2 ) L’autorité de l’Etat garante des libertés individuelles.
Le contrat d'association et de soumission de Hobbes consistait à aliéner à la personne du souverain le droit de se gouverner soi-même ainsi que sa propre force. De ce fait, le souverain était tout puissant : détenteur de la souveraineté et libre d'en user comme il l'entend. De ce fait donc, les individus étaient privés du droit de juger l'Etat et surtout du droit de s'opposer à lui. Ils n'ont aucun pouvoir et aucun droit par rapport à l'Etat.

Pour éviter cette privation, il faut donc trouver un moyen d'empêcher que le pouvoir de l'Etat ne s'étendre au-delà du nécessaire en matière de bien public, c'est-à-dire de l'empêcher de porter atteintes aux droits naturels de chacun sous prétexte d'intérêt général. Donc d'harmoniser le pouvoir de l'Etat avec les droits naturels des individus.


 
 
C'est dans cette perspective que Locke propose une autre forme de contrat social. Cette fois, le contrat est passé entre les individus et l'Etat lui-même. On confie à l'Etat son indépendance naturelle et ses forces, mais sous réserve que, en retour, l'Etat n'en fasse usage que pour servir le bien public et surtout pour garantir l'exercice libre des droits naturels que l'individu possède indépendamment de l'Etat.

Ce contrat consiste en un double engagement : les individus s'engagent à accorder à l'Etat des libertés qui lui donne du pouvoir à condition qu'il s'en serve pour les protéger et pour poursuivre toutes les fins d'intérêt général qui n'entrent pas en conflit avec leurs droits fondamentaux. L'Etat s'engage de son côté à tout mettre en œuvre pour respecter et faire respecter les droits naturels des individus grâce au pouvoir qu'ils lui ont accordés.

L'Etat est destiné donc à donner une consistance juridique et par-là à offrir la protection de la force publique à des droits pré-politiques qui dans l'état de nature sont menacés par les libertés de tous. Ainsi, par exemple, selon Locke, le droit de propriété est-il un droit que les individus possèdent avant même l’existence de l’Etat et du droit, parce qu’il se fonde sur le travail. Mais comme dans l'état de nature, personne n'est sûr de pouvoir jouir de ce droit naturel, il faut le défendre par la loi et la force publique. Ce sont donc les individus, dotés de droits indépendamment de l’Etat qui fixent souverainement à l’Etat sa mission et qui contrôlent l’exercice même de ce qu’il fait.

Cela implique que si l'Etat cesse d'user de son pouvoir en vue des fins qui doivent être celles que les individus lui ont fixé, s'il porte atteinte aux droits individuels ou exige plus que le bien public ne le nécessite, alors il romprait de ce fait le contrat, ce qui autoriserait en retour les individus à se révolter contre l'Etat. C'est ce qu'on appelle le droit de résistance. C'est le droit de se révolter contre la force publique, y compris par la force, dès lors que l'Etat ne respecte plus les termes du contrat social.

On pourrait dire que dans ces conditions, l’Etat est essentiellement au service des droits individuels et qu’il néglige le bien public. En fait, il n’en est rien selon Locke : pourvu que l’Etat veille au respect des droits des individus, le libre jeu des forces sociales encadrées par la loi qui garantit le respect des droits de chacun doit faire le reste, c’est-à-dire assurer la prospérité générale.

Cette forme de régime correspond à ce que Hegel appelle l’Etat extérieur, c’est-à-dire l’Etat extérieur à la vie sociale, qui n’y intervient que comme régulateur des conflits sociaux et comme protecteur des droits que les individus ont indépendamment de lui, la consistance juridiquement positive en moins. En effet, on peut dire que par ce moyen, les libertés individuelles sont moins réconciliées avec l’autorité de l’Etat qu’elles ne coexistent, avec la menace de les voir s’opposer.


 
 
De cette manière les libertés individuelles se trouvent réconciliées avec l’autorité de l’Etat dans la mesure où l’Etat n’exige des individus que ce qui permet le respect des droits de chacun et de telle sorte que cette autorité soit sans cesse sous le contrôle des individus eux-mêmes en cela que si l’Etat enfreint les clauses du contrat, il met fin au contrat et donc autorise les individus à se révolter, droit de résistance qui en principe doit rendre ceux qui exercent le pouvoir prudents et respectueux des termes du contrat social.

Ce type de contrat correspond dans la réalité aux démocraties dites libérales comme celles des U.S.A., de l’Inde ou de la Grande-Bretagne. Ces démocraties sont des démocraties dans lesquelles la vie privée et la vie professionnelle sont centrales et la vie publique et politique secondaire, ce qui se traduit par un taux d’abstention aux élections très élevé mais parfaitement toléré. On y trouve assez peu de mécanismes institutionnels de solidarité qui redistribuent les richesses afin de lutter contre les inégalités sociales.

Mais, parce que ces régimes tendent à sacraliser les libertés individuelles, en toute matière : religieuse, culturelle, mais surtout économique parce que la liberté d’entreprendre est tenue pour l’expression même de la liberté, les inégalités sociales y sont très fortes et le taux de criminalité y est très élevé. C’est la contrepartie du rôle que l’on fait jouer à l’Etat, ce qui rappelle qu’exiger de l’Etat qu’il soit le protecteur des libertés individuelles, des droits subjectifs se traduit toujours par une menace relative à l’ordre et la sécurité publics. On retrouve là le premier problème, celui des libertés individuelles contre la paix et la sécurité publics…

Cette solution au problème de savoir comment réconcilier les libertés individuelles ou les droits subjectifs des individus avec l’autorité de l’Etat pose néanmoins des problèmes que Rousseau en particulier va mettre en évidence et qui sont assez bien illustrés par ce qui vient d’être dit à propos des démocraties libérales. A savoir : placer l’Etat sous le contrôle des individus qui en tant que tels ont des droits qu’ils entendent faire respecter par l’Etat lui-même contre tout abus de pouvoir et qu’ils veulent voir garantis par la loi et la force publique, tout cela fait que les deux parties contractantes ont chacune des droits : les individus ont des droits subjectifs et celui de se révolter contre l’Etat si celui-ci vient à manquer aux termes du contrat et l’Etat a tous les droits que les individus lui ont confié par le contrat lui-même, puisque les individus par le contrat cède à l’Etat l’exercice de la souveraineté. Or, comme le fait remarquer Rousseau, cette situation constitue une menace : en cas de conflit entre l’Etat et les individus, ou certains d’entre eux, il n’existe aucune autorité capable de trancher le différend parce qu’il n’y a que les deux parties en conflit qui aient des droits et personne d’autre. Aucun arbitre n’est prévu et le conflit risque de se régler non par la loi et le droit, mais par la guerre. Tout cela parce que l’autorité de l’Etat et les libertés individuelles coexistent plus qu’elles ne sont réconciliées ou unifiées.

Situation illustrée en particulier aux Etats-Unis par la querelle sur l’article deux de la Constitution, article relatif à la possession d’armes. L’Etat fédéral soutenu par les associations militant en faveur de restrictions de ce droit de s’armer parce qu’il rend possible la criminalité, est en conflit avec les associations qui défendent ce droit et qui considèrent que si l’Etat fédéral se décidait à y toucher, on se retrouverait alors dans une situation de rupture de contrat qui justifierait l’usage des armes contre le pouvoir fédéral.

Par ailleurs, borner le pouvoir de l’Etat au respect des droits individuels et à la protection de ces droits, c’est comme on l’a vu, rendre possible de très fortes inégalités sociales et donc avec elles, rendre possible des phénomènes d'assujettissement au sein même de la vie sociale. Dans ces conditions, on retrouverait sous une autre forme ce que le contrat social avait pour fonction de faire disparaître : la perte de sa liberté ou plutôt de la jouissance de certains droits. L'assujettissement économique n'étant pas moins à craindre que le despotisme de l'Etat.

Enfin, cette solution ne vaut et même ne s'impose que si on pose le problème de la réconciliation de l'autorité de l'Etat avec les libertés individuelles à partir de l'idée selon laquelle les individus disposent par nature de droits inaliénables. C'est-à-dire si on estime que par nature l'homme dispose de certains droits. Or, on peut estimer que ce qui est par nature attaché à l'homme, ce ne sont pas tant des droits identifiables comme tels que la liberté. Pourquoi ? Parce que précisément, il est souvent bien délicat de dresser une liste exhaustive et cohérente des droits que l'homme a par nature.

C’est à partir de ces critiques que Rousseau propose quant à lui une autre solution au problème posé par la réconciliation de l’autorité de l’Etat avec les libertés individuelles comme fondement de la légitimité de l’Etat.


 
 
 
 
3 ) L’Etat communauté.
Placer l’exercice du pouvoir de l’Etat sous le contrôle des individus qui pour l’essentiel ne sont soucieux que de voir leurs droits, qu’ils estiment avoir par nature, respectés par l’Etat comme par les autres individus, c’est poser l’Etat dans une situation d’extériorité par rapport aux individus et c’est renoncer à la réconciliation de l'exercice même du pouvoir avec les libertés individuelles.

Or, c’est précisément ce que propose Rousseau dans le Contrat Social.
 

" Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation’ dans l’état de nature l’emportent, par leur résistance, sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister ; et le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être’.

Or, comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n‘ont plus d’autre moyen, pour se conserver, que de former par agrégation une somme de forces qui puisse l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert’.

Cette somme de forces ne peut naître que du concours de plusieurs ; mais la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire et sans négliger les soins qu’il se doit ? Cette difficulté, ramenée à mon sujet, peut s’énoncer en ces termes

" Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. "

Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution.

Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l’acte que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet ; en sorte que, bien qu’elles n’aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues ; jusqu’à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits et prenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça.

Ces clauses bien entendues se réduisent toutes à une seule, savoir l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. Car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres.

De plus, l’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite qu’elle peut l’être et nul associé n’a plus rien à réclamer car s’il restait quelques droits aux particuliers, comme il n’y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun étant en quelque point son propre juge prétendrait bientôt l’être en tous, l’état de nature subsisterait E l’association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine.

Enfin chacun se donnant à tous ne se donne à personne, e comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a.

Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants : Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la sous la suprême, direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout.

A l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité, et prend maintenant celui de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres Etat quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. A l’égard des associés ils prennent collectivement le nom de peuple, et s’appellent en particulier citoyens comme participants à l’autorité souveraine, et sujets comme soumis aux lois de l’Etat. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l’un pour l’autre; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision."

ROUSSEAU, Contrat Social,

Livre I, Chap. 6, Du pacte social. 


 
 
Commentaire.

Le problème : comment sortir de l'état de nature, devenu état de guerre, sans que cela se solde par la perte de la liberté personnelle des individus ? Comment créer une autorité souveraine qui garantisse la conservation des personnes et des biens sans qu'elle porte atteinte aux libertés, donc de telle sorte que chacun soit aussi libre qu'avant ?

Il s'agit bien ici de trouver le moyen de réconcilier l'autorité absolue de l'Etat et les libertés individuelles.

Le pacte n'a qu'une seule clause. L'aliénation totale par les associés, c'est-à-dire des contractants, de tous leurs droits à la communauté.

Le contrat est étrange : il est passé entre les individus alors qu'ils sont encore dans l'état de nature, avec la communauté qui elle n'existe qu'avec et qu'après le contrat. Un des contractants ne préexiste pas au contrat lui-même.

Il ne s'agit pas d'un contrat d'association et de soumission comme celui proposé par Hobbes, pas plus que d'un contrat passé avec l'autorité seule comme avec Locke, mais d'un contrat passé entre chaque individu et l'ensemble des individus défini comme communauté.

Toutefois, on pourrait dire que ce contrat ressemble au contrat de Hobbes : Rousseau propose lui aussi l'aliénation totale de sa liberté naturelle, alors qu'il soutient qu'une telle aliénation est contraire aux droits et même aux devoirs d'un individu.

Trois arguments indiquent que ce contrat se distingue de celui proposé par Hobbes.
 

1 - tous font la même chose, la situation est donc la même pour tous, elle est égale pour tous. Aucune inégalité par rapport au contrat apparaît. Alors que pour Hobbes, un homme ou une assemblée était en dehors du contrat et conservait ses droits naturels.

2 - il est nécessaire que chacun se donne à la communauté en totalité, c'est-à-dire qu'il ne conserve aucun droit pour lui-même. En effet, si les individus conservaient des droits pour eux-mêmes, un problème d'arbitrage pourrait se poser entre les individus et le souverain en cas de conflit. Or, cet arbitrage, personne n'aurait ni le droit, ni la possibilité de l'effectuer.

Ce qui n'est pas sans faire penser au problème que pose le contrat de Locke. Si, dans le cadre d'un contrat passé entre les individus et l'Etat, les individus estiment que l'Etat trahit les termes du contrat, alors que l'Etat estime les respecter, rien ni personne ne pourra trancher le conflit. Or, dans une pareille situation, les individus peuvent faire usage de leurs droits de résister à l'Etat, tandis que l'Etat peut faire usage de la force publique pour contraindre les individus à l'obéissance. Droits individuels contre droit de l’Etat, force des individus contre la force publique. Guerre civile, risque de tyrannie ou d'anarchie. Donc, ou bien la perte de la légitimité, ou bien le retour à l'état de nature.

3 - l'argument le plus décisif et le plus original : en se donnant à tous, on ne se donne à personne. En me donnant à la communauté, je ne donne des droits sur moi à personne, personne en particulier. De même, je n'ai de droit sur personne en particulier, en tant que membre de la communauté à laquelle chacun se donne. De ce fait, je suis à l'abri de toute espèce de soumission, de tout assujettissement, tout comme les autres sont sûrs de ne pas tomber sous ma dépendance.

Ce qui signifie, que par ce contrat, je retrouve ce que j'ai perdu. Ce que je donne comme homme à l'état de nature, je le retrouve comme citoyen dans l'état civil en tant que membre de la communauté. C'est comme si je contractais avec moi-même : je passe un contrat entre moi comme homme à l'état de nature et moi comme citoyen, c'est-à-dire comme membre de la communauté dans l'état civil.

Les termes du contrat.

Chacun est deux fois présents :

1 - chacun comme homme cède ses droits à la communauté.

2 - chacun est reçu comme membre de la communauté à laquelle chacun à céder ses droits. Cette communauté est une communauté politique.

C'est de cette manière que chacun retrouve ce qu'il a donné.

En quoi consiste l'appartenance à la communauté ?

Comme membre de la communauté, chacun appartient au souverain, dans la mesure où c'est la communauté comme telle qui est souveraine, c'est-à-dire qui possède et exerce le pouvoir.

Mais, par le contrat, si tous sont membres de la communauté, donc en charge du pouvoir, tous sont également soumis à ce même pouvoir. En d'autres termes, chacun est à la fois citoyen et sujet de la communauté, celui qui ordonne et celui qui obéit.

Le premier dédoublement de chacun d'une part comme homme et d'autre part comme membre de la communauté provoque un deuxième dédoublement de chacun, cette fois d'une part comme citoyen et d'autre part comme sujet. Comme citoyen, chacun participe à l'exercice de la souveraineté, comme sujet, chacun obéit aux décisions du souverain. Tout comme on pouvait dire que chacun contractait pour ainsi dire avec lui-même, on peut dire aussi que chacun ne fait qu'obéir à lui-même, à condition d'ajouter que c'est comme citoyen que l'on ordonne.

C'est ainsi qu'il y a réconciliation entre les libertés individuelles et l'autorité de l'Etat dans la mesure où se sont les individus qui eux-mêmes exercent le pouvoir.

La volonté de l'autorité souveraine, c'est la volonté de la communauté, appelée volonté générale, qui est aussi la volonté de chacun en tant que citoyen. Comme membre de la communauté politique souveraine, c'est-à-dire comme citoyen, chacun ne peut que vouloir l'intérêt général, et donc chacun comme sujet ne peut que vouloir librement ce que par ailleurs on veut comme citoyen. C'est donc librement que l'on obéit.

En effet, c'est être libre que d'obéir à une décision dont on est l'auteur. Plus précisément, à une loi dont on est l'auteur. Les individus sont libres, parce que comme sujets, ils obéissent à des lois dont ils sont les auteurs en tant que citoyens.

Dans ces conditions, le pouvoir de l'autorité souveraine est absolument politique : elle l'est d'une part en cela que ce que l'autorité politique fait vouloir faire correspond à l'intérêt général et à ce que les citoyens veulent et d'autre part en cela que ce que cette autorité exige, les individus, comme sujets, ne peuvent que le vouloir puisque c'est comme citoyens qu'ils l'ont décidé.

Cependant, cette liberté des individus ne doit pas être confondue avec la possibilité pour chacun de faire ce qu'il veut. C'est seulement en tant que citoyens que les individus sont libres et non en tant qu'ils sont aussi des hommes. Ils sont libres en tant qu'ils obéissent à des lois dont ils sont les auteurs au sein de la communauté politique. Mais, si au lieu de se sentir et de se comporter comme des citoyens, les individus préfèrent se sentir et se comporter comme des hommes indépendants de leur appartenance à cette communauté, ce qui est toujours possible dans la mesure où tout citoyens qu'ils sont ils n'en restent pas moins aussi des hommes, si donc ils passaient outre leurs devoirs de sujets, pour ne considérer que leurs propres intérêts indépendamment de l'intérêt général, ils s'exposent au risque de se voir contraints d'obéir par les membres de la communauté.

Comme le dit Rousseau, par un paradoxe apparent, on forcera ceux qui seraient davantage sensibles à leurs intérêts particuliers qu'à l'intérêt général à être libres, c'est-à-dire à se conduire comme des sujets qui obéissent aux citoyens. C'est le revers de cette réconciliation des libertés individuelles avec l'autorité de la communauté politique : nul n'a le droit de faire valoir ses intérêts privés ou des droits indépendants de l'appartenance à la communauté politique, c'est-à-dire des droits que par exemple on pourrait avoir en tant qu'homme. Puisque chacun a cédé à la communauté l'ensemble de ces droits, personne ne peut faire valoir des droits contre les décisions prises par les citoyens.

En cela, le contrat social proposé par Rousseau se distingue très fortement de celui que Locke propose dans la mesure où pour Rousseau il n'existe aucun droit en dehors de l'état civil, c'est-à-dire en dehors de ceux que la communauté reconnaît et accorde aux sujets. Le privilège ici accordé à l'association des individus à l'exercice du pouvoir joue au détriment de l'idée selon laquelle les individus disposent comme hommes de droits totalement indépendants de l'existence même de l'Etat.

C'est sans doute la raison pour laquelle certains des lecteurs anglo-saxons de Rousseau, inspirés par Locke et par le contexte politique dans lequel ils évoluent, voient en lui le théoricien du totalitarisme…

Du point de vue institutionnel, la solution proposée par Rousseau correspond à ce qu'on appelle la démocratie directe, c'est-à-dire le régime dans lequel tous les citoyens exercent directement le pouvoir législatif. On oppose ce type de régime au régime des démocraties parlementaires ou représentatives dans lesquelles ce sont des représentants élus par le peuple souverain qui exercent la souveraineté du pouvoir législatif.

Historiquement, cela correspond au fonctionnement politique des cités grecques de l'Antiquité dans lesquelles, moyennant l'exclusion de la citoyenneté les femmes, les étrangers et les esclaves, c'est-à-dire d'une très forte majorité de la population d'une cité, l'ensemble des hommes libres ou citoyens étaient membres de l'assemblée législative.

Sous une forme altérée, cette solution n'est pas sans rapport avec les idées révolutionnaires et la formation des Etats-Nations. La nation étant définie à la fois comme communauté naturelle et culturelle et comme fruit d'un contrat par lequel chacun s'engage à se conduire comme un citoyen, c'est-à-dire sans jamais perdre de vue son appartenance à un ensemble social qui impose à chacun des devoirs envers tous les autres. C'est enfin cette idée de communauté politique et de participation active de tous les citoyens à la vie publique et politique qui est à la base des démocraties républicaines.

Rq : Il faut toutefois observer qu'en France, la démocratie républicaine recule au profit d'une démocratie libérale : armée de métier, communautarisme, abstentionnisme, accroissement relatif de la délinquance et de la criminalité, indifférence et hostilité croissantes à l'égard de la politique, tout cela constitue des signes de changement et de passage.

On le voit, la réconciliation des libertés individuelles avec l'autorité de l'Etat peut passer par deux types de solution qui s'opposent l'une à l'autre en cela que non seulement l'une privilégie les droits individuels tandis que l'autre privilégie l'intérêt, mais surtout en cela que l'une exclut l'autre au point de s'y opposer. À vouloir privilégier les droits individuels, on néglige la poursuite de fins d'intérêt général puisqu'elles se traduisent toujours par des devoirs qui limitent d'autant les droits de chacun. À l'inverse, privilégier la solution qui consiste à réconcilier les libertés individuelles avec l'exercice l'autorité de l'Etat en tant qu'elle vise des fins d'intérêt général revient à nier l'existence même de droits individuels indépendants de l'Etat lui-même. Chacune de ses deux solutions n'est pas sans inconvénients, inconvénients qui strictement s'opposent les uns aux autres.


 
 
FIN enfin
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