoir qu’il en mésuse, c‘est-à-dire qu’il en fait un mauvais usage, un usage illégitime, contraire à ce qu’il devrait être.

Mais, se contenter de dire cela est insuffisant : dire que l’Etat perd sa légitimité parce qu’il cesse d’exercer son pouvoir en vue de l’intérêt général peut avoir différentes significations. Or, elles ne se traduisent pas toutes par une égale perte de légitimité. Ce qui signifie qu’on peut analyser la perte de légitimité d’un Etat en distinguant trois niveaux de gravité :

    • Pour commencer, lorsque l’Etat ne poursuit pas des fins d’intérêt général, il peut néanmoins agir en croyant mais à tort servir la collectivité. Dans ce cas, ce qui est en cause, ce sont la maladresse ou l’incompétence des dirigeants ou des agents de l’Etat. On parlera alors plus de perte de crédibilité que de légitimité.
Ex : s’en prendre à la technostructure, aux technocrates, c’est le plus souvent dénoncer l’inadaptation de certaines décisions ou de certaines procédures à la réalité qu’elles entendent régler.
    • Mais ensuite, ne pas servir des fins d’intérêt général peut être le fait de la malveillance de l’Etat. C’est le cas lorsqu’il oeuvre en faveur des intérêts d’un des groupes sociaux sur lesquels il exerce son pouvoir et ce au détriment des autres.
Ex : favoriser par la loi tel ou tel groupe social, tels ou tels intérêts particuliers, par exemple ceux des classes moyennes dans certaines dictatures afin de s’assurer de leur soutien. Ou certaines mesures particulièrement électoralistes, c’est-à-dire favorables aux intérêts de la partie de l’électorat traditionnellement favorable à tel ou tel parti politique avant des élections. Prendre des mesures destinées à rassurer les milieux financiers afin de garantir la présence des investisseurs, au détriment par exemple des conditions de travail... Ou, inversement, mener une politique discriminatoire, c'est-à-dire traiter des membres de la société comme s'ils n'en étaient pas.
    • Enfin, ne pas servir l’intérêt général se produit aussi chaque fois qu’un groupe social capture légalement ou par influence le pouvoir de l’Etat et s’en sert pour servir ses propres intérêts. C’est l’atteinte la plus grave à l’exercice légitime du pouvoir de l’Etat.
Ex : Actuellement, lorsqu’on critique l’influence des marchés financiers sur l’Etat, on dénonce une telle capture par des groupes de personnes dont l’influence au sein de l’Etat ou sur l’Etat constitue une monopolisation de ses pouvoirs par une partie de ceux sur lesquels ce pouvoir devrait s’exercer, et ce à leur profit.

On peut aussi analyser la Révolution Française en ces termes. L’abolition de la monarchie et l’instauration corrélative du suffrage universel peut se comprendre comme l’institutionnalisation ou la reconnaissance institutionnelle de la souveraineté du peuple que la monarchie ne reconnaissait pas. Elle exprime donc, entre autre, la protestation contre la capture à leur profit par la monarchie et la noblesse des pouvoirs de l’Etat. L’abolition de la lettre de cachet, symbole du pouvoir et de l’arbitraire royaux, en est une illustration.
 

Dans ce dernier cas, l’Etat perd toute espèce de légitimité parce qu’on se retrouve dans une situation dans laquelle un groupe social contrôle les pouvoirs de l’Etat et les utilise pour les mettre au service de ses propres intérêts. L’Etat devient alors pour un groupe social un instrument de domination au service de ses intérêts particuliers.

Mais en outre dans ce cas, on se rapproche d’une situation d’abus de pouvoir dans la mesure où privilégier certains individus, c’est estimer qu’ils ont plus de droits que les autres, qu’ils sont plus égaux que d’autres. Or, l’idée même des droits de l’homme implique l’égalité des droits de chacun.
 

Dénoncer cette instrumentalisation de l’Etat par un groupe social au mépris des autres, tel est le sens de toutes les critiques (philosophiques) de l’Etat en tant que tel.

C’est par exemple le sens de la critique de l’Etat que l’on trouve chez Rousseau dans le Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes.

Dans cet ouvrage, il tente de déterminer quelles sont les causes de l’inégalité juridique, c'est-à-dire des inégalités en droits par lequelles certains ont plus de droits que d'autres et surtout des droits sur d'autres. L'enjeu de cette recherche étant de savoir si elles peuvent être justifiées.

Pour déterminer ces causes, Rousseau retrace l’histoire de l’homme sous la forme d’une fiction vraisemblable, qui part de l’homme à l’état de nature, c’est-à-dire de l’homme avant l’existence de l’Etat et même de toute vie sociale, pour, par étapes successives, en arriver à l’homme actuel, celui qui vit sous l’autorité de l’Etat et qui connaît bien des inégalités.

Une de ces étapes est donc la création de l’Etat lui-même. Comment est-il né ? De quelle nécessité ?

Avant que l’Etat n’existe, la vie sociale existait déjà, ainsi que la propriété privée. Or, avec la propriété privée, des inégalités sociales vont apparaître et avec elles des tensions sociales entre les riches et les pauvres. Dans cette situation, des conflits sociaux ouverts, violents menacent d'opposer les riches qui ont tout à perdre et les pauvres qui eux n’ont rien à perdre. Si bien que c'est l’existence même de la vie sociale qui pourtant est devenue irréversible et nécessaire qui s'en trouve menacée. Cette situation est appelée état de guerre.

Il faut donc mettre fin à ces conflits pour préserver la vie sociale et garantir la paix et la sécurité des biens et des personnes. Comment ? En créant l’Etat, c'est-à-dire la loi et une force publique qui garantiront cette paix et cette sécurité.

Or, ce qu’explique Rousseau, c’est que ce sont ceux qui ont le plus à perdre dans l’état de guerre et le plus à gagner de la présence de l’Etat, c’est-à-dire les riches, qui proposent de le créer et qui lui donnent une organisation qui est essentiellement destinée à garantir la sécurité de leur richesse. L’Etat comme garant de la propriété devient ainsi le moyen par lequel les riches parviennent à défendre leur richesse contre les atteintes des pauvres. Il est donc un instrument de domination politique au service des intérêts économiques de ceux qui sont à l’origine de l’Etat. C’est pour cette raison que Rousseau critique l’Etat, cet Etat qui non seulement maintient les inégalités économiques, mais les redouble en inégalités politiques. C’est pour cela aussi qu’il proposera une autre forme d’organisation politique, qui elle assure l’égalité des citoyens.

On retrouve le même type de critique chez Marx et Engels, dans La critique de la philosophie du droit de Hegel. Ils expliquent que l’Etat tel que Hegel le définit et tel qu’il existe dans les pays d’Europe occidentale est un instrument de domination politique au service de la classe sociale dominante économiquement, c’est-à-dire la bourgeoisie. La hiérarchie politique reproduit la hiérarchie économique de telle sorte que les inégalités économiques se trouvent maintenue, conservée et ce au moyen du Droit, des lois.

Dans les deux cas, on observe que l’Etat est critiqué parce qu’il est un instrument de domination au service des intérêts économiques du groupe social qui le contrôle. Toutefois, il n’y a pas que les intérêts économiques qui peuvent être visés par le groupe social qui contrôle l’Etat et l’instrumentalise. Ces intérêts peuvent être d’un autre ordre, comme les plaisirs privés du prince, sa folie des grandeurs, le culte de sa personnalité, une cause religieuse, la conservation même du pouvoir, une idée fixe, comme celle de Révolution chez les promoteurs de la Terreur... En l'occurrence, rien n'est plus dangereux que les êtres qui estiment être les détenteurs d'une vérité, qu'elle qu'en soit la nature (anthropologique, religieuse, économique…) non seulement parce qu'ils poursuivent des fins qui ne sont pas d'intérêt général, mais surtout parce qu'ils ne peuvent s'empêcher de vouloir éliminer tous ceux qui ne partagent pas leur avis. Or, la vérité n'est pas l'affaire de l'Etat et de la politique puisqu'ils n'ont de sens que par rapport à l'intérêt général et aux libertés individuelles, deux choses étrangères à la vérité.

Mais quelle que soit la cause en vue de laquelle on utilise les pouvoirs de l’Etat, on observe toujours dans ce cas une aliénation de l’Etat, c’est-à-dire une dénaturation de sa fonction réelle qui est d’oeuvrer pour l’intérêt général et non pour les intérêts d’un groupe social particulier ou pour une cause étrangère au bien commun. Dans de tels cas, l’Etat cesse tout à fait d’exercer un pouvoir qui exige des individus des actions qu’ils pourraient vouloir en tant que membre de la communauté ou de la collectivité sur laquelle s’exerce le pouvoir. En ce sens, il cesse d’être légitime.

Pour autant, il est parfaitement possible que les individus, malgré cette perte de légitimité de l’Etat, restent soumis, par habitude, par crainte, par fascination, par corruption... La soumission peut ne pas avoir de fondement, c’est particulièrement vrai dans ce cas.

A présent qu'on sait sur quoi repose la légitimité de l’Etat, à quelles conditions l’obéissance est légitime, donc exigible, mais aussi à quelles conditions elle cesse de l’être, il s’agit maintenant de savoir par quels moyens il est possible d’instaurer ou de garantir ces conditions qui rendent l’Etat légitime. On sait à quoi il faut parvenir, il s’agit de savoir par quels moyens on peut parvenir à cet état. Question qu’on pourrait dire technique, puisqu’elle concerne les moyens de parvenir à une fin connue et déterminée à l’avance. Mais, elle est plus que cela dans la mesure où ce qu’il s’agit d’établir est une situation complexe, contradictoire.

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