II) PEUT-ON
ROMPRE AVEC NOS OPINIONS ?
Parce que l'on
croit tenir des discours vrais, lorsqu'on se trouve dans l'opinion, on ne
peut que l'ignorer. Ce n'est qu'une fois qu'on en est sorti qu'on en prend
conscience. C'est le paradoxe de la situation : on s'en rend compte seulement
lorsqu'on n'a a plus besoin de le savoir parce qu'on en est sorti. Situation
qui rend difficile en elle-même et difficile à comprendre
la sortie hors de la sphère de l'opinion
A quelles conditions
est-il possible de s'arracher à la sphère de l'opinion?
A ) LES CONDITIONS
DE LA RUPTURE AVEC L'OPINION.
La sortie hors
de la sphère de l'opinion n'est pas spontanée, ni de l'ordre
d'une décision rationnelle, elle est forcée, contrainte, provoquée,
et, elle est de ce fait violente.
Qu'est-ce qui
peut provoquer cette sortie ; qu'est-ce qui peut forcer à sortir de
l'immédiat, ébranler la confiance en soi de l'opinion?
1 ) La rencontre avec l'altérité.
Altérité
: du latin alter, le caractère de ce qui diffère, de ce qui
est autre, qui est étranger. Cf.: Alter ego (autre moi), alternative
(autre voie, option, choix), altération (devenir autre chose que
ce que l'on était, associé à l'idée d'une dégradation,
d'une parte de son identité, de sa nature)
Qu'est-ce que
l'altérité pour l'opinion ?
Les opinions des
autres lorsqu'ils contredisent nos propres opinions. Dès lors elles
cessent d'aller de soi, ne serait-ce que parce qu'elles ne sont plus les
seules.
Attention ! L'altérité
des opinions, des avis des autres peut avoir différentes formes,
plus ou moins fortes et dérangeantes.
- Elles peuvent
être seulement différentes des nôtres. Simplement dans
ce cas, elles ne sont pas identiques.
Ex : 1) Tous les chats
sont aimables. 2) Tous les chats sont gris. Il y a là simple différence
entre ces deux avis. Cela ne tire pas à conséquence.
- Elles peuvent
être opposées aux nôtres. Elles sont différentes
des nôtres, mais en plus, elles sont en désaccord avec elles.
Ce qui caractérise deux propositions opposées, c'est qu'elles
peuvent être ou bien l'une vraie et l'autre fausse, ou bien toutes
les deux vraies ou fausses. EX : 1) Tous les chats sont gris. 2) Les chats
sont de différentes couleurs. Ici, elles sont toutes les deux vraies,
à condition de préciser que ce n'est pas en même temps
: ils sont tous gris la nuit et de couleurs différentes le jour.
- Elles peuvent
être contradictoires entre elles. Elles sont différentes entre
elles mais de telle sorte qu'elles ne peuvent pas simultanément être
toutes les deux vraies ou fausses, de telle sorte donc que si l'une est
vraie, alors l'autre est nécessairement fausse et inversement. EX
: 1) Tous les chats sont gris. 2 ) Aucune chat n'est gris. 1) Dieu existe.
2) Dieu n'existe pas. 1 ) Cette opinion est vraie / Mes opinions sont vraies.
2) Aucune opinion n'est vraie.
Il va de soi que
selon la nature de la différence entre les opinions, leur rencontre
n'aura pas les mêmes effets sur nous. Rencontrer de l'opposition ou
une contradiction est plus dérangeant, plus susceptible de nous forcer
à réfléchir.
Autres formes de l'altérité
pour l'opinion :
Des faits, des
événements, des êtres qui sont des réfutations
réelles de nos opinions et qu'il est impossible de ne pas voir.
Ex : Les sauvages
de la Renaissance. Comment se fait-il qu'il y ait des êtres qui n'ont
jamais entendu parler de Dieu et du Christ mort sur la croix pour le rachat
des pêchés de toute l'humanité. D'où la question
de savoir si ce sont des hommes ou non. La réponse par la négative
de la part de l'Eglise catholique en ce qui concerne les Noirs donnera
une caution religieuse à l'esclavage.
Ex : La rencontre
avec d'autres cultures qui comportent des croyances, des certitudes et
des rituels sociaux très différents des nôtres et qui
ont leur "logique", qui ont leur justification.
Ex : Des faits,
des événements qui contredisent une opinion répandue
à une époque donnée: le tremblement de terre de Lisbonne
contredit l'idée de Providence Divine. Tchernobyl, le sida et le cancer
comme remettant en cause l'optimisme technologique. La crise économique
durable remet en cause la croyance selon laquelle le mode de production
capitaliste rend possible une élévation générale
du niveau de vie et du bien-être matériel.
Mais cette rencontre
ne va pas de soi : l'opinion maîtrise bien l'art de l'esquive de
tout ce qui la contredit. Ce qui fait que cette rencontre est assez
rare... (Il faut souvent faire l'effort de découvrir ou de construire
des espaces de communication et d'échange, des lieux communs qui rendent
possible la rencontre.)
Quelles sont les
conséquences de cette rencontre ?
Traumatisme
et déstabilisation. C'est une expérience pénible,
troublante, dérangeante. On peut y perdre sa confiance en soi, sa
sérénité et le sommeil.
Platon puis Aristote,
pour désigner à la fois cette rencontre et ses effets sur
nous, parle de l'étonnement. Ce mot ici a un sens fort, le sens rappelé
par son étymologie : tonnerre, être frappé par la foudre,
être foudroyé par la prise conscience de l'existence de quelque
chose à quoi on ne s'attendait pas, qui nous surprend compte tenu
de nos opinions. Pour Platon et Aristote, l'étonnement est le sentiment
qui déclenche la rupture avec l'opinion et l'entrée dans la
réflexion, la philosophie. C'est le sentiment philosophique par excellence.
Pourquoi ? Parce que ce qui le déclenche, c'est la découverte
soudaine d'une opposition ou d'une contradiction entre une de nos opinions
et celle d'un autre ou une observation. Donc parce que ce qui étonne
correspond très exactement à ce qui caractérise
un problème philosophique : une contradiction entre deux discours
qui semblent être tous les deux vrais, ce qui n'est pas possible puisqu'ils
se contredisent précisément.
Attention : on peut
avoir des étonnements de divers ordres, il est par exemple possible
de s'étonner qu'il existe quelque chose plutôt que rien, qu'il
y ait un monde, du réel. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt
que rien ? Question posée en ces termes par Leibniz. L'importance
de cette expérience de l'étonnement a fait dire à de
nombreux philosophes que celui qui ne s'étonne de rien, donc celui
pour lequel tout est "normal", ne sera pas philosophe.
Toutefois, la
rencontre avec l'altérité , si elle est une condition nécessaire
à l'arrachement à la sphère de l'opinion, n'est pas
suffisante pour rompre avec nos opinions. Il ne suffit pas de rencontrer
l'altérité pour quitter ses opinions, sinon, on ne serait plus
dans cette sphère depuis longtemps.
2 ) Le souci de la vérité.
Il ne suffit pas
de rencontrer l'altérité pour sortir de la sphère de
l'opinion, pour quitter l'immédiateté, pour se mettre à
réfléchir. Ce n'est pas cette rencontre qui va d'elle-même
susciter le passage à la réflexion ; elle ne fait que la
rendre possible. Pire, cette rencontre peut même conduire à
renforcer l'attachement à nos opinions.
Que se passe-t-il en
effet lorsque nous rencontrons l'altérité, par exemple, sous
la forme d'une autre opinion ? Le plus souvent, lorsque la conversation est
possible, nous nous mettons à argumenter, c'est-à-dire à
exposer les raisons pour lesquelles nous avons affirmés notre opinion.
Dans l'improvisation puisque nous n'avions initialement par d'arguments
en faveur de notre opinion parce qu'elle n'était qu'une opinion justement.
Se mettre à proposer des arguments est généralement
tenu pour une bonne chose. On pourrait même dire que se mettre à
argumenter, c'est commencer à sortir de l'opinion.
Seulement, qu'est-ce
que présuppose une telle attitude ? Que nous sommes bien persuadés
que ce que nous avançons est vrai et qu'il suffit de produire une
argumentation pour que cela apparaisse à celui à qui on s'adresse.
Or, d'où nous vient cette certitude d'avoir raison ? De rien. Elle
est d'autant moins fondée, à nos yeux, que nous savons désormais
qu'il n'est guère prudent de penser que nos opinions sont nécessairement
vraies. On le voit, commencer à argumenter risque de ne pas nous
rapprocher de la vérité, mais nous faire aller à la
recherche d'arguments en faveur d'une idée dont on ne sait pas si
oui ou non elle est vraie.
Alors plus loin : qu'est-ce
que nous recherchons en proposant des arguments ? A convaincre ou à
persuader notre interlocuteur du bien fondé de notre avis. Ce qui
suppose une fois de plus que nous pensons avoir raison sans pourtant avoir
encore toutes les raisons de le penser. Mais si nous cherchons à
faire admettre à notre interlocuteur que nous avons raison sans vraiment
pouvoir être sûr que nous avons raison, c'est qu'en réalité
notre but n'est pas de communiquer une vérité, mais de vaincre,
de gagner l'autre à notre cause. Sous couvert de dialoguer, on se
fait la guerre. C'est du reste pour cette raison que le plus souvent chacun
campe sur ses positions, c'est-à-dire se bat sans gagner de terrain
sur l'autre.
Qu'est-ce que cela
signifie sinon que la rencontre avec l'altérité n'a en rien
conduit à se défaire de ses opinions, bien au contraire ?
Ce qui veut dire que cette rencontre ne produit pas à elle seule
et toujours la rupture avec nos opinions.
Qu'est-ce qu'il aurait
fallu pour que cela se produise ici ? Que faut-il pour qu'une conversation
qui part d'un désaccord conduise à autre chose que se faire
la guerre ? Que ceux qui conversent renoncent au désir de vaincre
pour celui d'en avoir le cœur net, pour celui de rechercher la vérité
en acceptant dès le départ qu'il soit possible que ce ne
soit pas nous qui la détenons. Sans ce souci de rechercher la vérité
sans en faire un duel, la rencontre avec l'altérité sera
stérile.
En apparence, cela
ne fait pas beaucoup de différences, mais en réalité
cela change tout. C'est sur cette idée que revient souvent Socrate,
particulièrement dans le Gorgias, lorsqu'il oppose la rhétorique,
dont le but affiché est de persuader tous les auditoires d'à
peu près tout, à la pratique du dialogue tel qu'il l'entend,
à savoir où on a autant de plaisir à réfuter
les autres qu'à être réfuté par eux parce que
dans les deux cas, c'est la recherche de la vérité qui progresse.
Sans ce désir
de connaître la vérité, la rencontre avec l'altérité
est vaine. Et, en l'occurrence, il s'agit bien d'un désir, d'une
volonté impérieuse, d'un élan irrépressible,
et pas d'une simple résolution ou d'une simple bonne intention : cela
ne suffit généralement pas.
Cf.: Le Banquet
de Platon : entre l'ignorance (ne rien savoir encore) et la science (posséder
un savoir démontré et assuré) il existe deux intermédiaires
: l'un est statique, il s'agit de l'opinion droite (indémontrée
mais en rapport avec la réalité telle qu'elle est), l'autre
dynamique, en mouvement, il s'agit d'Eros, du désir ou de l'amour,
compris comme amour des belles choses, au nombre desquelles il faut aussi
compter la science et la vérité conçues comme les
plus belles choses qui soient. Platon indique par là que la recherche
de la vérité relève bien plus d'une force qui agit en
partie malgré nous que d'une décision raisonnée.
Cf.: l'étymologie
du mot philosophe: celui qui aime, désire la sagesse, donc qui ne
la possède pas encore.
Sans ce désir,
cet amour de la vérité, la rencontre avec l'altérité
est vaine lorsqu'il s'agit de sortir vraiment de la sphère de l'opinion.
En raison de l'importance
des deux conditions et en raison de leur rareté, on peut comprendre
que le saut en dehors de la sphère de l'opinion est plus souvent raté
que réussi. Mais, comment plus précisément peut-on
rater ce saut ?
B ) L'ECHEC
DE LA RUPTURE AVEC LA SPHERE DE L'OPINION.
Puisque ce saut
exige que soient remplies deux conditions, il peut donc échouer de
deux manières.
1 ) Le rejet de l'altérité.
A la violence,
psychologique, provoquée par la rencontre avec l'altérité
peut répondre une autre violence, un autre coup de force dirigé
contre l'altérité et destiné à faire cesser la
souffrance qu'elle nous cause. De cette manière, on peut la neutraliser,
faire en sorte qu'elle cesse de nous parler, d'être importante.
- Se moquer :
nier le caractère sérieux des propos de l'autre, les renvoyer
à une simple plaisanterie sans intérêt.
- Déprécier
l'autre : le déclarer fou ou stupide, c'est-à-dire incapable
de tenir des propos sérieux. Le fou, l'idiot n'ont pas l'esprit
sain, ne sont pas en totalité des hommes, donc on n'a rien de commun
avec eux, donc ce qu'ils disent ne vaut pas.
- L'ethnocentrisme
: attitude qui consiste à penser que sa propre culture incarne l'accomplissement
de l'humanité et de la culture, que les autres ne sont que des barbares
sous développés, des êtres inachevés ayant conçu
une culture arriérée.
Dans tous les
cas, on annule la possibilité de la rencontre authentique avec les
propos de l'autre en niant tout fonds commun avec eux. L'autre n'est plus
que bizarre, absurde, exotique, anecdotique...
Mais ce n'est
pas tout : lorsque le renvoi dans l'étrange est impossible, lorsqu'il
est trop manifeste que l'autre n'est pas fou, qu'il nous parle bien, trop
bien et qu'il est dérangeant, on peut le détruire, le mettre
hors d'état de nuire. (la prison, l'asile et la mort).
Cf : Athènes
condamnant Socrate à mort parce qu'il dérangeait tout le
monde avec ses questions qui obligeaient à réfléchir
et à renoncer à ses opinions, à ses préjugés.
Par ailleurs,
lorsque l'altérité prend la forme non pas de discours, mais
de réalité observées ou dont on nous rapporte l'existence,
il est tout aussi possible de s'épargner la peine de la rencontre
non pas en détruisant cette réalité, mais en faisant
comme si elle n'existait pas.
En effet, quand
on est dans l'opinion, on entretient un rapport au réel très
complexe. D'une part, nos opinions ne sont pas toujours sans aucun rapport
avec lui. Elles ne sont pas de pures illusions, elles sont tournées
vers les faits. Seulement, nos opinions rendent notre regard sélectif
: on ne retient que ce qui confirme nos opinions et on se fait aveugle
à tout ce qui les infirme et les réfute. Jusqu'à considérer
que seul que ce qui la confirme est vraiment réel. On déréalise
ce qui nous dérange. L'altérité de la réalité
à l'égard de ce qu'on pense d'elle s'en trouve ainsi annulée,
anéantie à nos propres yeux. A défaut, on ne remettra
pas nos opinions en cause en expliquant qu'une observation qui les contredit
est l'exception qui confirme la règle.
Cf : Clément
Rosset. La réalité ne s'impose pas à nous : elle est
tolérée à condition de ne pas contrevenir trop fortement
à nos attentes. Lorsqu'elle devient inacceptable, elle est suspendue,
mise hors circuit.
Pourquoi un tel
rejet ?
Parce que renoncer
à ses opinions, c'est gros de dangers, de désespoir. Telle
est l'attitude du conformisme, du dogmatisme (de l'affirmation contre toute
forme d'objection et de critique d'une idée, d'une thèse ou
d'une doctrine.) Illustration de la violence dont sont capables les certitudes
commodes ou utiles.
Conséquences
de ce rejet ?
On peut continuer
comme avant à affirmer ses opinions. Cette affirmation violente
ou fermée aux discours des autres s'appelle le dogmatisme, attitude
qui consiste à tenir pour vraie et indiscutable une thèse,
une conception de la réalité. L'expression la plus humble du
dogmatisme est le fait d'être buté, de considérer ses
propres convictions comme les seules qui valent. Attitude qui n'est jamais
éloignée de la violence des fanatiques.
Le saut a donc
échoué... Mais ce n'est pas la seule manière d'échouer...
Le saut peut échouer non pas en raison du rejet de l'altérité,
mais à cause du renoncement à la vérité.
2 ) Le renoncement
à la vérité.
A l'inverse de
la situation précédente, il est possible d'accepter l'altérité,
celle des opinions différentes des nôtres, mais pour les noyer
toutes dans la pluralité des opinions. L'altérité
est tolérée, reconnue, acceptée, mais au point que
les différences entre les opinions sombrent dans l'indifférence,
deviennent indifférentes. Toutes les différences reviennent
au même, se valent.
C'est cette position
qu'expriment les expressions telles que : tout se vaut ; à chacun
ses opinions, à chacun sa vérité, on détient
tous une part de la vérité, chacun a le droit de penser ce
qu'il veut ; c'est comme les goûts et les couleurs, ça ne se
discute pas, c'est une question de point de vue.
Comment s'appelle
une telle attitude ?
Le relativisme.
C'est la position que ceux qui pensent que tout le monde détient une
vérité, sa vérité, que la vérité
est donc relative à celui qui la prononce et non quelque chose qui
vaut en soi, qui est vrai indépendamment de celui qui la prononce.
Seulement, comme on peut observer que tous les individus n'affirment pas
le même chose, n'ont pas tous la même vérité, on
ajoute que, puisque chacun a sa vérité, que toutes les opinions
se valent. Si tout est relatif, il est vain d'accorder à un discours
plus de valeur qu'à un autre. Tous se valent, voire tous n'ont aucune
valeur. Ce n'est donc même pas la peine de faire l'effort de les connaître.
On peut trouver
que le relativisme est finalement une position tolérante et même
généreuse dans la mesure où elle permet à tout
le monde de dire ce qu'il pense, sans accorder à un discours plus
de valeur qu'un autre. De ce point de vue, on peut le trouver bien préférable
à l'attitude inverse, celle du dogmatisme et du fanatisme, qui eux
conduisent à la violence, alors que le relativisme lui n'y conduit
pas.
Seulement, dire
cela, c'est ignorer que le relativisme est autant que le dogmatisme une des
raisons pour lesquelles le saut en dehors de la sphère de l'opinion
échoue. En effet, dans ce cas, il n'y a pas d'examen des opinions,
de réflexion sur leur multiplicité, de recherche de propositions
qui vaudraient pour tous. Je ne cherche pas à en avoir le coeur net,
je réaffirme comme avant mes opinions
L'altérité
est tolérée, mais sa puissance interrogative est annulée,
désamorcée par le renoncement à la vérité.
Par ailleurs,
une telle position n'est pas sans danger parce qu'elle autorise l'expression
de la bêtise, de propos violents et bientôt de la violence tout
court. Parce que c'est ainsi que se banalise les opinions les plus intolérantes,
celles qui grâce à la tolérance ambiante peut affirmer
sa propre intolérance, son refus de l'altérité. La
tolérance ne peut pas tolérer sans risquer de se nier ou de
disparaître les opinions des ennemis de la tolérance. Comme
pour la liberté. Le relativisme se menace lui-même de disparaître.
Enfin et surtout,
le relativisme est quand on y réfléchit un peu une position
intenable sérieusement. Comment peut-on en effet soutenir simultanément
que notre point de vue exprime la vérité, et, qu'il n'est
pas préférable à n'importe quel autre point de vue,
puisque toutes les opinions se valent ? Il faudrait savoir : soit nous avons
raison de préférer notre point de vue à celui des autres
et dans ce cas, il vaut plus qu'eux, soit notre point de vue ne vaut pas
plus que celui des autres, auquel cas notre attachement à celui-là
est vain.
Ou bien, mon
point de vue est vrai et il est préférable à tous
les autres qui s'en distinguent et qui donc pour cela sont faux, ou bien
son caractère indifférent révèle son absence
de justesse, de vérité, sa fausseté donc : toutes
les erreurs se valent en tant qu'elles ne sont pas des vérité.
Dit autrement
: si nous avons tous nos opinions au sujet d'une chose, le risque est élevé
qu'il existe entre les opinions des différences, des oppositions,
voire des contradictions. Or, comment peut soutenir que nous avons tous
raisons si nous ne sommes pas d'accord entre nous ? Comment peut-on dire
alors que nous sommes tous dans le vrai ?
De sorte que si
on tient à être cohérent, il n'est plus possible de dire
que chacun détient sa vérité, que toutes les opinions
se valent ou que la réponse à toute question dépend
de chacun. du reste, au fond, si le relativisme est professé, il
n'est pas réellement pratiqué : on ne change pas d'avis sans
cesse et on tient pour vraies nos opinions et pas celles des autres sans
quoi on n'y tiendrait pas autant. On ne va pas jusqu'à s'installer
dans la contradiction. On est relativiste pour rester en bons termes avec
ceux avec lesquels nous sommes en désaccord et pour qu'on nous laisse
tranquille avec nos opinions.
Résumons-nous
: le saut en dehors de la sphère de l'opinion peut échouer
de deux manières : soit par rejet de l'altérité, soit
par renoncement à la vérité. Mais dans les deux cas,
on fait bien plus qu'échouer : ces deux échecs s'accompagnent
toujours et nécessairement soit d'un côté de la violence,
soit de l'autre de l'incohérence et de l'absurdité. On n'échoue
pas sans frais dans la rupture avec la sphère de l'opinion.
C'est pour ces
raisons que cette rupture est nécessaire : elle l'est d'un point de
vue éthique si on veut éviter la violence, elle l'est d'un
point de vue rationnel si on veut éviter de dire n'importe quoi. Ce
qui signifie qu'en réalité la seule question qui mérite
ici d'être posée n'est pas de savoir pourquoi il faudrait
faire de la philosophie, mais comment peut-on se passer d'en faire, comment
pourrait-on vivre et penser sans en faire puisqu'elle permet non seulement
de rompre avec l'opinion, mais aussi et peut-être surtout, avec la
violence et le n'importe quoi.
Ce qui importe
donc maintenant, c'est de savoir en quoi consiste le saut réussi et
où mène-t-il ?
C ) LA RUPTURE
REUSSIE AVEC NOS OPINIONS.
Nous savons qu'il
n'est possible de rompre avec nos opinions que si on rencontre l'altérité
tout en étant désireux de connaître la vérité.
Mais en quoi consiste au juste cette rupture, le saut en dehors de l'opinion
?
Le saut consiste
moins en une rupture avec les opinions elles-mêmes qu'avec l'attitude
propre à l'opinion : il est rupture avec l'immédiateté
qui caractérise l'opinion. Celui qui s'arrache à la sphère
de l'opinion ne se contente pas de dire que toutes ses opinions sont mauvaises
- ce n'est qu'une opinion de plus -, il passe de l'irréflexion à
la réflexion.
Mais, en quoi
consiste la réflexion ?
La réflexion
consiste d'abord à se dire : Stop! Une minute! Il faut voir ça
de plus près! Prenons le temps et la peine d'y voir un peu plus
claire dans telle ou telle idée ou affirmation.
A savoir : réfléchir,
c'est d'abord se mettre en retrait par rapport au cours des choses et de
la vie, cesser d'y être plongé, se donner du temps, celui de
la réflexion, comme on dit justement.
Elle consiste
ensuite à se dire : Mais, au juste, qu'en est-il vraiment ? Est-ce
que c'est vrai, cette idée que j'entends ou en laquelle je crois ?
Est-ce que cet avis est aussi solide, aussi valable que je le crois ou qu'on
le croit ? Elle consiste donc à se poser des questions. Réfléchir,
c'est bien, comme on le dit communément, se poser des questions.
Mais ce n'est pas que
cela, c'est aussi tâcher de répondre aux questions qu'on se
pose, pour ensuite éventuellement interroger la réponse et ainsi
de suite jusqu'à être satisfait par la réponse qu'on
donne finalement. Réfléchir, c'est se poser des questions
et se donner des réponses à ses propres questions.
Ce qui à
l'examen est une des choses les plus surprenantes qui soient. Il est en effet
étrange et paradoxal de SE poser des questions. Lorsqu'on pose une
question, c'est parce qu'on cherche à savoir quelque chose qu'on ignore.
Pour savoir ce qu'on ignore, on la pose à quelqu'un qui, selon nous,
doit connaître la réponse. Se poser à soi-même
une question implique donc simultanément qu'on ne sait pas quelque
chose qu'on veut savoir et néanmoins qu'on doit connaître la
réponse puisqu'on SE pose la question à soi-même. Se poser
des questions suppose donc que nous sommes à la fois ignorants et
savants. Tel est le paradoxe de la réflexion.
Comment expliquer et
dépasser ce paradoxe ? Comment peut-on soutenir qu'on connaît
la réponse à la question qu'on se pose et qu'en même
temps on ne la connaît pas ?
On peut d'abord l'expliquer
en disant qu'on l'a su la réponse, qu'on l'a appris, mais qu'on
l'a oubliée. Dans ce cas, la réflexion se confond avec un
effort de mémorisation ou de reconstitution de ce qu'on a su et oublié.
Mais on peut aussi
l'expliquer autrement : les réponses qu'on cherche, on peut ne pas
les avoir apprises. Ce qui implique que celles qu'on trouve, ce sont celles
qu'on produit de soi-même, qu'on invente, qu'on tente. Mais comment
s'en tenir à des réponses qu'on invente ? N'est-ce pas prendre
le risque d'admettre comme vraie des réponses délirantes ?
Non, parce qu'on ne retient que celles qui résistent à l'examen
qu'on leur fait subir avec les questions auxquelles on les soumet par et
dans notre réflexion. Réfléchir, c'est ainsi essentiellement
mettre à l'épreuve les réponses qu'on donne à
nos propres questions.
Contre toute attente,
la réflexion exige donc d'avoir de l'audace dans ces réponses,
d'oser des réponses, de tenter, mais elle exige aussi d'avoir de
la prudence, de la méfiance, d'être impitoyable avec les tentatives
vaines.
Parce que la paradoxe
peut être dépassé de deux manières, on peut opposer
d'un côté les formes de pensée qui exige la mémorisation
puis la restitution de savoirs aux disciplines de la réflexion proprement
dite, aux disciplines qui reposent sur l'inventivité de la réflexion.
Ce qui signifie que la pratique de la philosophie ou de la science, parce
qu'elles reposent sur la réflexion, exigent bien autre chose que
l'acquisition et la restitution de savoirs. On peut d'ailleurs expliquer
que la philosophie et la science aient une histoire traversée par
des conflits par cela qu'elles reposent sur la réflexion, l'invention
de réponses et de questions qui raturent les questions et les réponses
antérieures.
Mais cela signifie aussi
que parmi l'ensemble des choses que nous savons, il y en a que nous n'avons
pas apprises mais que nous avons conçues par nous-mêmes, que
nous avons constituées autant que découvertes.
Cette définition
de la réflexion, on la retrouve chez Platon, qui dans le Théétète,
définit l'acte de penser comme un dialogue intérieur au cours
duquel on s'interroge soi-même et on donne des réponses à
ses questions. Jusqu'à ce qu'on n'ait plus de raisons de douter
de ce qu'on dit. De ce point de vue, on de distinguera pas penser et réfléchir.
Il faut toutefois
observer que la réflexion peut ne pas être produite par un effort
continu, volontaire et conscient : il arrive que les réponses à
nos questions, celles qui nous travaillent, nous viennent comme inopinément,
comme de soudaines révélations. C'est qu'on pensait encore,
mais sans le savoir, sans effort conscient.
Rq : on pourrait
s'étonner que la réflexion repose sur l'invention de réponses
aux questions qu'on se pose dans la mesure où on doit constater qu'il
arrive souvent que deux personnes qui réfléchissent dans leur
coin aboutissent aux mêmes résultats. Comment peut à
la fois inventer des réponses et les découvrir ?
A ce paradoxe,
Platon répond en disant que la réflexion en réalité
n'invente rien, mais découvre des vérités qu'on connaissait,
mais qu'on avait oublié. C'est la théorie dite de l'anamnèse.
Platon ramène l'invention à une remémoration.
Seulement, si
réfléchir, c'est se poser des questions pour leur apporter
des réponses, il faut remarquer que la philosophie et la science n'ont
absolument pas le monopole de la réflexion. Elle est même une
activité intellectuelle finalement assez courante. Ainsi, on réfléchit
lorsqu'on se demande comment éduquer ses enfants, comment faire
son devoir ou quel est son devoir ou que faire de ses vacances. La réflexion
peut ainsi servir soit à l'élaboration d'un projet, soit
à la recherche des moyens les plus adaptés à la poursuite
d'une fin donnée.
Mais si la réflexion
n'est pas le propre de la philosophie et de la science, qu'est-ce qui caractérise
la réflexion philosophique ? Qu'est-ce qu'il faut ajouter à
la définition générale de la réflexion pour
comprendre en quoi consiste la réflexion philosophique, c'est-à-dire
la rupture philosophique avec les opinions.
Le passage à
la réflexion correspond à la rupture avec nos opinions lorsqu'elle
se donne pour but la découverte de la vérité (et non
la conception d'un projet ou la découverte de moyens de faire quelque
chose) et qu'elle a pour objet celles de nos opinions dont la vérité
est devenue incertaine du fait de la rencontre avec l'altérité.
On retrouve ainsi les deux conditions de la rupture avec nos opinions.
La rupture avec nos opinions est donc à la fois passage de la passivité
intellectuelle à la réflexion et mise en question des opinions.
Peu de philosophes
ont écrit sur la manière avec laquelle ils ont vécu
ce passage et sur ce qui l'a provoqué. Toutefois, on peut trouver
chez certains d'entre eux des témoignages ou des récits de
ce passage. Notamment un témoignage chez Descartes et des récits
chez Platon.
Le témoignage
de Descartes se trouve à la fois dans le Discours de la méthode
et dans les Méditations Métaphysiques. Dans le Discours,
il affirme que les études qu'il a suivi ne lui ont enseigné
que des savoirs incertains, vraisemblables. Sur les choses les plus importantes,
les plus grands esprits sont en désaccord. En somme, les opinions
savantes qu'il a apprises s'opposent les unes aux autres, sont dans un rapport
d'altérité les unes par rapport aux autres. Après ses
études, ses voyages vont lui faire perdre de nouvelles certitudes
: la rencontre avec l'altérité des autres coutumes, des autres
idées admises comme vraies le conduit à douter de ses dernières
certitudes. Ces déceptions et ses désillusions semblent le
conduire à devenir sceptique : à douter qu'il existe une seule
connaissance certaine, et même à douter qu'il soit seulement
possible pour les hommes de connaître une seule chose en toute certitude.
C'est précisément pour en avoir le cœur net, pour savoir si
le scepticisme n'est pas la plus avisée des attitudes intellectuelles
qu'il entreprend d'écrire les Méditations métaphysiques.
Il y décide d'entreprendre une fois pour toute l'examen de toutes
ses opinions afin de découvrir s'il en existe au moins une qui soit
vraie et, si elle existe, à partir d'elle de découvrir toutes
celles qui, lui ressemblant, pourront être tenues pour vraies sans
réserve. Il recherche une première vérité à
partir de laquelle il serait possible de découvrir toutes les autres.
L'entreprise
est radicale : Descartes part de l'incertitude qui frappe toutes les opinions
pour se demander si ne serait-ce qu'une seule d'entre elles est vraie et
donc s'il nous est possible de connaître quelque chose en toute certitude.
Son but est donc radicalement d'en avoir le cœur net sur notre possibilité
de connaître vraiment quelque chose.
Pour ce faire, il va
procéder à un examen méthodique de ses opinions, à
une réflexion sur ses opinions qui suivra un ordre méthodique
déterminé. A savoir : faire du doute une méthode de
tri, d'élimination ordonnée de tout ce qui n'est pas certain,
de toutes les idées incertaines, incapables de satisfaire pleinement
son désir de vérité. A l'issue du doute radical, il
ne reste aucune idée qui puisse être tenue pour vraie. Il
se retrouve alors dans la situation extrême qui consiste à
penser, à réfléchir, à avoir une pensée
en acte mais plus aucun contenu de pensée, plus aucune idée
qui puisse être affirmée. Moment de détresse qu'il compare
à celle que connaîtrait un homme en train de se noyer dans
une eau sombre, ne sachant où se trouve la surface. Une des plus
terribles images inventées par un philosophe.
Les dialogues
de Platon, notamment les dialogues dits de jeunesse, sont tous des récits
du passage plus ou moins réussi de l'opinion à la réflexion,
non pas chez Platon ou chez Socrate, mais chez ses interlocuteurs. Socrate,
dans ces dialogues, examine avec ses interlocuteurs certaines opinions
courantes ou nouvelles à l'époque. Le point de départ
des dialogues, c'est le plus souvent des situations de la vie quotidienne
dans lesquelles on prononce des jugements tels que : ça, c'est beau,
c'est courageux, c'est de la vertu, c'est pieux, c'est juste... A partir
de là, Socrate invite ses interlocuteurs à lui donner la définition
de la beauté, du juste, du courage, de la piété, de
la vertu... Il faut bien qu'on sache ce que c'est puisqu'on en parle, qu'on
juge les personnes et les choses en utilisant ces mots.
Or, au cours du dialogue,
il apparaît que ses interlocuteurs ne savent pas de quoi ils parlent,
c'est-à-dire que leurs définitions ne sont que des opinions
sans aucune valeur. Le dialogue, c'est-à-dire les questions de Socrate
et les réponses de ses interlocuteurs, va permettre de comprendre
et de faire comprendre que ces opinions n'ont qu'une prétention illégitime
à la vérité soit parce qu'elles oublient une grande
partie de la réalité concernée, soit parce qu'elles se
contredisent elles-mêmes. Par le dialogue, les interlocuteurs de Socrate
sont forcés de reconnaître que leurs opinions ne valaient rien.
Ils sont plongés ainsi dans la plus grandes des perplexités,
dans l'embarras : ils ne savaient pas ce qu'ils disaient, ils parlaient à
tort et à travers, et, une fois qu'ils s'en sont rendus compte, ils
ne savent plus quoi penser et dire.
Qu'est ce que cela
signifie ? Puisque le dialogue progresse par les questions de Socrate et
les réponses de ses interlocuteurs, il est l'équivalent de
la réflexion non pas telle qu'elle se déroule dans l'esprit
d'une seule personne, mais transposée sous la forme d'une conversation
entre deux personnes. On peut donc dire que les dialogues de Platon sont
comme une mise en scène, une dramatisation de ce qui pourrait être
une réflexion personnelle. De ce point de vue, il apparaît
que la rupture avec les opinions, la prise de conscience de la piètre
valeur des idées communes est l'œuvre de la réflexion. C'est
donc elle qui plonge dans l'embarras.
Cet état peut
conduire à mettre en colère contre Socrate ceux qui le voient
remettre en cause les opinions admises et ceux qui doivent admettre qu'ils
ne savent pas ce qu'il prétendaient savoir. Mais il peut aussi conduire
à plonger ses interlocuteurs dans une perplexité dont ils
parviennent pas à sortir d'eux-mêmes malgré les questions
de Socrate. Dans ce cas, ils lui demandent souvent les réponses aux
questions qui les laissent sans voix. A quoi il répond toujours qu'il
n'en sait rien, que leur embarras est aussi le sien. Au cours de son procès,
il dira même que la seule chose qu'il sache c'est qu'il ne sait rien
et c'est sans doute pour cela qu'il est déclaré sage, le
plus sage des hommes, par l'oracle de Delphes. Enfin, cet état peut
conduire ses interlocuteurs à réfléchir avec Socrate
de telle sorte qu'ils proposent des réponses qui ne sont plus des
opinions, qui ont une autre valeur, une autre tenue. Dans ce cas, la rupture
avec les opinions conduit à mettre son interlocuteur en état
de réfléchir avec Socrate. Mais Platon ne parle pas de rupture
avec les opinions, de passage à la réflexion, il parle de conversion
de l'âme. Convertir l'âme se son interlocuteur, c'est l'amener
à cesser de penser par l'opinion et à partir des témoignages
de sens pour penser par soi-même et sans le secours des sens. C'est
cette rupture avec les opinions, cette conversion de l'âme, qui est
aussi exposé dans la fameuse allégorie de la caverne, précisément
sous la forme d'un allégorie, d'une image.
Dans les dialogues
de jeunesse, Socrate compare ce qu'il fait avec ses interlocuteurs avec
travail de sa propre mère qui était sage-femme : de même
que sa mère accouchait les corps, lui il accouche les esprits de ce
qui s'y trouve par les questions qu'il pose. Et, après avoir accouché
les esprits, comme le fait une sage-femme avec l'enfant qui vient de naître,
il s'assure par de nouvelles questions que les idées qu'il a fait
sortir de l'esprit de ces interlocuteurs, sont viables, c'est-à-dire
valables ou au contraire vaines, sans consistance. Il sépare les
opinions sans fondement des idées qui n'en sont pas. L'art d'accoucher
les esprit, c'est ce qu'on appelle la maïeutique socratique.
Que ce soit à
partir du témoignage de Descartes ou des récits que sont
des premiers dialogues de Platon, on peut observer que l'acte d'arrachement
à l'opinion, le passage à la réflexion est toujours
un moment de crise, un moment sacrificiel et qui, pour commencer, est désespérant.
Se mettre à réfléchir, c'est prendre le chemin du
désespoir, comme le dit Hegel.
Ce qui signifie
que ce qui caractérise le philosophe, du point de vue des faculté
ou des aptitudes psychologiques, c'est beaucoup moins la puissance de l'intellect,
que le courage et la probité, sans lesquels on ne peut pas accomplir
les efforts de la réflexion ni endurer ses effets.
Faisons le point.
Notre premier
problème était de savoir si nous avions raison de priser nos
opinions ou si les philosophes et les scientifiques avaient raison de les
mépriser. Après avoir défini l'essence des opinion,
nous pouvons donner raison aux philosophes et aux scientifiques. Ce qui ne
signifie pas encore que ce qu'ils soutiennent se distingue radicalement de
nos opinions et encore moins que ce qu'ils disent est vrai. Il n'empêche
que nous savons maintenant qu'il est possible de rompre avec nos opinions
et donc de tenir des discours qui ne sont pas du même ordre.
Reste à savoir
en quoi la philosophie est aussi différente de nos opinions qu'elle
le prétend et si ses discours valent plus que ceux de l'opinion.
Ce qui nous engagera
à nous demander et en quoi elle se distingue de la science avec
laquelle elle partage le même mépris pour l'opinion.
III ) EN QUOI
LE DISCOURS PHILOSOPHIQUE SE DISTINGUE-T-IL DE L'OPINION ?
EN QUOI IL SE DISTINGUE AUSSI D'AUTRES DISCOURS RAISONNES
?
Pour répondre
à ces questions, et trouver des solutions à nos problèmes,
il faut commencer par s'interroger sur les prétentions de la philosophie
par rapport à l'opinion.
Or, pour examiner
ces prétentions, il semble nécessaire de faire ce que nous
avions fait au sujet de l'opinion, à savoir : analyser le discours
philosophique sous les points de vue structurel, génétique
et fonctionnel.
Seulement, à
bien y regarder, c'est vain parce qu'on l'a déjà fait, en
partie du moins, lorsqu'on a répondu à la question de savoir
comment il était possible de rompre avec l'opinion.
En effet,
l'origine du discours philosophique correspond précisément
à ce qui détermine la rupture avec l'opinion, à savoir
la rencontre avec l'altérité et le désir de vérité,
elles-mêmes étant à l'origine de la réflexion.
En somme tout le contraire de la passivité.
Mais ainsi connaissons-nous
aussi non pas tant la fonction que la vocation du discours philosophique,
de la philosophie en général : la recherche de la vérité.
Ce qui n'a rien à voir avec les fonctions de l'opinion : se rassurer
et s'intégrer socialement.
Ce qui signifie
que sur ces deux points au moins, il est impossible de comparer le discours
philosophique et l'opinion. A ce titre, il n'est pas contestable que la
philosophie, comme elle le prétend, se distingue de l'opinion.
Mais qu'en est-il en
ce qui concerne la forme même du discours philosophique comparativement
aux discours de l'opinion ?
A ) A quoi reconnaît-on
un discours philosophique?
S'il est vrai
que la philosophie naît de la rupture avec nos opinions par la réflexion,
alors on doit s'attendre à ce que le discours philosophique rende
compte de cette réflexion.
Est-ce à dire
que les discours philosophiques, en tant qu'ils naissent de la réflexion,
sont des comptes-rendus de la réflexion des philosophes ? Pas exactement
: en dehors des dialogues de Platon et de quelques autres textes - et toujours
sous une forme très travaillée -, rares sont les ouvrages
de philosophie qui se présentent sous la forme d'un dialogue, d'un
échange de questions et de réponses.
Mais il n'est
pas nécessaire que les textes philosophiques se présentent
sous cette forme pour attester qu'ils sont bien les fruits de la réflexion
dans la mesure où la réflexion est susceptible de produire
des résultats qu'il est possible de présenter sous d'autres
formes que celle d'un dialogue. Sous quelles formes ? Sous la forme de définitions,
d'explications, d'argumentations, de démonstrations. N'est-ce pas
d'ailleurs ce qu'on a fait ? Dégager l'essence de l'opinion, c'est-à-dire
produire son concept, a bien été l'œuvre d'une série
de questions auxquelles on a donné des réponses qui ont fini
par former la définition que nous cherchions.
Qu'est-ce que cela signifie
? Que si la philosophie condamne, critique l'immédiateté,
le caractère irréfléchi, indémontrée, dénué
d'arguments de l'opinion, elle échappe à sa propre condamnation.
Car, si ces discours procèdent de la réflexion et présentent
les résultats de réflexions, alors ils sont autre chose qu'un
ensemble d'opinions : des discours démonstratifs, argumentés.
C'est donc d'abord à
cela qu'on doit pouvoir reconnaître un discours philosophique, c'est-à-dire
à son caractère rationnel ou raisonné. A savoir : un
discours rationnel est un discours qui avance et enchaîne entre elles
des raisons qui permettent de soutenir, de démontrer, de justifier
une thèse, une idée. Est raisonné un discours qui donne
des raisons de penser qu'il a raison. Cette caractéristique du discours
s'appelle la discursivité : l'enchaînement articulé
de propositions ou de raisons qui permet de manière linéaire
de passer progressivement d'un ensemble de propositions de départ
à une conclusion démontrée.
A quelles conditions
un discours peut-il être rationnel ou discursif, c'est-à-dire
démonstratif ? A quelles règles doit-il se conformer, se
plier ?
Aux règles
de la logique, celle qu'on dit formelle en ce qu'elle s'applique à
la forme du discours. Respect des principes de la logique dite formelle.
Ex : le principe
de non-contradiction.
Si b et c s'opposent,
alors A ne peut pas être b et c à la fois.
Socrate ne peut
pas être dit assis et en train de marcher.
Socrate ne peut
pas être dit grand et petit.
Cela signifie
qu'une proposition ne peut pas être en même temps vraie et fausse.
Cela signifie aussi que si l'une des deux propositions est vraie, alors
l'autre est fausse.
Formulation d'Aristote
du principe de non contradiction : On ne peut pas affirmer d'une chose
quelque chose et son contraire, en même temps et sous le même
rapport.
Ainsi, si on
reprend les propositions au sujet de Socrate, il faudrait distinguer des
temps différents pour la première et des rapports différents
pour la seconde, par exemple préciser qu'il est grand comparé
à Platon et petit comparé à Alcibiade.
Les effets et
les conséquences de ce principe formel sont considérables.
En définitive,
ce qui caractérise la forme ou l'essence du discours philosophique,
c'est son caractère raisonné, discursif et cohérent.
C'est d'ailleurs
pour cette raison qu'on fait de Socrate/Platon le fondateur de la philosophie
: il est en effet le premier qui ait eu le souci de ne pas se contenter
de dire des choses empreinte de sagesse, d'affirmer de belles sentences,
mais de leur trouver une justification, de les démontrer, de leur
apporter des arguments. Avant lui, les penseurs dit présocratiques
se contentaient d'un dire, souvent à caractère poétique
(Cf. le poème de Parménide, les aphorismes de Héraclite),
certes pénétrant et plein de sagesse, mais dépourvu
de toute forme de justification rationnelle.
Pour plus de
précisions sur cette thèse et pour passer un bon moment,
il faut lire Platon, de F. Châtelet, disponible en livre de
poche (Gallimard)
Il faut ajouter
toutefois que le caractère raisonné, discursif du discours
philosophique ne l'empêche pas d'être aussi polémique,
sophistique, rhétorique, ironique, imprécatoire, implicite...
Mais, si ce trait,
ajouté aux autres permet bien de distinguer le discours philosophique
de celui de l'opinion et donc d'apporter une réponse à notre
question et une solution au problème que nous avons posé,
il pose aussi un problème.
D'abord, la philosophie
n'a pas le monopole des discours raisonnés, cohérents, discursifs.
Elle partage cette caractéristique avec d'autres discours, comme
celui des sciences, de la théologie, mais aussi ceux qu'il peut nous
arriver de tenir lorsque nous sommes soucieux de convaincre avec des raisons
du bien fondé de nos avis, de nos idées. C'est pourquoi il
va nous falloir distinguer tous ces discours, malgré leur commune
discursivité, malgré leur commune distance à l'égard
des discours de l'opinion, et leur commune condamnation de ladite opinion.
Mais, et c'est
beaucoup plus important même si cela ne saute pas aux yeux, la seule
cohérence d'un discours, son respect scrupuleux des règles
de la logique formelle, sa discursivité ne garantissent absolument
pas la vérité du discours. Autrement dit, la seule discursivité,
si elle suffit à légitimer la prétention de tous ces
discours à ne pas être des opinions de plus, ne garantit en
revanche pas que ces discours soient vrais, alors qu'ils le prétendent
ou qu'on leur prête cette prétention.
Ce qui signifie
donc que la supériorité des discours raisonnés des philosophes
comme des sciences sur les opinions n'est pas assurées. L'opinion
tiendrait-elle sa revanche ?
Si les discours
raisonnés ne sont pas nécessairement vrais, c'est parce qu'il
faut distinguer la validité d'un discours et sa vérité.
Un discours est dit valide, si quant à sa forme, il n'enfreint aucune
règle logique, si sa forme est du point de vue de la logique irréprochable.
Un discours sera dit vrai si sa conclusion est en accord avec la réalité,
si elle est adéquate au réel. Or, pour le redire en ces termes,
la validité formelle d'un discours ne garantit pas la vérité
de sa conclusion. On pourrait penser que cette validité du discours
constitue tout de même une condition nécessaire à défaut
d'être suffisante de la vérité du discours. Pas du
tout : il est possible de tirer une conclusion vraie (adéquate) d'un
raisonnement non valide.
Ex :
1 ) Tous les chats
ont quatre pattes.
2 ) Félix, mon
animal domestique, a quatre pattes.
3 ) Donc Félix
est un chat.
La conclusion est vraie
si j'ai un chat qui s'appelle Félix. Pour autant, la démonstration
n'est pas valide. Elle est une forme non valide du raisonnement. Si on
remplaçait Félix par Médor, sans changer la forme du
raisonnement, on arriverait à une conclusion fausse, parce que Médor
est un chien comme son nom l'indique. Ici, démonstration non valide
et conclusion vraie. Ce raisonnement a en plus l'apparence de la validité.
Mais pourquoi peut-on dire que cette conclusion est vraie, même après
avoir appris que le raisonnement n'était pas valide ? Parce qu'on peut
le vérifier dira-t-on. Parce qu'on peut, au moyen de l'observation,
c'est-à-dire en comparant la conclusion du raisonnement et ce qu'on
peut dire de la réalité telle qu'on la perçoit, saisir
un accord entre cette conclusion et nos observations.
Ex :
1 ) Tous les hommes
sont mortels.
2) Zeus est un homme.
3) Donc, Zeus est mortel.
Ici, c'est le contraire
: le raisonnement est valide, mais sa conclusion est fausse. Pourquoi ? Parce
que Zeus n'est pas un homme mais un dieu. Donc, si la conclusion est fausse,
c'est parce qu'un de ses points de départ, une de ses prémisses,
est fausse. Conséquence : un raisonnement qui est valide, qui respecte
la logique formelle, a une conclusion vraie, à condition que ses
prémisses soient vraies.
Mais si la validité
d'un discours ne garantit pas la vérité de ses conclusions,
alors cela signifie que l'ensemble des discours rigoureux, valides, à
commencer par ceux de la philosophie et ceux des sciences, ne sont peut-être
pas vrais quant à leurs conclusion. Voilà qui semble remettre
en cause la valeur que la philosophie s'accorde et celle qu'on accorde
spontanément à la science.
Seulement, cette difficulté
n'a pas échappé à la philosophie et à la science.
Toutes les deux la connaissent depuis qu'elles sont apparues. Et toutes
les deux affirment qu'elles détiennent un moyen de dépasser
cette difficulté.
Plus exactement, ce
n'est pas tant que la philosophie et la science se sont rendus compte de
ce problème pour lui apporter ensuite chacune sa solution, en réalité
la science et la philosophie apparaissent avec la mise en œuvre de leur
moyen propre de dépasser cette difficulté. La philosophie
n'est rien d'autre qu'un des moyens de régler ce problème,
et, la science un autre moyen. Elles apparaissent du jour où ce moyen
apparaît comme tel.
Comment font-elles pour
garantir le passage de la validité formelle à la vérité
objective et universelle de leur discours ? Comment parviennent-elles à
la vérité à partir d'un raisonnement valide ? Pourquoi
y a-t-il deux moyens et pas un seul, donc pourquoi y a-t-il de la science
et de la philosophie et pas seulement l'une des deux ? Et les deux moyens
qu'elles proposent tiennent-ils leurs promesse ? Sont-ils d'égale
valeur ? ce qui nous ramène au dernier problème que nous avions
soulevé au début du cours : faut-il distinguer la science
de la philosophie du point de vue de leur valeur respective ? Faut-il accorder
au sens commun que la science dit la vérité tandis que la
philosophie n'est que fumeuse ?
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