B ) A quoi reconnaît-on la perte de légitimité
d’un Etat ?
On peut dire que l’Etat
perd sa légitimité, même s’il conserve son caractère
légal, dès lors qu’il n’exerce plus son pouvoir de telle
sorte qu’il vise des fins d’intérêt général et/ou
qu’il porte atteinte aux libertés publiques soit parce qu’il ne les
reconnaît pas ou ne les respecte pas de fait, soit parce qu’il ne
les fait pas respecter par les individus.
Dans le second cas,
il abuse de son pouvoir, dans le premier, il en mésuse.
1 ) Les atteintes aux libertés individuelles.
Les abus de pouvoir.
Dire que l’Etat perd sa
légitimité lorsqu’il cesse de garantir les libertés
publiques ou lorsqu’il porte atteinte à ces libertés, c’est
dire que l’Etat abuse de son pouvoir en cela qu’il passe outre les droits
qu’il a lui-même accordé aux individus ou si ce n'est pas le
cas ceux que les individus ont comme hommes.
Exemples :
Toutes les situations
dans lesquelles l’Etat ne reconnaît aucun droits aux individus, c’est-à-dire
dans lesquelles l’Etat remplace les droits par des faveurs, spolie les
individus de leurs biens, portant ainsi atteinte au droit de propriété,
dans lesquelles il procède à des arrestations arbitraires,
dans lesquelles il promulgue des lois discriminatoires qui retirent certains
droits à certains individus pour la seule raison qu’il appartienne
à telle ou telle race supposée ou qu’ils ont telle ou telle
religion... Les exemples sont si nombreux …
Dans toutes ces situations
d’abus de pouvoir de l’Etat par rapport aux individus et aux droits qu’ils
ont en tant qu’hommes, l’Etat perd sa légitimité, agit sans
légitimité même s’il le fait dans le cadre de la loi
dont par ailleurs il est l’auteur. Ce n’est pas parce que ces actions sont
légales qu’elles sont légitimes.
Rq : Il faut remarquer
que tout cela peut se faire avec l’accord de la population ou même
avec sa complicité. Il n'empêche que ce n’est pas légitime
pour autant parce qu’on ne mesure pas la légitimité d’un
Etat à sa popularité, puisqu’il existe des soumissions, des
acceptations qui ne reposent sur rien.
2 ) L’instrumentalisation du pouvoir de
l’Etat.
Par ailleurs, l’Etat peut
perdre sa légitimité lorsqu’il cesse de poursuivre des fins
d’intérêt général et dans ce cas, il abuse moins
de son pouvoir qu’il en mésuse, c‘est-à-dire qu’il en fait
un mauvais usage, un usage illégitime, contraire à ce qu’il
devrait être.
Mais, se contenter de
dire cela est insuffisant : dire que l’Etat perd sa légitimité
parce qu’il cesse d’exercer son pouvoir en vue de l’intérêt
général peut avoir différentes significations. Or,
elles ne se traduisent pas toutes par une égale perte de légitimité.
Ce qui signifie qu’on peut analyser la perte de légitimité
d’un Etat en distinguant trois niveaux de gravité :
- Pour commencer, lorsque
l’Etat ne poursuit pas des fins d’intérêt général,
il peut néanmoins agir en croyant mais à tort servir la collectivité.
Dans ce cas, ce qui est en cause, ce sont la maladresse ou l’incompétence
des dirigeants ou des agents de l’Etat. On parlera alors plus de perte
de crédibilité que de légitimité.
Ex : s’en prendre
à la technostructure, aux technocrates, c’est le plus souvent dénoncer
l’inadaptation de certaines décisions ou de certaines procédures
à la réalité qu’elles entendent régler.
- Mais ensuite, ne pas
servir des fins d’intérêt général peut être
le fait de la malveillance de l’Etat. C’est le cas lorsqu’il oeuvre en faveur
des intérêts d’un des groupes sociaux sur lesquels il exerce
son pouvoir et ce au détriment des autres.
Ex : favoriser par
la loi tel ou tel groupe social, tels ou tels intérêts particuliers,
par exemple ceux des classes moyennes dans certaines dictatures afin de
s’assurer de leur soutien. Ou certaines mesures particulièrement électoralistes,
c’est-à-dire favorables aux intérêts de la partie de
l’électorat traditionnellement favorable à tel ou tel parti
politique avant des élections. Prendre des mesures destinées
à rassurer les milieux financiers afin de garantir la présence
des investisseurs, au détriment par exemple des conditions de travail...
Ou, inversement, mener une politique discriminatoire, c'est-à-dire
traiter des membres de la société comme s'ils n'en étaient
pas.
- Enfin, ne pas servir
l’intérêt général se produit aussi chaque fois
qu’un groupe social capture légalement ou par influence le pouvoir
de l’Etat et s’en sert pour servir ses propres intérêts. C’est
l’atteinte la plus grave à l’exercice légitime du pouvoir
de l’Etat.
Ex : Actuellement,
lorsqu’on critique l’influence des marchés financiers sur l’Etat,
on dénonce une telle capture par des groupes de personnes dont l’influence
au sein de l’Etat ou sur l’Etat constitue une monopolisation de ses pouvoirs
par une partie de ceux sur lesquels ce pouvoir devrait s’exercer, et ce à
leur profit.
On peut aussi analyser
la Révolution Française en ces termes. L’abolition de la monarchie
et l’instauration corrélative du suffrage universel peut se comprendre
comme l’institutionnalisation ou la reconnaissance institutionnelle de
la souveraineté du peuple que la monarchie ne reconnaissait pas.
Elle exprime donc, entre autre, la protestation contre la capture à
leur profit par la monarchie et la noblesse des pouvoirs de l’Etat. L’abolition
de la lettre de cachet, symbole du pouvoir et de l’arbitraire royaux, en
est une illustration.
Dans ce dernier cas, l’Etat
perd toute espèce de légitimité parce qu’on se retrouve
dans une situation dans laquelle un groupe social contrôle les pouvoirs
de l’Etat et les utilise pour les mettre au service de ses propres intérêts.
L’Etat devient alors pour un groupe social un instrument de domination
au service de ses intérêts particuliers.
Mais en outre dans ce
cas, on se rapproche d’une situation d’abus de pouvoir dans la mesure où
privilégier certains individus, c’est estimer qu’ils ont plus de droits
que les autres, qu’ils sont plus égaux que d’autres. Or, l’idée
même des droits de l’homme implique l’égalité des droits
de chacun.
Dénoncer cette
instrumentalisation de l’Etat par un groupe social au mépris des autres,
tel est le sens de toutes les critiques (philosophiques) de l’Etat en tant
que tel.
C’est par exemple le
sens de la critique de l’Etat que l’on trouve chez Rousseau dans le Discours
sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes.
Dans cet ouvrage, il
tente de déterminer quelles sont les causes de l’inégalité
juridique, c'est-à-dire des inégalités en droits par
lequelles certains ont plus de droits que d'autres et surtout des droits
sur d'autres. L'enjeu de cette recherche étant de savoir si elles
peuvent être justifiées.
Pour déterminer
ces causes, Rousseau retrace l’histoire de l’homme sous la forme d’une fiction
vraisemblable, qui part de l’homme à l’état de nature, c’est-à-dire
de l’homme avant l’existence de l’Etat et même de toute vie sociale,
pour, par étapes successives, en arriver à l’homme actuel,
celui qui vit sous l’autorité de l’Etat et qui connaît bien
des inégalités.
Une de ces étapes
est donc la création de l’Etat lui-même. Comment est-il né
? De quelle nécessité ?
Avant que l’Etat n’existe,
la vie sociale existait déjà, ainsi que la propriété
privée. Or, avec la propriété privée, des inégalités
sociales vont apparaître et avec elles des tensions sociales entre
les riches et les pauvres. Dans cette situation, des conflits sociaux ouverts,
violents menacent d'opposer les riches qui ont tout à perdre et
les pauvres qui eux n’ont rien à perdre. Si bien que c'est l’existence
même de la vie sociale qui pourtant est devenue irréversible
et nécessaire qui s'en trouve menacée. Cette situation est
appelée état de guerre.
Il faut donc mettre
fin à ces conflits pour préserver la vie sociale et garantir
la paix et la sécurité des biens et des personnes. Comment
? En créant l’Etat, c'est-à-dire la loi et une force publique
qui garantiront cette paix et cette sécurité.
Or, ce qu’explique Rousseau,
c’est que ce sont ceux qui ont le plus à perdre dans l’état
de guerre et le plus à gagner de la présence de l’Etat, c’est-à-dire
les riches, qui proposent de le créer et qui lui donnent une organisation
qui est essentiellement destinée à garantir la sécurité
de leur richesse. L’Etat comme garant de la propriété devient
ainsi le moyen par lequel les riches parviennent à défendre
leur richesse contre les atteintes des pauvres. Il est donc un instrument
de domination politique au service des intérêts économiques
de ceux qui sont à l’origine de l’Etat. C’est pour cette raison
que Rousseau critique l’Etat, cet Etat qui non seulement maintient les inégalités
économiques, mais les redouble en inégalités politiques.
C’est pour cela aussi qu’il proposera une autre forme d’organisation politique,
qui elle assure l’égalité des citoyens.
On retrouve le même
type de critique chez Marx et Engels, dans La critique de la philosophie
du droit de Hegel. Ils expliquent que l’Etat tel que Hegel le définit
et tel qu’il existe dans les pays d’Europe occidentale est un instrument
de domination politique au service de la classe sociale dominante économiquement,
c’est-à-dire la bourgeoisie. La hiérarchie politique reproduit
la hiérarchie économique de telle sorte que les inégalités
économiques se trouvent maintenue, conservée et ce au moyen
du Droit, des lois.
Dans les deux cas, on
observe que l’Etat est critiqué parce qu’il est un instrument de domination
au service des intérêts économiques du groupe social
qui le contrôle. Toutefois, il n’y a pas que les intérêts
économiques qui peuvent être visés par le groupe social
qui contrôle l’Etat et l’instrumentalise. Ces intérêts
peuvent être d’un autre ordre, comme les plaisirs privés du
prince, sa folie des grandeurs, le culte de sa personnalité, une
cause religieuse, la conservation même du pouvoir, une idée
fixe, comme celle de Révolution chez les promoteurs de la Terreur...
En l'occurrence, rien n'est plus dangereux que les êtres qui estiment
être les détenteurs d'une vérité, qu'elle qu'en
soit la nature (anthropologique, religieuse, économique…) non seulement
parce qu'ils poursuivent des fins qui ne sont pas d'intérêt
général, mais surtout parce qu'ils ne peuvent s'empêcher
de vouloir éliminer tous ceux qui ne partagent pas leur avis. Or,
la vérité n'est pas l'affaire de l'Etat et de la politique
puisqu'ils n'ont de sens que par rapport à l'intérêt
général et aux libertés individuelles, deux choses étrangères
à la vérité.
Mais quelle que soit
la cause en vue de laquelle on utilise les pouvoirs de l’Etat, on observe
toujours dans ce cas une aliénation de l’Etat, c’est-à-dire
une dénaturation de sa fonction réelle qui est d’oeuvrer pour
l’intérêt général et non pour les intérêts
d’un groupe social particulier ou pour une cause étrangère
au bien commun. Dans de tels cas, l’Etat cesse tout à fait d’exercer
un pouvoir qui exige des individus des actions qu’ils pourraient vouloir en
tant que membre de la communauté ou de la collectivité sur laquelle
s’exerce le pouvoir. En ce sens, il cesse d’être légitime.
Pour autant, il est
parfaitement possible que les individus, malgré cette perte de légitimité
de l’Etat, restent soumis, par habitude, par crainte, par fascination,
par corruption... La soumission peut ne pas avoir de fondement, c’est particulièrement
vrai dans ce cas.
A présent qu'on
sait sur quoi repose la légitimité de l’Etat, à quelles
conditions l’obéissance est légitime, donc exigible, mais
aussi à quelles conditions elle cesse de l’être, il s’agit maintenant
de savoir par quels moyens il est possible d’instaurer ou de garantir ces
conditions qui rendent l’Etat légitime. On sait à quoi il faut
parvenir, il s’agit de savoir par quels moyens on peut parvenir à
cet état. Question qu’on pourrait dire technique, puisqu’elle concerne
les moyens de parvenir à une fin connue et déterminée
à l’avance. Mais, elle est plus que cela dans la mesure où
ce qu’il s’agit d’établir est une situation complexe, contradictoire.
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