- Qu'est-ce la nature ?- 
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Lorsqu'on parle de la nature, on veut parler du monde dans son ensemble, mais abstraction faite de ce que l’homme y a mis et des transformations qu’il y a faites. Elle comprend donc tout l’univers, l’ensemble des phénomènes naturels tels que les vents, les marées, la course des astres, elle comprend donc aussi outre la matière, les plantes et les êtres vivants, dont l’homme en tant qu’il est aussi un être vivant.

En somme, la nature, c'est l’ensemble du réel, mais ôté de tout ce que l’homme y a fait ou ajouté, c’est-à-dire ôté de tout ce qui est artificiel. La nature, c’est le réel moins l’artificiel. La nature est donc tout ce qui existe indépendamment de l'homme et de ses interventions tandis que l'artificiel est tout ce qui existe par l'homme, ce qui n'aurait jamais vu le jour sans ses interventions.

Tout paraît simple : la nature que l'on cherche ici à définir ce n'est rien d'autre donc que l'ensemble du réel ôté de l'artificiel, et, on peut distinguer le naturel de l'artificiel par leurs origines respectives : les êtres naturels ont pour origine ou pour cause la nature tandis que les choses artificielles ont pour origine ou pour cause l'intervention humaine. Inutile d'aller plus loin.

Observons cependant que dire que la nature, c'est tout ce qui existe ôté de ce que l'homme a introduit dans la réalité n'est pas vraiment une définition de la nature : il s’agit là seulement d’une définition négative de la nature dans la mesure où elle dit moins ce qu’elle est que ce qu’elle n'est pas. Elle ne nous apprend rien sur la nature puisqu'elle se borne à nous indiquer ce qu'il faut exclure d'elle. Cette définition revient donc à dire que la nature, c'est tout ce qui reste du réel une fois qu’on a ôté ce qu’elle n’est pas. Peut-on se satisfaire de cette réponse puisqu'elle ne nous apprend rien ?

Mais ce n'est pas tout. A bien y regarder, même la distinction faite entre le naturel et l'artificiel n'est pas très claire. On soutient que le naturel s'oppose à l'artificiel en cela que le second est produit par l'homme tandis que le premier existe indépendamment de lui. Seulement, lorsqu'on examine une chose produite par l'homme, n'y découvre-t-on pas des éléments naturels ? Tout ce qui compose les objets que nous fabriquons n'est-il pas naturel ? Et ce, nécessairement : l'homme ne peut pas créer quelque chose à partir de rien. Aussi, tout ce qu'il fabrique n'est-il jamais que la transformation d'éléments qui se trouvent dans la nature. La transformation, c'est-à-dire le changement de forme. Mais, qu'est-ce que cela signifie, sinon que tout est naturel puisque rien de ce qui est ne vient pas de la nature ? Même "les produits chimiques" !

Mais, il faudrait savoir ! On ne peut pas d'un côté soutenir qu'il faut distinguer au sein du réel les choses naturelles des artificielles et soutenir de l'autre que tout ce qui est est naturel ! De deux choses l'une : ou bien il y a un sens à distinguer le naturel et l'artificiel ou bien c'est impossible. Plus précisément : abstraction faite de l'origine des choses, ce qui les a porté à l'existence, peut-on distinguer les choses artificielles des naturelles ou non ? Une fois présent ou produit, y a-t-il une différence entre un être naturel et une chose artificielle ?

C’est à cette question que répond un texte d’Aristote extrait de sa Physique, II, 1, 192b 8-31.

Ce texte est destiné à déterminer l’objet de la physique, c’est-à-dire de la science physique, de la science de la nature. Il convient en effet de déterminer ce qu’est la nature ou les êtres naturels pour pouvoir ensuite les étudier et les connaître.

" Parmi les êtres en effet, les uns existent par nature, les autres par d’autres causes ; par nature, les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples, comme terre, feu, eau, air ; de ces choses en effet, et des autres de même sorte, on dit qu’elles sont par nature. Or, toutes les choses dont nous venons de parler diffèrent manifestement de celles qui n’existent pas par nature ; chaque être naturel, en effet, a en soi-même un principe de mouvement et de fixité, les uns quant au lieu, les autres quant à l’accroissement et au décroissement, d’autres quant à l’altération. Au contraire, un lit, un manteau ou tout autre objet de ce genre, en tant que chacun a droit à ce nom, c’est-à-dire dans la mesure où il est un produit de l’art, ne possèdent aucune tendance naturelle au changement, mais seulement en tant qu'ils ont cet accident d'être en pierre ou en bois ou en quelque mixte, et sous ce rapport ; car la nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside immédiatement, par essence et non par accident. "

Commentaire :

On peut distinguer parmi l'ensemble des choses qui existent celles qui existent par nature de celles qui existent par d'autres causes. Celles qui existent par nature sont celles qui existent par elles-mêmes, qui existent sans aucune intervention extérieure, ni humaine, ni divine. Avant elles, il n'y a rien ni personne. Elles ne sont rendues présentes et existantes par rien d'autre qu'elles-mêmes. On peut d'abord dire que cela signifie qu'ils existent naturellement, c'est-à-dire sans aucune intervention extérieure, humaine notamment.

Mais cela signifie aussi que ces êtres existent parce qu'ils viennent de la nature. Par nature voulant dire qu'ils sont faits par la nature, comme on parle de ce qui existe par d'autres causes, par l'homme par exemple pour dire que ce sont ces causes ou l'homme qui ont produit ces choses.

Or, ces choses produites par la nature sont aussi précisément celles que l'on dit naturelles, celles qui composent la nature et dont Aristote d'ailleurs dresse la liste ensuite. Les êtres vivants, plantes et animaux et les corps simples ou éléments, c'est-à-dire tout ce qui sert à la fois de milieu et qui entre dans la composition des êtres vivants : ce dont ils ont besoin pour vivre et ce dont ils sont faits ou composés. Ces éléments correspondent aux quatre formes sous lesquelles on rencontre la matière inerte, c'est-à-dire privée comme telle de vie mais non privée de mouvement. Le vent ou les flammes d'un feu présentent un mouvement, mais qui n'est pas celui d'un être vivant.

Ce qui nous conduit à dire que les choses naturelles existent par la nature qui les fait être, qui les a produites. A dire donc que la nature fait la nature, engendre la nature. Mais on emploie ici le mot nature en deux sens différents : la nature comme ensemble des choses naturelles et la nature comme ce qui produit, comme la puissance qui engendre ces choses naturelles. Ce second sens pouvant être tenu pour l'essence de la nature.

C'est ce second sens du mot nature qui du reste se retrouve dans l'expression poétique ou dans les expressions qui parlent de la nature comme d'une quasi personne qui ou bien donne ou bien prive telle ou telle chose de telle ou telle propriété. Parler d'un don de la nature, c'est parler de cette nature qui est puissance de production et de don de quelque chose.

Celles qui existent par d'autres causes sont celles qui sont produites par quelque chose ou plutôt par quelqu'un, à savoir l'homme. Elles n'existent que par son intervention, son travail. Elles n'existent pas par elles-mêmes, elles existent parce qu'elles ont été produites par quelque chose qui les précède, qui est antérieur à elles.

Qu'est-ce qui existe par nature ? Qu'est-ce qui distingue les êtres qui existent par nature de ceux qui existent par d'autres causes ? Qu'est-ce qui distingue les êtres qui sont produit par la nature comme puissance des êtres qui sont produits par l'homme ?

Chaque être naturel a en soi un principe de mouvement et de fixité ou de repos. On peut observer que les êtres naturels sont sujets au mouvement, qu'ils peuvent bouger ou se transformer. Mais, les êtres artificiels aussi en sont capables. Ce qui les distingue, c'est que le principe, l'origine ou la cause de leur mouvement est interne pour les êtres naturels et externes pour les choses artificielles. Ils se meuvent ou se transforment spontanément et non pas sous l'effet d'une autre chose qui leur serait extérieure, d'une cause externe à la chose en mouvement.

 On a vu qu'il était possible de définir la nature comme puissance d'engendrement des êtres naturels précisément. On peut alors se demander s'il faut placer cette nature comme puissance derrière la nature comme ensemble de choses naturelles, les séparer comme on sépare l'artisan qui produit de ses œuvres, comme une déesse et son œuvre ? Or, c'est précisément cela que récuse Aristote : dire que les choses naturelles ont en elles-mêmes le principe de leur mouvement et de leur repos, c'est déclarer que la nature comme puissance n'est pas séparée de la nature comme ensemble des choses naturelles, mais que la première est immanente à la seconde. La nature comme puissance est immédiatement présente au sein de toutes les choses naturelles qui composent la nature au sens plat, superficiel du terme. Ce qui en retour permet de préciser ce qu'il faut entendre par puissance d'engendrement : elle est puissance d'engendrement du mouvement et du repos.

Rq : On retrouve ici non seulement la conception typiquement antique de la nature, mais aussi la distinction que fait Spinoza entre nature naturante et nature naturée, respectivement puissance et choses naturelles.

De quels mouvements parle-t-on ? De trois sortes de mouvements : 1 ) le mouvement dit local, c'est-à-dire le déplacement dans l'espace. Celui-ci est observable chez les animaux qui peuvent se déplacer dans l'espace par locomotion mais il est aussi observable dans les éléments : le feu tend à se déplacer vers le haut, les pierres à tomber ainsi que l'eau et l'air à se déplacer de telle sorte que l'ai chaud monte tandis que l'air froid descend, ce qui crée des courants d'air, c'est-à-dire du vent. 2 ) Le mouvement de croissance et de décroissance, à savoir pour les plantes et les animaux, le mouvement par lequel ils se transforment de telle sorte que d'abord ils croissent puis décroissent, vieillissent. Mouvement comme auto-transformation. 3 ) le mouvement d'altération qui est le mouvement qui achève le processus de décroissance.

Mais il est aussi question de repos. Le repos est l'envers du mouvement et ce en quoi il s'achève, ce qui est visé par le mouvement. Une fois en haut, l'air chaud s'immobilise, se fixe, atteint son lieu naturel. Une fois à terre, la pierre qui est tombée atteint son lieu naturel elle aussi.

Tout cela signifie que ce qui caractérise un être naturel, c'est sa capacité toujours active et spontanée à se mettre en mouvement ou à se transformer indépendamment de toute cause extérieure, de toute influence externe. Si l'air se meut ou si les flammes montent, ce n'est pas parce qu'ils sont poussés par quelque chose, mais parce que spontanément, ils peuvent se donner ce genre de mouvement. C'est peut-être encore plus net avec les êtres vivants, plantes ou animaux qui sont eux capables de mouvement, de toutes les formes de mouvement pour les animaux et ce de manière totalement spontanée. Attention, cela ne signifie absolument pas que tous les êtres naturels sont doués de volonté et qu'ils entrent en mouvement à la suite d'une décision consciente. Le fait que le principe de leurs mouvements soit en eux ne signifie pas qu'ils sont comme des hommes qui peuvent se mettre en mouvement par une décision et un acte de volonté. Tout ce qu'affirme Aristote, c'est que ces êtres sont capables de se mouvoir en dehors de toute sollicitation extérieure, sans être poussé par autre chose, il ne dit pas que ce mouvement est déterminé par une volonté.

En quoi les choses fabriquées par l'homme s'en distinguent ?

Précisément, les choses fabriquées par l'homme, c'est-à-dire qui sont le produit d'un artisanat sont elles dépourvues de cette aptitude à se mouvoir par elles-mêmes, ce qui apparaît de manière extrêmement claire en ce qui concerne le mouvement de croissance et de décroissance ainsi que celui d'altération. Une machine est en effet incapable de croissance et de décroissance par elle-même, spontanément et indépendamment de toute intervention extérieure. Mais pas seulement une machine : une table ne s'est pas elle-même faite table, transformée en table.

Objection possible : toutefois, ce qu'on produit peut parfois avoir des mouvements qui ne sont pas provoquées par quelque chose d'extérieur, mais qui semblent spontanés. C'est à cette objection que répond la fin du texte : il est en effet possible que des choses fabriquées par l'homme connaissent des mouvements qui semblent spontanés, comme par exemple la chute pour le manteau, le fait de travailler pour un meuble en bois, la décomposition pour ce même meuble en bois ou la ruine pour une maison. A quoi est du ce mouvement ? Est-il du à la chose elle-même ? Est-ce par exemple la maison qui spontanément tombe en ruine et ce en raison de la capacité qu'elle aurait de se détruire elle-même ? Non, ce qui explique ce mouvement d'altération de la maison, ce sont les éléments dont elle est composée, qui eux sont naturels et à ce titre capables de mouvement spontanée, comme par exemple celui d'altération du ciment et celui de chute pour les pierres. C'est pourquoi on peut observer du mouvement dans les choses fabriquées, mais ce mouvement ne vient pas des choses elles-mêmes, mais de ce qui les compose, des éléments naturels qui les composent. C'est pour cette raison qu'Aristote distingue les mouvements que les êtres ont par essence des mouvements que les choses peuvent avoir par accident, c'est-à-dire sans que ce mouvement s'explique par leur essence, mais par la composition de cette chose. Les êtres naturels sont capables de mouvement par essence, les choses artificielles se meuvent, mais seulement pour le mouvement local, soit parce qu'elles sont mises en mouvement par quelque chose qui leur est externe, une force extérieure soit parce qu'elles sont composées d'éléments qui sont capables de mouvement spontanément ou bien connaissent l'altération, mais là encore parce qu'elles sont faites d'éléments naturels.

Conclusion : les êtres naturels se distinguent des choses artificielles, des produits de l'art en cela qu'elles contiennent en elles le principe de leurs mouvements et de leur repos de manière essentielle et non accidentelle. Donc en tant qu'elles ont toutes en elles une puissance de mouvement et de repos, puissance qui définit l'essence de la nature.

Ainsi, notre problème se trouve-t-il réglé : il est sensé de distinguer des êtres naturels de choses artificielles. Certes, les choses artificielles sont-elles composées d'éléments naturels et, à ce titre, elles peuvent connaître des mouvements, mais il n'empêche qu'elles n'en sont pas moins distinctes des choses naturelles en cela qu'elles sont incapables de mouvements spontanés, propres, dont la cause, le principe ou l'origine est en elles.


 
Tout à fait réglé ? Pas sûr.

A présent, on peut distinguer le naturel de l'artificiel de deux manières : d'une part du point de vue de l'origine ou de la genèse, d'autre part en eux mêmes, du seul point de vue de leur essence, en l'occurrence à partir de la présence ou non en eux d'un principe de mouvement ou de repos. Or, il peut arriver qu'il existe un désaccord entre la distinction génétique et la distinction essentielle du naturel et de l'artificiel. Certains être qui n'existent pas par nature, c'est-à-dire qui ne sont pas (entièrement) l'œuvre de la nature, mais le produit d'un travail ou d'un art, sont pris pour des êtres naturels et inversement, on prend pour des choses artificielles des êtres naturels.

En effet, il est possible de rencontrer des êtres qui essentiellement sont naturels en cela qu'ils ont en eux le principe de leur mouvement et de leur repos, mais qui sont le produit d'une intervention humaine, d'un travail, comme un champ cultivé ou un être transgénique. On voit là de la nature, mais on a affaire à du travail, à des choses artificielles en cela qu'elles sont le fruit d'un travail. De même, certains objets faits de la main de l'homme répondent à la définition donnée par Aristote des êtres naturels : on peut considérer par exemple qu'une automobile, un thermostat sont des choses qui ont en elles-mêmes le principe de leur mouvement et de leur repos et ce non pas de manière accidentelle, mais bien essentielle.

Inversement, il est courant de penser des êtres naturels sur le modèle de choses artificielles, notamment sur le modèle des machines, comme tous les corps biologiques que l'on compare volontiers à de belles machines.

Qu'est-ce qui en résulte ? Que la frontière entre le naturel et l'artificiel s'en trouve une fois encore brouillée, rendue indistincte. On trouve de la nature au sein des choses artificielles et on voit les choses naturelles comme des artifices. D'un côté la puissance d'engendrement qu'est la nature se trouve déterminée par des transformations qui infléchissent, modifient le mouvement et le repos, de l'autre, les êtres naturels sont comparés quant à leur structure interne à des machines, donc comme rendus artificiels.

En somme, certaines choses artificielles sont naturelles et certains êtres naturels sont comme artificiels. Loin d'avoir réglée notre problème, la thèse d'Aristote le repose sous une autre forme, de telle sorte qu'elle ne fait que le déplacer sans lui apporter de solution définitive.

Rq : Cela ne remet pas en cause la définition de la nature comme puissance d'engendrement, mais elle est de peu d'usage lorsqu'on considère la nature naturée et les choses faites par l'homme. Ce qui signifie donc que cette définition ne permet pas vraiment de distinguer le naturel de l'artificiel dans le réel où ils semblent se mêler.

Puisque cette solution n'est pas opératoire, puisque entre les êtres naturels et les objets artificiels, on ne retrouve pas toujours la distinction aristotélicienne, on est amené à se demander si une telle différence existe en fait. Puisque des êtres naturels sont pensés sur le modèle de choses artificielles et puisque des choses artificielles s'apparentent à des êtres naturels au point de les confondre, il est légitime de se demander si une telle distinction vaut vraiment. Y a-t-il vraiment une différence entre ces choses, comme on le pense et comme le soutient Aristote ?

Qu'est-ce que cela signifie ? Qu'après avoir tenté de mettre fin à notre problème en soutenant avec Aristote qu'il existe une différence essentielle entre les choses artificielles et les êtres naturels, il nous faut peut-être faire le contraire : trouver une issue en soutenant à l'inverse que cette différence n'existe pas, du moins pas du point de vue de l'essence. A savoir : il ne s'agit pas de dire que les choses artificielles sont faites par la nature tandis que les êtres naturels sont eux faits par l'homme : on ne peut remettre en cause une différence entre eux relative à leur origine respective, mais on peut se demander s'il existe vraiment une différence de nature entre eux, s'ils sont effectivement de nature différente, d'essence différente.

Or, précisément, c'est cette distinction que l'on va remettre en cause à partir de l'époque moderne. C'est exemplairement le cas de la philosophie Descartes. Les principes de la philosophie, quatrième partie, article 403.

" Je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l'agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu'une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il est à un arbre de produire des fruits."


 
Commentaire :

Entre les êtres naturels et les machines, une différence de degré et non de nature, liée à l'auteur des choses artificielles.

Il y a donc mécanisation des êtres naturels : ils fonctionnent quant à eux exactement comme des machines.

En retour, cette mécanisation se traduit par une intégration des règles de la mécanique, celles relatives à la construction et à la structure mécanique des machines, au sein de la physique : elles ne sont pas isolées, mais elles appartiennent à la physique, c'est-à-dire à la sciences de la nature, de ce qui se passe dans la nature.

En somme, en mécanisant les êtres naturels, Descartes naturalise les choses artificielles, intègre les artifices au sein de la nature. Les choses artificielles ayant la même structure mécanique et le même fonctionnement que les êtres naturels, il n'y a entre eux aucune différence, ils sont donc tous naturels.

L'exemple illustre cette commune appartenance à la nature de toute chose, l'extension à toute chose de l'adjectif naturel. Tout est naturel, y compris l'artificiel, du point de vue de la structure interne et de la production des effets par les uns et les autres. Du point de vue des lois, il n'y a aucune différence entre le naturel et l'artificiel.

C'est pour cette raison que notre problème se pose, c'est-à-dire qu'il est possible de les confondre, de tenir le naturel pour artificiel et inversement de penser comme naturel ce qui en fait est le produit d'un travail, d'une transformation par l'homme.

Mais alors, dans ces conditions, la nature, qu'est-ce que c'est ? Elle n'est plus définie comme puissance d'engendrement, elle est "l'existence des choses en tant que celle-ci est déterminée suivant des lois naturelles." Comme l'écrit Kant dans les Prolégomènes à toute métaphysique future. Dans le même esprit, Descartes dira que la nature n'est pas une déesse qui créée des choses, mais l'ensemble des lois par lesquelles le réel est connu. La nature se définit désormais comme l'ensemble des choses en tant qu'elles sont soumises à des lois, précisément celles que la physique découvre. Ce qui signifie que nous ne pouvons plus définir la nature comme nous l'avions fait, à savoir comme l'ensemble du réel ôté de ce que l'homme a produit : la nature englobe désormais tout le réel puisque aucune chose ne saurait ne soustraire aux lois de la nature, parce qu'en tant que lois, elles sont universelles.

On notera que cela signifie aussi que la nature n'existe pas en soi, mais n'existe que pour un sujet qui pense ses lois et qui sent les choses soumises à ses lois. A l'inverse, définir la nature comme puissance d'engendrement permettait de la poser ou de la penser tout à fait indépendamment d'un sujet.

Ce qui permet aussi de dégager un autre lien entre les choses naturelles et les choses artificielles : la physique, qui découvre les lois de la nature rend possible non seulement la connaissance de la nature, mais aussi la conception d'objets techniques, des choses artificielles, mises au point grâce à cette connaissance du réel.
A présent, on peut donc dire que le problème que nous avons rencontré dans la tentative d'élaboration d'une réponse à la question de savoir ce qu'est la nature est résolu : la nature n'est pas tant ce qui s'oppose à l'artificiel que ce qui est déterminé par des lois de telle sorte que le naturel c'est le déterminé, ce qui n'a lieu que selon des lois.

Conclusion.

La nature a été successivement définie comme :

  • Ensemble du réel ôté de ce que l'homme a produit. Définition négative et courante.
  • Puissance d'engendrement de production de ces choses qui existent indépendamment de l'homme, qui existent par nature donc. Nature naturante, mais immanente aux choses naturelles qu'elle engendre, à la nature naturée. De ce point de vue, ce qui s'oppose à elle, c'est tout ce qui ne présente pas de manière essentielle cette puissance d'engendrement ou ce principe de mouvement et de repos dont parle Aristote.
  • Ensemble de toutes les choses qui existent en tant qu'elles sont déterminées par des lois, les lois naturelles. De ce point de vue, ce qui s'oppose à elle, c'est tout ce qui n'est pas déterminé par des lois, ce qui est indéterminé et ce qui ne peut pas faire l'objet d'une expérience, c'est-à-dire ce qui ne peut pas être perçu et saisi à par un concept. Donc, ce qui s'oppose à elle, ce n'est pas du tout l'artificiel, mais la liberté, en tant justement qu'être libre, c'est n'être soumis à aucune détermination, avoir le choix de faire ceci plutôt que cela et ne pas être soumis à la nécessité naturelle.

  • Notons enfin que toutes ces définitions ne se contredisent pas entre elles, quoiqu'elles soient certes différentes. C'est ainsi que définir la nature comme puissance d'engendrement immanente aux êtres naturels, définition qui vaut pour la nature naturante, n'entre pas en contradiction avec la définition qui la dit ensemble des choses réelles soumises à des lois, parce que cette définition vaut, elle, pour la nature naturée.

    En outre, il faut remarquer aussi que la seconde définition, celle des modernes (et la nôtre par conséquent), à savoir une définition légaliste et mécaniste n'est pas sans limite : elle rend difficile à penser ce que l'autre permettait de penser, à savoir le caractère au moins apparemment finalisé du mouvement chez les êtres naturels. La causalité mécaniste et légaliste exclut toute finalité comme principe explicatif, (les causes finales n'expliquent pas comment un être naturel ou une machine sont composés et produisent les effets qu'ils produisent, ni leurs structures, ni leurs mouvements, elles permettent de dire pourquoi une chose est, en ce sens que connaître la fin d'une chose ou sa fonction permet de comprendre pourquoi elle est au lieu de ne pas être, mais expliquer une existence ou une présence par ce moyen n'est conforme ni à l'esprit ni aux visées des sciences et même, il est aussi possible que cela n'explique rien du tout. On dira donc plutôt que le recours à la finalité peut donner un sens, mais non une explication.) alors que la nature comme puissance d'engendrement ou de mouvement est inséparable elle de la finalité, essentiellement la perpétuation d'elle-même ou de la vie. C'est du reste cette exclusion de la finalité dans la conception moderne de la nature qui a déterminé d'une part l'apparition de l'opposition ignorée des Anciens entre la nature et la liberté (on peut d'ailleurs aller jusqu'à dire qu'ils ont tout simplement ignorés le concept de liberté morale pour n'envisager que la liberté politique et encore.) et d'autre part le rapprochement de la liberté avec l'idée de finalité.

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