Première
partie. Comment peut-on définir la
religion ? Pour définir la religion à
partir du fait religieux, dans sa dimension historique, culturelle, on
ne doit pas se borner à faire une description ou une collection des
traits des religions existantes ou ayant existées. Il s’agit d’isoler
ce qui est commun à l’ensemble des religions, ce
qui vaut pour toutes. De la sorte, on aura saisi ce qui est le propre
du fait religieux. Ce qui n’exclut pas d’emblée que les religions
possèdent le monopole de ce qui définit le religieux ou la religiosité. Parmi l’ensemble des
caractéristiques des religions, l’ensemble des choses auxquelles elles
sont associées (la croyance en des forces surnaturelles, en des Dieux,
en un Dieu, en l’immortalité…, les mythes, des discours sur les Dieux,
le monde, l’âme, la morale et
la politique…), il s’agit de savoir quels sont les éléments qui lui
sont toujours associées, qui sont donc constitutifs
de la religion comme telle, par opposition aux éléments qu’elles ne
comportent pas toujours. Et, puisqu’on peut aussi parler
de religions et de cultes en dehors des religions immédiatement
reconnues comme telles, la question qui se pose est de savoir si cet
emploi du terme religion est justifié lorsqu’il s’agit de religion sans
dieu(x) ou s’il s’agit d’un usage illégitime, qu’une façon de parler,
c’est-à-dire d’une transposition qui ne repose que sur une vague
ressemblance
I
) Le sacré. « Comme nous
l'avons répété à plusieurs reprises, l'homme religieux assume un mode
d'existence spécifique dans le monde, et, malgré le nombre considérable
des formes historico-religieuses, ce mode spécifique est toujours
reconnaissable. Quel que soit le contexte historique dans lequel il est
plongé, l'homo
religiosus
croit toujours qu'il existe une réalité absolue, le sacré, qui
transcende ce monde-ci, mais qui s'y manifeste et, de ce fait, le
sanctifie et le rend réel. Il croit que la vie a
une origine sacrée et que l'existence humaine actualise toutes ses
potentialités dans la mesure où elle est religieuse, c'est-à-dire :
participe à la réalité. Les dieux ont créé l'homme et le Monde, les
Héros civilisateurs ont achevé la Création,
et l'histoire de toutes ces œuvres divines et semi-divines est
conservée
dans les mythes. En réactualisant l'histoire sacrée, en imitant
le comportement divin, l'homme s'installe et se maintient auprès
des dieux, c'est-à-dire dans le réel et le significatif. II est facile de voir tout ce
qui sépare ce mode d'être dans le monde de
l'existence d'un homme areligieux. Il y a avant tout
ce fait : l'homme areligieux refuse la transcendance, accepte la
relativité de la « réalité », et il lui arrive même de douter du sens
de l'existence. » Mircea Eliade, Le
Sacré et le Profane (1965), Éd. Gallimard, coll. «Folio»,
1965, pp. 171-172. Analyse :
Il s’agit de définir l’homo
religiosus, c’est-à-dire le propre de l’attitude religieuse
quelle que soit la forme qu’elle peut prendre. Attitude religieuse ou
mode d’être propre à cette attitude, c’est-à-dire la façon spécifique
mais universelle de vivre et de penser de l’homme religieux. Par-delà les croyances
particulières et les pratiques propres à telle ou telle religion, ce
qu’on observe toujours, c’est la croyance au sacré associée à celle de
l’existence d’un absolu. Explications : pour l’homme
religieux, la réalité au sein de laquelle il vit est coupée en
deux : d’un côté, il existe des objets, des lieux, des actes
et des moments déterminés qui sont sacrés et de l’autre, tout le reste
appartient au profane, c’est-à-dire à ce qui n’est pas sacré
précisément. Toute la réalité n’est pas sur le même plan.
Ce qui est tenu pour sacré, c’est ce qui inspire des
sentiments d’effroi, de terreur et de vénération. Le sacré
est donc subjectivement de l’ordre du sentiment. Rq : Profaner, c’est
traiter une chose sacrée
comme si elle ne l’était pas, c’est-à-dire comme une chose
profane. Une profanation est donc un sacrilège : une atteinte
au sacré.
La croyance au sacré est inséparable de la croyance
en un absolu (par exemple un dieu, mais aussi des forces
surnaturelles),
c’est-à-dire une réalité qui, à la différence
de ce qu’on peut observer dans le monde, n’est pas créée, n’est
pas limitée dans le temps et l’espace, possède une force ou
une puissance qui dépasse tout ce qu’on peut trouver dans le monde.
Cet absolu est extérieur au monde (il le transcende) et il apparaît
dans le monde.
Pourquoi ces deux croyances, celle au sacré et celle
en un absolu, sont-elles solidaires ? Quoique le texte soit un
peu ambigu à ce sujet, il faut comprendre que ce qui est sacré au sens
strict, ce n’est pas l’absolu lui-même, mais les manifestations de cet
absolu dans le monde, les objets, les lieux, les actes et les moments
au cours desquels l’absolu est présent dans le monde, entre en contact
avec le monde.
Exemples : Pour le
totémisme, c’est le totem, c’est-à-dire les animaux ou leurs
représentations qui incarnent l’ancêtre fondateur du groupe ou un
esprit bienveillant qui est sacré précisément en cela qu’il est une
incarnation, une figure
de cet ancêtre.
Pour les religions monothéistes, on ne dit pas que
Dieu est sacré, mais que les Textes dans lesquels il exprime sa parole
aux hommes par les prophètes sont sacrés ou que les rites qui le
convoquent ou l’invoquent (qui consacrent un objet, une personne, un
lien, un lieu ou un temps) comme le baptême, le mariage (les liens
sacrés du mariage dit-on) ou les derniers sacrements. Les lois divines,
les symboles, les lieux de pèlerinages (en tant que lieux d’apparition,
de révélation du divin). Les tombes, les sépultures sont
sacrées, non pas parce que la mort est sacrée, mais parce qu’elles sont
des objets du monde qui figurent le point de contact entre l’ici-bas,
la vie et
la personne défunte avec l’au-delà ou l’inconnu. Cet absolu, à travers le sacré,
remplit trois rôle : il rend réel le monde
visible, le sanctifie et lui donne sens et détermine la conduite
humaine. Il rend le monde réel. Ce monde-ci, y compris donc le
profane, est donc relatif en tout point à cet absolu. Le monde ne
serait rien sans lui, n’existerait pas sans son intervention originelle
et/ou continue. Pour l’homme religieux, le monde visible ne forme pas
la totalité du réel, il n’en est qu’une partie et une partie de moindre
importance : moins consistante, moins puissante, moins réel
que l’absolu. La réalité même du monde visible dépend de l’absolu. Cette
relativité du monde à l’égard de l’absolu est exprimée à travers des
récits qui en font l’origine du monde, de la vie et de l’homme, ainsi
que l’expriment les récits mythologiques. Le récit mythologique exprime
ainsi sous une forme chronologique et événementielle la relation de
dépendance de toute chose à l’égard de l’absolu. Il donne sens et valeur au monde. Mais cette relativité ne
concerne pas que l’existence du monde, de la vie et des hommes, elle
concerne aussi leur valeur et leur sens : le monde, la vie et
les hommes ne valent qu’en tant qu’ils procèdent de cet absolu,
c’est-à-dire qu’en tant que choses rendues sacrées par le fait même
qu’elles sont l’œuvre de cet absolu. Il détermine la conduite. Du coup, cette croyance en un
absolu et au sacré commande une certaine conduite : il s’agit
s’inscrire dans le prolongement de cette relativité pour demeurer dans
le monde, le réel et le sens. Par exemple sous la forme du culte. L’homme areligieux nie cet
absolu, accepte la relativité du monde et peut douter du sens de
l’existence. A savoir : pour lui, il n’existe pas
d’arrière-monde, d’absolu, par conséquent il n’existe rien de sacré non
plus. Dans ces conditions, la réalité est pour lui quelque chose de
relatif. Attention, relatif ici n’est pas à comprendre comme relative à
l’absolu, c’est-à-dire reliée et subordonnée à l’absolu, mais au sens
de contingent, gratuit, hasardeux et au sens où les choses du monde ne
sont liées
qu’entre elles, au sein du monde, par des rapports de cause à effet
par exemple. La conséquence de cette absence d’absolu, c’est que le
monde ne tient pas son sens et sa valeur d’une transcendance, d’un
absolu.
Du coup, il est possible de douter de ce sens et de cette valeur, de
trouver
que le monde, la vie et sa vie sont absurdes, c’est-à-dire précisément
privés de sens. Bilan : L’homme religieux est celui qui
a le sentiment que des choses qui appartiennent au monde sont la
manifestation sacrée d’un absolu qui donne au monde sa réalité, sa
valeur et son sens. Transition : Cette définition de l’attitude
religieuse répond à ce qu’on attendait au sens où elle détermine ce qui
est universel dans la religion et donc commun à toutes les
formes de religions. Cependant, elle ne suffit pas
pour définir
la religion en tant que telle. D’une part parce que, conformément à
l’objectif de Eliade, ce qui est ici défini, c’est
l’attitude religieuse, la religiosité, mais pas
la religion, le fait religieux.
On tient la racine commune de la religion, mais pas encore la religion
elle-même. D’autre part parce que si cette attitude
religieuse se rencontre au sein des religions, elle vaut aussi pour les
cultes ou les formes non
religieuses que peut prendre le sacré. A cet égard, Eliade
soutient que l’homme areligieux ou qui se déclare tel n’est jamais
tout à fait exempt d’attitude religieuse au sens où il est
lui aussi disposé à poser qu’il existe des choses sacrées,
comme en témoignent selon lui les cérémonies ou les
célébrations apparemment purement profanes du nouvel an ou
de l’entrée dans une nouvelle maison. Or, parler du culte du progrès
ou de l’homme,
de la sacralité de certaines valeurs ou de la vie, avoir foi en l’homme
ou en l’avenir, tout cela renvoie à cette disposition religieuse. En effet, dans tous ces cas, on
retrouve ce qui
a été dit de l’attitude religieuse : un arrière-monde, du
sacré, un sens et une valeur donnés aux choses qui détermine par là la
conduite à avoir. L’objet de ces cultes est bien
jugé sacré. Il inspire vénération et terreur par sa puissance. En
effet, dans tous ces cas, l’objet du culte est jugé sublime,
c’est-à-dire tellement beau qu’il fait mal et peur à voir. On a bien
ici aussi affaire à l’attitude religieuse puisque tous ces cas
renvoient à l’expérience d’une rupture dans le rapport au
monde : on constate quelque chose qui ne semble pas être
homogène avec le reste du
monde, qui tranche par sa puissance, sa sublimité. C’est trop beau,
trop puissant, trop conforme à une attente dont on n’espérait pas
qu’elle puisse être remplie pour croire que le monde à lui seul a pu
produire cette chose. L’émerveillement provoqué par ces objets en pose
la sacralité. C’est pourquoi ils ne sont pas réduits à eux-mêmes, mais
poser comme la manifestation d’une transcendance. Car on ne peut pas objecter que
dans tous ces cas, l’objet du culte est un objet qui appartient au
monde et à lui seul dans la mesure où si cet objet est empiriquement
constaté (comme du reste tous les objets sacrés), il transcende
également sa réalité empirique (si on croit en l’homme, on ne croit pas
en tous les hommes. L’homme est une entité abstraite qui est à distance
des hommes et présents en eux. Si on a le culte du progrès, on envisage
le progrès comme une divinité qui est le moteur de ce progrès et qui
s’incarne dans chaque nouvelle avancée technique ou politique…). On retrouve ainsi le sens et la
valeur des choses jugées sacrées par leur participation à ce qui les
transcende, participation qui donne une confiance en partie
irrationnelle dans la chose. Enfin la sacralité de ces objets
implique qu’on se conduise avec eux d’une manière respectueuse, qu’on
les vénère, comme on le fait avec l’absolu dans les religions. Cependant, malgré tous ces
points communs, parler de culte pose ici un problème. Avec tous les
objets sacrés extérieurs aux religions, on ne peut guère parler de
culte au
sens où les religions le pratiquent. N’est-ce pas précisément par là
qu’il serait possible de définir la religion, en plus de la croyance au
sacré ? II ) Pas de religions sans
Eglises. « Les croyances
proprement religieuses sont toujours communes à une collectivité
déterminée qui fait profession d'y adhérer et de pratiquer les rites
qui en sont solidaires. Elles ne sont pas seulement admises, à titre
individuel, par tous les membres de cette collectivité ; mais elles
sont la chose du groupe et elles en font l'unité. Les individus qui la
composent se sentent liés les uns aux autres, par cela seul qu'ils ont
une foi commune. Une société dont les membres
sont unis parce qu'ils se représentent de la même manière le
monde sacré et ses rapports avec le monde profane, et parce qu'ils
traduisent cette représentation commune dans des pratiques identiques,
c'est ce qu'on appelle une Église. Or, nous ne rencontrons pas, dans
l'histoire, de religion sans Église. Tantôt l'Église est étroitement
nationale, tantôt elle s'étend par-delà les frontières ; tantôt elle
comprend un peuple tout entier (Rome,
Athènes, le peuple hébreu), tantôt elle n'en comprend qu'une fraction
(les sociétés chrétiennes depuis l'avènement du protestantisme) ;
tantôt elle est dirigée par un corps de prêtres, tantôt elle est à peu
près complètement dénuée de tout organe directeur attitré. Mais partout où nous observons
une vie religieuse, elle a pour substrat un groupe défini. Même les
cultes
dits privés, comme le culte domestique ou le culte corporatif,
satisfont
à cette condition ; car ils sont toujours célébrés par une
collectivité, la famille ou la corporation. Et d'ailleurs, de même que
ces religions particulières ne sont, le plus souvent, que des formes
spéciales d'une religion plus générale qui embrasse la totalité de la
vie, ces Églises restreintes ne sont, en réalité, que des chapelles
dans une Église plus vaste et qui, en raison même de cette étendue,
mérite davantage d'être appelée de ce nom. [...] En un mot, c'est l'Église dont
il est membre qui enseigne à l'individu ce que sont ces dieux
personnels, quel est leur rôle, comment il doit entrer en rapports avec
eux, comment il doit les honorer. [...] Nous arrivons donc à la
définition suivante : Une religion est un système solidaire de
croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c'est-à-dire
séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même
communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent. Le second
élément qui prend ainsi place dans notre définition n'est pas moins
essentiel que le premier ; car, en montrant que l'idée de religion est
inséparable de l'idée d'Église, il fait pressentir que la religion est
une chose éminemment collective. » Emile Durkheim, Les Formes élémentaires de
la vie religieuse
(1912), Le Livre de Poche, 1991, pp. 103-104. Analyses et
commentaires : La religion comme fait social en
tant qu’Eglise. - Les croyances religieuses et
les rites qui en sont solidaires sont celles d’une collectivité et pas
seulement des croyances admises par des individus isolés. Elles font
l’unité du groupe social en tant que ses membres ont une foi commune. - On appelle Eglise une société
dont les membres sont unis par des croyances communes et traduisent ces
croyances communes par des pratiques identiques (mais pas forcément
commune). Eglise
vient du grec ekklesia, qui signifie assemblée. - Dans l’histoire, il n’y a pas
de religion sans
Eglise. Puisque les croyances religieuses sont toujours partagées et
puisque qu’une Eglise est une société qui n’existe que par des
croyances communes et des pratiques identiques, il en résulte qu’il
n’y a pas de religion sans Eglise. L’appel à l’histoire est superflu
en fait : la déduction et l’analyse priment sur le constat. - Pour le comprendre et
l’admettre, il faut se
séparer de la conception de l’Eglise qu’en donne l’Eglise
catholique : pyramidale, monocéphale, universelle, avec un
clergé distinct de la communauté des croyants. Toutes les
configurations sont possibles, mais à chaque fois, la vie religieuse a
pour substrat un groupe défini. Faire de la religion un fait
social en tant qu’Eglise,
c’est établir un lien précis entre religions et individus.
Une religion n’assemble pas des individus qui partagent les mêmes
croyances
et les mêmes pratiques. En tant que fait social, la communauté
religieuse précède et détermine dans la vie de chacun ses croyances et
pratiques. C’est en tant que membre de la communauté que les individus
deviennent des membres de la communauté religieuse. L’appartenance
précède l’adhésion et la pratique. On a la religion de ses parents. Ou
plutôt devenir membre de la communauté passe par l’entrée dans la
communauté religieuse. Cette approche sociologique
indique que l’adhésion et les pratiques religieuses sont déterminées et
non pas libres et qu’elles le sont par des processus sociaux, par
nature étrangers à l’objet des croyances, au divin. Je crois en Dieu
non pas parce que
Dieu existe, mais parce que je suis né parmi des croyants ayant une
religion déterminée. Cette thèse se rapproche de la définition qu’on peut
donner de la religion par la double étymologie du mot religion.
« Relegere » : recueillir, rassembler. La
religion rassemble les hommes entre eux. « Religare :
relier. Relier l’homme à Dieu. La thèse de Durkheim consiste à dire que
la communauté des croyants détermine la forme prise par le rapport à
l’absolu, à Dieu. Bilan : La définition qu’il
donne de la
religion, c’est-à-dire le fait qu’il n’existe pas de religion sans
Eglise, que la religion est un fait social, ne contredit pas ce qui
avait été dit à propos de la religiosité. Au contraire, puisque Durkheim
intègre le sacré dans sa définition. Il y ajoute un élément :
l’interdit ou tabou, qui est le
contraire du sacré : ce qu’il ne faut pas toucher ou faire
précisément
parce que cela serait sacrilège. Cette définition, en outre,
permet de distinguer la religion ou le fait religieux en tant que tels
des formes de religiosité qui sacralisent d’autres objets que ceux qui
le sont par les religions : en effet, il ne se forme pas
d’Eglise à partir de la sacralisation de la vie, du progrès ou de la
justice. Ce qui signifie que ce qui
définit une religion, ce n’est pas seulement le sacré, mais le
caractère collectif des croyances et des pratiques, c’est-à-dire en
somme l’existence d’un culte ritualisé, codifié, commun et/ou
collectif.
Ce qui fait la religion, c’est l’existence, à partir du sacré et d’un
absolu, de la pratique religieuse, de cérémonies, de rites, les
prières, de pèlerinages… La religion, c’est le culte.
Comment définir le culte ?
Le culte, quel qu’il soit, porte toujours sur deux
objets : le sacré et la transcendance. Rendre un culte, c’est
d’abord prendre soin des choses sacrées, les respecter et les faire
respecter, les défendre au besoin. Ce culte vise à entretenir le lien
qui unit le monde à son arrière-monde. Mais à travers le culte des
objets sacrés, c’est à l’absolu ou à la transcendance qu’on rend un
culte. Le culte rendu à cette transcendance n’est pas de l’ordre du
soin, comme pour les objets sacrés, parce que l’absolu n’a pas besoin
de nos soins pour être ce qu’il est. Ce culte est d’abord un hommage à
la transcendance, une reconnaissance de sa dette envers elle à qui on
doit son existence, son sens et sa valeur. (On appelle idolâtrie
la confusion entre les deux objets du culte, lorsqu’on prend la marque
de la présence de l’absolu dans ce monde-ci pour l’absolu lui-même,
qu’on vénère les symboles et non
ce dont ils sont le symbole).
Le culte a deux formes : une forme intime,
personnelle, intérieure qu’on appelle la piété et,
dans le cadre des religions, une forme ritualisée, codifiée
et sociale.
Enfin, le culte peut avoir d’autres visées
que simplement le soin du sacré et l’hommage rendu à la
transcendance : les soins et les hommages ne sont pas toujours
désintéressés. Dans Euthyphron de Platon,
Euthyphron, expert en piété, dit
que le culte, qui consiste à dire et faire ce qui est agréable aux
Dieux par la prière et le sacrifice, sert à se conserver, soi, sa
famille et sa Cité. Et que ce qui est impie est ce qui déplait aux
Dieux. L’impie cause sa perte, provoque le renversement de l’ordre de
la Cité et même du monde. En ce sens, le culte vise à obtenir des
faveurs des Dieux ou de l’absolu.
Cette attitude, qui est très courante si on songe
par exemple aux prières ou au pèlerinages dont on espère une guérison,
définit ce qu’on appelle la superstition et
rapproche les religions de la magie. La superstition
qu’on oppose à la religion au sens strict, parce qu’elle vise à exercer
une influence sur Dieu, les Dieux ou leur représentants afin d’en
obtenir des faveurs, est jugée offensante pour le sacré à cause de ses
considérations égoïstes, contraires à ce qu’exige le culte,
c’est-à-dire à l’hommage et au recueillement. Rq : Seulement, la distinction entre
religion et
superstition est fragile parce qu’on peut se
demander ce qui ne prête
pas à la superstition dans la religion. Que resterait-il d’une religion
une fois la superstition
éliminée ? Car, la religion débarrassée de
la superstition déçoit nécessairement la religiosité spontanée dans sa
quête de sens, de valeur et de puissance. Si
de la croyance, du culte (et de la moralité religieuse), on n’a rien
à espérer en retour, à quoi bon croire, rendre un culte
et être moral ? Il y a de la magie
également dans la religion lorsqu’elle suppose que des gestes, des
pensées peuvent, par l’intermédiaire du divin, avoir des effets
constatables qui ne sont pas obtenus par des voies naturelles, mais
surnaturelles. Le principe de cette attitude
tient à cela que la religion pose chacun comme créature relative,
c’est-à-dire comme un être dont l’existence et les caractéristiques
sont
relatives à un absolu. Il serait dans ces conditions possible d’obtenir
de cet absolu une modification de son œuvre, dès lors qu’on fait
les gestes nécessaires. Il faut noter aussi que la
pensée magico religieuse recule avec les progrès de la connaissance
rationnelle de
la nature en tant qu’elle donne une maîtrise technique de la nature,
mais se maintient toujours aux limites de la connaissance et de notre
pouvoir technique. Cette pensée est liée à notre détresse lorsque la
technique ne peut rien pour la soulager. Dans les situations
désespérées, on s’en remet à Dieu comme à un dernier recours. Ce qui
prouve que notre détresse nous paraît sans recours et non pas que Dieu
existe. Spinoza : les racines
psychologiques de la superstition se trouvent dans notre impuissance à
dominer le monde conformément à nos voeux. La différence entre la
superstition et la magie, qui n’est qu’une différence de degré, c’est
que les faveurs qu’on attend, pour le superstitieux il faut s’en rendre
digne, alors que le magicien pense pouvoir les obtenir par des gestes
purement techniques, sans considération de mérite.
La religion, c’est le culte, c’est-à-dire donc les
soins apportés au sacré et les hommages rendus à la transcendance, mais
à condition de préciser que ce culte ne donne lieu à une religion que
s’il est socialement organisé. Objection/transition : le théisme (croyance
en l’existence d’un Dieu personnel auteur du monde) et le déisme
(croyance en l’existence d’un Dieu, sans autre précision) sont des
croyances religieuses courantes qui ne donnent pas lieu à des pratiques
et qui ne fédèrent personne en Eglise. Elles naissent d’ailleurs très
souvent de la
défiance envers les Eglises et leurs dogmes, du refus de la pratique
religieuse, mais se définissent par des croyances proprement
religieuses,
une sorte de noyau des croyances propres aux Eglises.
Il semble donc que la religion ne peut pas être
définie par le culte et le caractère communautaire ou collectif des
croyances et des pratiques. Alors, comment définir la
religion ? III ) Sentiment, croyances et
cultes religieux.
En réalité, la définition de la religion à laquelle
nous sommes parvenus avec Durkheim est pertinente
moyennant des distinctions entre ces trois choses que sont la religiosité,
la religion et les croyances religieuses.
La religion au sens strict concentre en elle la
religiosité, qui elle-même repose sur la croyance au sacré et en un
arrière-monde, et la pratique d’un culte collectif qui assemble les
croyants en Eglises. Cependant, la religiosité d’une
part et
des croyances religieuses d’autre part peuvent exister indépendamment
des religions dès lors que l’un et l’autre ne donnent pas lieu à des
pratiques sociales, à un culte ritualisé.
Les croyances religieuses
peuvent exister en dehors
de la religion, c’est-à-dire en dehors d’un culte ritualisé
au sein d’une Eglise. C’est le cas du déisme et du théisme.
Mais si les croyances sont bien de nature religieuse, on ne peut pas
parler
de religion en ce qui les concerne.
En ce qui concerne de telles croyances, seule
demeure la croyance en une transcendance, un absolu, le plus souvent
Dieu. Cela signifie que les
personnes qui les ont ont perdu le sens ou le sentiment du sacré. Si
pour elles l’absolu existe, il n’a pas de contact avec certains objets
du
monde, il est tout au plus conçu comme le créateur du monde. Dieu
lointain. Ce qui supprime le culte du sacré.
Cette séparation des croyances religieuses par
rapport aux religions est une des conséquences de ce qu’on appelle le désenchantement
du monde. Les progrès de la connaissance scientifique de la
nature ont conduit à concevoir le temps et l’espace comme des réalités
homogènes, partout soumis aux mêmes lois sans exception possible. De la
sorte, les lieux et les espaces sacrés ont été désacralisés et
désormais conçus comme des lieux et des espaces ordinaires au lieu
d’être des points de contact entre ce monde-ci et un arrière-monde.
C’est de cette façon par exemple que la croyance aux phénomènes
surnaturels, aux miracles par exemple, phénomènes exemplairement
sacrés, s’en est trouvée
détruite. De même, les textes qui étaient jugés
sacrés ont eux aussi été désacralisés par
leur inscription dans l’histoire humaine. Cette désacralisation des
textes sacrés est initiée paradoxalement par l’exégèse religieuse,
c’est-à-dire les interprétations religieuses de ces textes dans une
perspective rationnelle. De textes sacrés, ils sont devenus des
documents historiques. Cette désacralisation généralisée a conduit à la
disparition des pratiques religieuses dominées par le culte du sacré,
sans faire disparaître toutes les croyances religieuses qui leur
étaient associées.
Reste que tout culte ne disparaît pas toujours pour
autant, sous la forme d’un hommage intérieur et sans rituel rendu à
Dieu, un Dieu lointain auquel on ne doit rien en dehors de cet hommage
vague et dont on a rien à attendre. Cette religion sans religion
correspond à ce qu’au dix-huitième siècle on appelait la religion
naturelle. Voir Rousseau, Profession
de foi du Vicaire Savoyard, Emile. De même la religiosité
peut se détacher de la religion comme c’est le cas avec toutes les
formes de religion ou de cultes relatifs à la vie, à l’homme, au
progrès, à la patrie, au corps… Il y a eu déplacement du sacré vers des
objets qui manifestent une puissance merveilleuse et terrible,
c’est-à-dire qui sont sublimes, l’expérience du
sublime étant la forme
laïque, esthétique et entièrement subjective de la terreur
sacrée. Cette sacralisation s’accorde par ailleurs assez bien avec
le désenchantement du monde dans la mesure où ce qui est sacralisé
par cette religiosité peut l’être sans se heurter aux connaissances
scientifiques et même parfois en s’appuyant sur elles (ou en le
croyant).
La religiosité est ainsi essentiellement de l’ordre du sentiment. Puisqu’il y a du sacré, cette
religiosité donne lieu elle aussi à un culte. Avoir le culte de
l’humanité ou de la vie, c’est les vénérer, en prendre soin, les
protéger et les défendre au besoin. Ce culte a les mêmes
visées que le culte des objets sacrés dans le cadre des religions. Mais
le culte que voue la religiosité à ce qu’elle juge sacré n’est pas un
culte socialisé, mais un culte privé ou intime, sans rite ni cérémonie.
Ce qui distingue la religiosité de la religion, c’est donc moins les
objets sacralisés que la manière de pratiquer le culte, différence qui
se traduit par le fait que la religion n’existe pas en dehors d’une
Eglise comme le dit Durkheim. On peut noter à cet égard que ce
culte peut servir à fonder des prescriptions morales et politiques
comme manière de manifester son respect pour ce qu’on juge sacré
(bioéthique, écologie, promotion des droits de l’homme comme droits
sacrés...) Partout où il y a du sacré, la morale et la politique ne
sont jamais loin, y compris pour les formes areligieuses du sacré. Ce
qui veut dire que les religions n’ont pas le monopole de la tendance à
vouloir régenter les conduites en fonction des exigences d’une
transcendance.
En somme, les religions unissent dans des rituels
socialisés ce qui peut être séparé d’elles : le culte du sacré
et le culte d’une transcendance ou encore le sentiment du sacré et des
croyances en une transcendance. Deuxième partie :
Croyances religieuses et vérité.
Y a-t-il du vrai dans les croyances
religieuses ? Une croyance se donne pour vraie, est-ce le
cas ? En quel sens, pourquoi et comment peut-on dire que le
contenu des croyances, ce que l’acte de croire tient pour vrai, est
effectivement vrai.
Cela signifie qu’il faut s’interroger sur les
rapports entre les croyances et la vérité, la raison et les
connaissances. Or, les croyances entretiennent
des rapports nécessairement problématiques avec la vérité, la raison et
la connaissance, dans la mesure où si on oppose les croyances à la
connaissance, elles risquent de n’être que des superstitions
irrationnelles, mais si au contraire, les croyances cherchent à
s’allier la raison ou la connaissance, elles risquent ou d’être mises
en défaut ou d’être supprimées comme croyances. Les croyances peuvent-elles être
justifiées ? La théologie et la philosophie peuvent-elles
donner un fondement rationnel à la croyance ? La croyance ne
peut-elle et même ne doit-elle pas se passer de toute caution
rationnelle ou d’une caution intégralement rationnelle (la
philosophie ne jouant alors qu’un rôle subordonné par rapport à la
vérité affirmée des textes et des dogmes) ? Le recours à la
raison est-il un appui pour la religion
ou ne la vide-t-elle pas de ce qu’elle a de religieux (parce qu’elle
supprime
la croyance qu’elle remplace par un savoir, parce qu’elle déçoit la
religiosité spontanée, parce qu’elle ruine le culte, parce qu’elle
oppose aux religions traditionnelles, historiques des objections, des
impossibilités qui les offensent) ? Mais peut-elle se passer
de la raison sans sombrer dans l’obscurantisme, la superstition et la
magie, c’est-à-dire se trahir elle-même en tant que culte (qui s’oppose
à la superstition et à la magie), en tant que croyances en quelque
chose de vrai et de crédible, de croyable, en tant qu’autorité
morale et politique ? Et à côté des raisons de croire,
n’existe-t-il pas des causes de la croyance, des motifs de la
croyance ? Les croyances sont-elles autre chose que des
superstitions ? Quel rôle jouent les sentiments religieux dans
l’acte de croire ? Même débarrassée de toute son
irrationalité, de prétentions illégitimes en matière de connaissance,
même sous sa forme la plus acceptable par la raison et par les
exigences de la foi (sous la forme de la religion naturelle par
exemple), les croyances religieuses ne sont-elles pas encore et
toujours des illusions, des histoires ? Les croyances
religieuses n’existent-elle pas d’abord comme des réponses à un besoin
de croire qui n’a rien à voir avec ce qui est cru, ni avec les raisons
explicites de croire ?
I
) Vérité des croyances : vérité attestée ou vérité
contestable ? Il faut commencer par définir ce
qu’est une croyance. Le verbe croire n’a pas le même sens selon les
usages qu’on en fait : croire que, croire
quelqu’un et croire en. 1) Croire que. Je crois que.
Croire, c’est donner son
assentiment à une représentation, c’est tenir pour vraie une
idée, un jugement ou un ensemble d’idées et de jugements. Ce
en quoi on croit peut être vrai ou faux. Le fait de croire signifie que
si ce en quoi on croit est vrai, on ne sait pas pourquoi c’est vrai.
Dans
un tel cas, on détient ce que Platon appelle une
opinion
droite. On ne peut pas rendre compte de la vérité qu’on possède.
Et si ce en quoi on croit est faux, alors on tient pour vraie une idée
fausse. En un mot, on se trompe. Ce qui veut dire que croire et
savoir s’opposent, non pas comme s’opposent le faux et le vrai, mais
comme s’opposent deux rapports différents à ce qu’on affirme :
d’un côté, lorsqu’on sait, on sait en quoi ce qu’on dit et vrai ou
faux, de l’autre, lorsqu’on croit, on l’ignore. Parler de croyance,
c’est donc parler de la façon dont on considère subjectivement une
idée : sans pouvoir en rendre compte, on la tient pour vraie
malgré cela. C’est pourquoi, selon
l’importance relative qu’on
accorde soit à son ignorance, soit à son adhésion, croire
peut exprimer aussi bien une conviction, une certitude absolue qu’un
attachement
dont on admet qu’il est discutable ou qu’il pourrait ne pas être
partagé.
Croire peut vouloir dire soit qu’on tient indiscutablement quelque
chose
pour vrai, soit que ce n’est qu’un point de vue qui n’engage que soi.
Croire
au sens d’être sûr de soi et croire au sens où un doute
est permis. En matière religieuse, ce sens
correspond aux croyances comme l’existence de Dieu, l’immortalité de
l’âme, le Paradis et l’Enfer, … 2) Croire quelqu’un. Je crois
quelqu’un lorsqu’il
dit ou promet quelque chose. Confiance que l’on met dans la parole d’un
autre. Je crois à ce qu’il me dit. En ce qui concerne la religion,
ce sens joue au sens où ceux qui croient le font d’abord parce qu’ils
croient ceux qui leur disent de croire. 3) Croire en. Je crois en Dieu par exemple : placer sa
confiance ou un espoir en quelqu’un, Dieu ou l’homme ou en une personne
particulière. L’objet en lequel on croit nous paraît capable de bien
faire ou de faire
le bien. Croire en Dieu, c’est plus que croire qu’il existe, puisque
s’y
ajoute la confiance en lui, mais cette foi implique qu’on croie qu’il
existe. Formule qui exprime la foi
religieuse. La question de savoir si les
croyances religieuses concernent des idées ou des jugements vrais
consiste donc à ce demander si ce qui est tenu pour vrai par ceux qui
croient peut être fondé, justifié, vérifié ou prouvé, ou si les
croyances sont à jamais étrangères au savoir. Ce qui est tenu pour vrai
par les croyances religieuses peut-il être confirmé, conforté par un
savoir ? A ) Les raisons de croire. 1) Les preuves de l’existence
de Dieu.
Bien des croyants ont essayé de démontrer
l’existence de Dieu ou de prouver qu’il existe, par exemple pour
convaincre et convertir les athées.
Traditionnellement, on donne quatre preuves de
l’existence
de Dieu : -
La preuve ontologique :
l’idée qu’on se fait de Dieu est qu’il est un être parfait. Or, s’il
n’existait pas, il ne serait pas parfait, car il lui manquerait quelque
chose. Donc Dieu existe. Cette preuve dite de Saint Anselme
est reprise par Descartes dans Les
Médiations Métaphysiques. -
La preuve cosmologique :
le monde existe, il ne peut pas être sans cause. Seule une entité sage
et toute puissante a pu le créer. Et cette entité, c’est Dieu. Cette
preuve de l’existence de Dieu
comme cause du monde se décline sous différentes formes. Elle
correspond par exemple à l’idée de premier moteur chez Aristote.
Le monde est en mouvement, est soumis au devenir. Ce mouvement
les choses le reçoivent de l’extérieur. Il est donc nécessaire qu’il
existe un moteur, c’est-à-dire quelque chose qui est à l’origine du
mouvement. Or, si on veut éviter une régression à l’infini, ce moteur
qui meut toute chose ne doit pas lui-même être mu par autre chose, ce
qui implique qu’il est lui-même immobile. Aristote,
à partir d’un raisonnement qui prend son point de départ dans l’étude
de la nature, en conclut qu’il existe un premier moteur
immobile qu’il appelle Dieu, sans référence aucune aux
religions monothéistes, mais comme principe cosmologique, comme
principe de la nature et de son mouvement. Elle a aussi pris la forme
de ce qu’on appelle le Dieu horloger, d’après une
vers de Voltaire : il faut bien que
l’univers, comparable par son ordre à une horloge ait un horloger,
c’est-à-dire un auteur intelligent et tout puissant, en d’autres
termes, Dieu. -
La preuve téléologique :
on peut observer que la nature obéit à un certain ordre, que les choses
qu’on y trouve présentent une harmonie globale qui n’est possible que
parce que chacune d’entre elle concourt à remplir une fonction, à
atteindre certaines fins. Cet ordre et cette finalité ne peuvent pas
s’expliquer autrement que par une mise en ordre et une finalisation de
toute chose par une force intelligente qui ne peut être que Dieu. Cette
preuve fait un grand retour sous la forme de l’idée de dessein
intelligent, idée qui vise à accommoder les croyances
religieuses avec les connaissances scientifiques, notamment celles qui
concernent la formation de l’univers et l’évolution des espèces. -
La preuve par la beauté du monde :
la nature est belle, harmonieuse. Une telle beauté ne peut pas être
expliquée autrement que comme l’œuvre d’un artiste omnipuissant,
c’est-à-dire Dieu. Ces preuves de l’existence de
Dieu ne demandent pas de faire confiance à celui qui les prononce pour
être admises. Il suffit de les comprendre pour les admettre et donc il
est dès lors possible d’avoir la foi sans avoir renoncer pour autant à
faire usage de sa raison, et même par l’usage de sa raison. Or, puisque ces preuves sont
rationnelles et que la philosophie précisément entend ne se servir que
de la raison, on voit par là qu’il peut exister des liens étroits entre
la philosophie et les croyances religieuses, sous la forme de ce qu’on
appelle la métaphysique. 2) La métaphysique et les
croyances religieuses. Facultatif.
Qu’est-ce que la métaphysique et en quoi
est-elle liée aux croyances religieuses ? On peut la définir de deux
manières différentes. a) Historiquement, le terme
métaphysique est d'origine grecque. On le doit à un des éditeurs d'Aristote
qui a classé sous le titre de métaphysique des traités qui venaient
après les traités qui exposaient la physique d'Aristote. Ce terme joue
sur le double sens du préfixe "méta" qui signifie à la fois après et
au-delà. La métaphysique traite donc des choses dont on doit parler après
avoir parler du monde physique et de choses qui se trouvent au-delà
de lui, c'est-à-dire qui ne sont pas sensibles. Dès lors, le mot
métaphysique servira à désigner tout discours qui porte sur des objets
qui ne sont pas des objets sensibles, des objets observables, des
objets dont on puisse faire une expérience. On distingue généralement une métaphysique
générale qu'on appelle aussi ontologie
qui traite de l'être en tant qu'être (les choses sont d'abord des
choses en tant qu'elles répondent à une définition, qu'elles ont une
forme et éventuellement une fonction déterminées. Mais avant même
d'être ceci ou cela, comme ceci et pas comme cela, d'abord tout
simplement elles sont, elles sont quelque chose, elles sont quelque
chose qui est, un fragment
d'être. L'ontologie est précisément cette discipline
qui tâche de dire ce qu'est l'être en tant qu'être) d'une métaphysique
spéciale, qui elle traite non pas
de l'être en général, mais de choses plus précises
qui existent au-delà du sensible et qui se ramène en fait à
trois choses : l'âme, le monde
pris dans sa totalité
et Dieu. Ce dernier objet de la métaphysique
correspond à
ce qu’on appelle la théologie rationnelle.
Est métaphysique tout discours
qui entend parler de toutes les choses dont la réalité n'est pas de
l'ordre du sensible, de toutes les choses suprasensibles, qu'il
s'agisse de l'être en tant qu'être, de l'âme, de l'idée de substance,
d'infini ou de la liberté... b) On peut aussi présenter la
métaphysique en disant qu'elle correspond à tous les discours qui
tâchent de donner des réponses à ce qu'on a coutume d'appeler les
grandes questions de l'existence, comme : d'où venons-nous, qui
sonnes-nous et où allons-nous ? Pourquoi y a-t-il du mal, de la
souffrance ? Qu'est-ce la mort nous réserve ? Et si j'étais né ailleurs
ou à
une autre époque, serais-je le même ? Questions qui directement
ou indirectement conduisent à s'interroger sur Dieu, l'infini, le
destin et la liberté, la nature de l'esprit ou de l'âme, son
immortalité... Or, comme le fait remarquer Kant,
dans la Préface de la seconde édition de la Critique
de la Raison Pure, il existe en nous un intérêt si
profond pour ce genre de questions et leurs enjeux qu'il est impossible
que l'homme cesse de se les poser. C'est bien pourquoi selon lui la
métaphysique est la plus ancienne et la plus estimée des "sciences" et
qu'elle survivrait
à la pire des barbaries, à la destruction de toutes les sciences. La métaphysique, c'est ce qui
apporte des réponses aux grandes questions qui portent sur le sens de
notre existence et de celle du monde et qu'on ne peut pas s'empêcher de
se poser.
On le voit donc la métaphysique est fortement liée à
l’objet des croyances religieuses. D’une part parce qu’elle partage
avec elles les mêmes objets (Dieu, l’âme, l’origine du monde) et
d’autre part parce que les religions entendent précisément apporter des
réponses aux questions métaphysiques, réponses qui sont d’autant plus
faciles à croire qu’il n’y en n’a pas d’autres (soit parce que la
connaissance rationnelle n’a pas encore apportée de réponses à
certaines de ces questions, soit parce qu’elle ne peut pas le faire).
En cela, les religions viennent satisfaire un besoin de la raison
auquel elle ne peut pas répondre elle-même. En ce sens, les
croyances religieuses forment une métaphysique à l’usage de tous. Mais, ce qu’il faut bien noter,
c’est que même lorsque la métaphysique rejoint des positions
religieuses (par exemple lorsqu’elle parle de Dieu pour dire qu’il
existe comme le conçoivent les religions), elle le fait d’une manière
qui n’est pas du tout de l’ordre de la croyance, mais de la
connaissance rationnelle. La métaphysique est philosophique en cela
qu’elle n’exige pas de croire, mais de réfléchir et de comprendre. Elle
n’exige rien d’autre que l’usage de la raison, de
l’intelligence.
Cela dit, cela n’empêche pas forcément la
métaphysique de se tromper dans la mesure où l’usage de la raison ne
conduit pas toujours à la découverte de la vérité.
Par conséquent, il s’agit de se demander si les
preuves apportées par la théologie et la métaphysique sont
valables de telle sorte qu’elles puissent fonder la foi ou les
croyances
religieuses. B ) Objections contre les
raisons de croire. Il faut d’abord observer que
toutes les preuves de l’existence de Dieu, en tant que preuves (en non
pas comme inférence comme pour Aristote) loin de
fonder la croyance la suppose. Vouloir prouver l’existence de Dieu n’a
de sens que si d’abord on croit qu’il existe. C’est d’ailleurs sans
doute pour cela, comme le fait remarquer
Pascal, que les preuves ne
parviennent à convaincre que les convaincus et qu’elles touchent peu,
voire pas du tout. On peut les concevoir sans être converti. Cela
s’explique par la nature même de la foi : elle n’est pas une
adhésion réfléchie ou rationnelle à une proposition, mais une adhésion
totale
et d’abord sentimentale à quelque chose. La foi, comme on l’a vu,
si elle suppose de croire que Dieu existe, est croyance en Dieu,
c’est-à-dire confiance placée en lui. Ce qui conduit à une autre
objection : si les croyances religieuses peuvent ou pourraient
être fondées par la seule raison, si elles sont justifiées par des
moyens rationnels, alors il ne pourrait plus être question de croyance,
mais de connaissance. Dieu est alors objet d’une connaissance, mais
plus un objet de foi. Là où la croyance pense pouvoir fonder la foi, en
fait elle la supprime comme foi pour lui substituer une connaissance.
Ce qui signifie qu’il n’y a plus de croyances qui tiennent. S’il y a
des raisons de croire, alors il n’y a plus de croyance du tout. Soit on
croit, soit on sait. Ou alors, les croyances ne font que se donner une
respectabilité rationnelle en
s’associant à des raisonnements et à des preuves rassurantes,
mais secondaires par rapport à la foi elle-même. C’est précisément pour
cette raison que bien des croyants critiquent les philosophes qui font
de la métaphysique ou de la théologie parce qu’ils y voient une
atteinte à leur croyance. Le dieu des philosophes, parce qu’il est
connu et non cru, est jugé impie, contraire à la religion et à ses
mystères inaccessibles à la raison. Sur le fond, les justifications
rationnelles des croyances religieuses posent d’autres problèmes. Tout d’abord, affirmer que le
monde, parce qu’il existe, parce qu’il est ordonné et finalisé et parce
qu’il est
beau ne peut pas ne pas avoir été crée et donc que Dieu
en est l’auteur, c’est négliger que le monde est aussi plein
d’injustices, de malheurs, de défauts, de souffrances, de catastrophes.
Faire du monde l’oeuvre de Dieu suppose donc d’expliquer comment Dieu a
pu créer un monde qui est loin d’être parfait et des hommes également
loin de la perfection. C’est le problème de la théodicée :
comment rendre compatible l’idée d’une Dieu bon créateur du monde et
les malheurs qu’on trouve dans le monde ? On peut dire du coup
tout le contraire des preuves : le monde tel qu’il est réfute
l’existence de Dieu. « La seule excuse de Dieu, c’est de ne
pas exister. » Stendhal. Idée qu’on trouve
aussi exposée dans Candide de Voltaire :
les malheurs qu’on vit et croise dans le monde empêchent de penser que
tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes (possibles). Ensuite,
comme le montre Kant dans la Critique de
la raison pure, la preuve ontologique de l’existence de Dieu
ne vaut pas parce qu’on ne peut pas déduire de l’idée d’une chose
qu’elle existe. L’existence n’est pas un prédicat : un concept
(ou l’idée d’une chose) ne contient pas d’élément qui permettent de
conclure que cette chose existe. En effet, il n’y a aucune différence
entre les propriétés d’une chose qu’elle
existe ou qu’elle n’existe pas : l’existence ne manque donc
pas à
cette chose si elle n’est que conçue par nous sans exister
objectivement. 100 euros (Kant parle de thalers) ont le même pouvoir
d’achat que je les possède ou pas. L’existence d’une chose ne s’établit
que par expérience, c’est-à-dire que si je peux la rencontrer dans le
monde. Or, le propre de l’idée qu’on se fait de Dieu est précisément
qu’il n’est pas de ce monde. Aucune expérience de Dieu ne pouvant être
faite, on ne peut pas affirmer qu’il existe. Pour les autres preuves avancées
en faveur de l’existence de Dieu, Kant montre que
si elles sont certes rationnelles, elles sont cependant gratuites. Il
est tout aussi possible de prouver que le monde ne peut pas exister
sans l’intervention de Dieu que le contraire. Faute d’expérience en la
matière, aucune connaissance n’est possible à son sujet. Une critique de l’idée de Dieu
comme cause
du monde est également formulée par Hume dans le Dialogue
sur la religion naturelle. Le contexte. La religion naturelle correspond
aux croyances et sentiments religieux qui naîtraient en chacun
spontanément s’il n’avait pas reçu d’éducation religieuse. Théisme. Cette thèse s’oppose aux
religions instituées qui affirment que les hommes ne peuvent connaître
l’existence de Dieu que d’une révélation, par l’intermédiaire de
Prophètes ou d’un Messie. Cette thèse vise donc à
combattre les religions instituées, renvoyées à des superstitions ou
pensées comme ajoutant inutilement et fallacieusement des éléments à la
religion naturelle. (Même thèse chez Rousseau)
Combat qui joue au bénéfice de la tolérance religieuse. Paradoxalement, Hume
s’en prend à cette thèse qui est inséparable de la revendication de
tolérance religieuse que Hume soutient par ailleurs.
Pourquoi ? Parce qu’il soutient que le théisme ne se distingue
pas des superstitions populaires,
qu’il procède des mêmes ressorts psychologiques : analogies
indues, anthropomorphisme et finalisme. L’enjeu est de montrer que
s’opposer à l’obscurantisme religieux par la connaissance rationnelle
risque de déboucher sur un dogmatisme rationnel tout aussi peu
défendable que le dogmatisme religieux. Le texte.
Il se présente sous la forme d’un dialogue à
trois personnages : Déméa, défenseur de
la religion traditionnelle, Cléanthe, défenseur du
théisme et Philon représentant que Hume
qui les combat l’un comme
l’autre. La thèse de Cléanthe, le théiste ou le Dieu horloger. Le monde machine. Le monde est semblable à une
grande machine au sein de laquelle se trouvent un grand nombre de
machines plus petites qui
contiennent des machines encore plus petites qu’on ne peut ni découvrir
ni expliquer. La finalité. Dans chaque machine de manière
interne et entre les machines, les moyens sont parfaitement ajustés à
la fin. L’analogie. Les machines naturelles
ressemblent aux machines conçues par l’intelligence humaine. Par
analogie, on peut en conclure que l’intelligence humaine est aux
machines ce que Dieu est à la nature. Argument a posteriori qui prouve
l’existence de dieu et sa nature intelligente. Réponses de Philon. « Que toutes les
inférences, Cléanthe, concernant les faits soient fondées sur
l'expérience et que tous les raisonnements expérimentaux soient fondés
sur la supposition que des causes semblables prouvent des effets
semblables, et
des effets semblables des causes semblables, je n'en disputerai guère,
à présent, avec vous. Mais observez, je vous en conjure, de quelle
extrême précaution tous les bons raisonneurs s'entourent au moment de
transposer leurs expériences à des cas semblables. À moins que les cas
ne soient exactement semblables, ils se gardent d'appliquer avec une
entière confiance leur expérience passée à un phénomène particulier.
Toute modification des
circonstances soulève un doute touchant l'événement
; et il faut de nouvelles expériences pour prouver avec certitude
que les nouvelles circonstances sont sans conséquence ni importance.
Un changement dans la masse, la situation, l'arrangement, l'âge, l'état
de l'air, ou les corps environnants, l'un de ces détails peut
s'accompagner des conséquences les plus inattendues. Et à moins que les
objets ne nous soient tout à fait familiers, il est de la plus grande
témérité d'attendre avec assurance, après l'un de ces changements, un
événement semblable à celui qui se présentait auparavant à notre
observation. Le pas lent et délibéré des philosophes, ici plus que
nulle part, se distingue de la marche précipitée du vulgaire qui,
emporté par la moindre similitude, est incapable de
discernement et d'examen. Mais pouvez-vous penser,
Cléanthe, que votre mesure et votre philosophie habituelles sortent
indemnes d'un pas aussi large que celui que vous avez fait, quand vous
avez comparé l'univers à des maisons, des bateaux, des meubles, des
machines, et que vous avez, de la similitude de certaines
circonstances, inféré
une similitude dans leurs causes ? La pensée, le dessein,
l'intelligence, tels que nous les trouvons chez les hommes et les
autres animaux, ne constituent qu'un des ressorts et des principes de
l'univers, à côté de la chaleur et du froid, de l'attraction et de la
répulsion, et de
cent autres qui tombent sous l'observation quotidienne. C'est une cause
active
par laquelle certaines parties particulières de la nature produisent,
nous le voyons, des altérations sur d'autres parties. Mais une
conclusion peut-elle, avec quelque justesse, être transposée des
parties au tout ? L'immense disproportion ne prohibe-t-elle pas toute
comparaison et toute inférence ? De l'observation de la croissance d'un
cheveu, pouvons-nous apprendre quelque chose sur la génération d'un
homme ? La façon dont pousse une feuille, fût-elle parfaitement connue,
nous instruirait-elle le moins du monde sur la végétation d'un arbre ? Mais dussions-nous prendre les
opérations d'une partie de la nature sur une autre, pour le fondement
de notre jugement sur l'origine du tout (ce qui jamais ne sera
admissible) : pourquoi encore choisir un principe aussi chétif, aussi
faible, aussi borné que la raison et le dessein des animaux tels qu'ils
se trouvent sur cette planète ? Quel privilège particulier a cette
petite agitation du cerveau que nous appelons pensée pour que nous
devions en faire ainsi le modèle de tout l'univers ? Sans doute, notre
partialité en notre faveur nous la présente en toute occasion ; mais la
saine philosophie doit se garder soigneusement d'une illusion aussi
naturelle. Je suis si loin d'admettre,
poursuivit Philon, que les opérations d'une partie puissent nous
apporter une juste conclusion sur l'origine du tout que je n'accorderai
même pas qu'une partie fasse règle pour une autre partie, si cette
dernière est très éloignée de la première. Y a-t-il aucun motif
raisonnable pour conclure que les habitants d'autres planètes possèdent
la pensée, l'intelligence, la raison ou rien de semblable à ces
facultés qui sont en l'homme ? Quand la nature a diversifié à un tel
point sa façon d'opérer à l'intérieur de ce petit globe, pouvons-nous
imaginer qu'elle ne fasse que se copier à travers un si vaste univers ?
Et si, comme nous pouvons bien le supposer, la pensée est uniquement
confinée à cet étroit canton et n'a, même là, qu'une sphère d'action
fort limitée, quelle convenance y a-t-il à la donner pour la cause de
toutes choses ? Les étroites vues d'un paysan, qui fait de son économie
domestique la règle du gouvernement des royaumes sont en comparaison un
sophisme pardonnable. Mais quand bien même nous
aurions l'assurance qu'une pensée et une raison, ressemblant à celles
des hommes, se donnent à voir par tout l'univers, et leur activité
fût-elle ailleurs immensément plus grande et plus dominante qu'elle ne
se montre sur ce globe, encore ne puis-je voir pourquoi les opérations
d'un monde constitué, arrangé,
ajusté, peuvent avec quelque convenance être étendues
à un monde qui est dans un état embryonnaire et qui tend vers
cette constitution et cet arrangement. Par l'observation, nous
connaissons
quelque chose de l'économie, de l'action et de la nutrition d'un
animal parvenu à terme ; mais nous devons transposer avec beaucoup
de précaution cette observation à la croissance d'un foetus
dans le sein maternel, et bien plus encore, à la formation d'un
animalcule
dans les reins de son parent mâle. La nature, comme nous le voyons,
à la lumière de notre expérience pourtant limitée,
possède un nombre infini de ressorts et de principes qui se découvrent
incessamment à chacun de ses changements de position et de situation.
Et quels seraient les principes nouveaux et inconnus propres à la
mettre en action dans une situation si nouvelle et si inconnue, c'est
ce
que nous ne saurions, sans la plus grande témérité, prétendre
déterminer. » Analyses : Les conditions de l’analogie ne
sont pas remplies. Que des effets semblables
procèdent de causes semblables et inversement, c’est accordé. Mais pour
que ce principe
de l’analogie soit pertinent, encore faut-il que la ressemblance entre
les
causes et les effets soient elle-même établie. En science, cette
transposition par laquelle on espère accroître nos connaissances en
transposant le connu à l’inconnu ne se fait pas sans précaution. Car,
un grand nombre de paramètres interviennent toujours qui peuvent ruiner
tout rapprochement ou le rendre hasardeux. Or, en l’espèce, la
comparaison qui donne lieu à l’analogie de Cléanthe se fait entre des
choses très dissemblables entre elles : des maisons, des
bateaux, des meubles, des machines d’un côté, l’univers de
l’autre. Or, à côté de l’intelligence ou
d’une intention (un dessein) qui s’observent chez les hommes et les
animaux, il existe d’autres causes à l’œuvre dans l’univers, comme la
chaleur et le froid, l’attraction et la répulsion. Relativisation de
l’intelligence comme cause des choses. Multiplicité des
paramètres. Or, l’analogie joue ici en outre
entre les parties et le tout. Outre la différence de proportions entre
les deux, on
peut se demander si ce qui vaut pour les parties vaut également pour
le tout. On n’apprend rien de la génération d’un homme en connaissant
la pousse des cheveux. Contestation du changement d’échelle. Or encore, quitte à prendre une
des opérations d’une partie de la nature sur une autre comme principe
d’explication de la nature dans sa totalité, pourquoi avoir choisi
l’esprit parmi toutes les causes agissantes dans la nature ?
Pourquoi ce privilège accordé à cette petite agitation dans
notre cerveau qu’on appelle la pensée ? Anthropomorphisme. Or, qui pis est, il n’est même pas
sûr qu’au sein du monde, les analogies soient toujours permises. Rien
n’indique que les habitants d’autres planètes soient nécessairement
semblables à nous. Pourquoi dès lors faire d’un événement sans doute
local : l’intelligence humaine, le principe de toute
chose ? C’est encore plus étroit comme vue que celle du paysan
qui fait des principes de son économie domestique des règles valables
pour le gouvernement des Etats. Modestie de l’intelligence au
sein de l’univers. Enfin, même en supposant qu’une
intelligence divine ait arrangé le monde tel qu’il est, reste à
expliquer la genèse d’un tel univers ordonné. Or, ce qui explique le
fonctionnement
du monde une fois fait n’explique pas comment il a été fait.
Qu’on connaisse le fonctionnement d’un animal parvenu à terme de nous
dit rien du processus de gestation. Déjà qu’on ne connaît pas
grand-chose du monde tel qu’il se présente à notre expérience, comment
dès lors transposer le peu qu’on connaît à quelque chose d’encore plus
mystérieux que le monde tel qu’il est sous nos yeux, à savoir la
création/genèse du monde ? La genèse d’une chose ne
se déduit pas à partir de son achèvement. Une fois compris que l’esprit
joue au côté d’autres causes, qu’il est un épiphénomène et que sa
puissance est limitée, on lui reconnaît une telle modestie
qu’il en devient impossible d’en faire la cause du monde. La position de Hume
est donc une position sceptique : on ne
peut rien affirmer en ce qui concerne Dieu. Le résultat c’est l’agnosticisme,
c’est-à-dire l’attitude qui consiste à refuser à la fois d’affirmer que
Dieu existe et qu’il n’existe pas, à la différence de l’athéisme qui
nie l’existence de Dieu. Il n’est ni athée, ni matérialiste, le
matérialisme étant est certes possible, mais aussi incertain que le
créationnisme.
Il apparaît désormais que les raisons de croire n’en
sont pas. Soit parce que s’il y a des raisons de croire, il n’y a plus
rien à croire, mais des choses à connaître, soit parce que ces raisons
sont fragiles et discutables.
Reste que l’on peut aussi croire sans raison, sans
fonder sa croyance sur des raisons. Mais comment dès lors établir que
ce en quoi on croit est vrai ? C ) Croire sans raison. 1) Les
vérités théologiques. La théologie est un discours
rationnel sur Dieu. Mais l’exercice de la rationalité y est subordonné
à des dogmes, à la reconnaissance de certains textes sacrés et/ou d’une
révélation que la raison n’est pas autorisée à mettre en question. Elle
se distingue d’une théologie entièrement rationnelle, c’est-à-dire de
la métaphysique, qui peut poser Dieu, mais en dehors de l’espace du
religieux en cela que Dieu n’est pas pour
elle objet de croyance, mais d’une connaissance et que cette
connaissance ne donne pas lieu à des pratiques rituelles ou cultuelles
déterminés. Le Dieu des philosophes n’est pas celui des théologiens. Pour la théologie, à côté ou
plutôt au-dessus des vérités et connaissances rationnelles, qu’elle
reconnaît, il existe des vérités révélées, des dogmes qui sont
inaccessibles à la raison, qu’on appelle pour cela
supra rationnelles. Dans ces conditions, la raison à elle seule ne
peut fournir aucune raison de croire. C’est la révélation qui
donne à croire. C’est cette thèse que
soutiennent par exemple Saint Thomas
pour les Chrétiens, dans la Somme théologique
(écrite entre 1267 et 1273) et Averroès pour les
Musulmans dans L’accord de la religion et de la philosophie
(1179), tous les deux après leur lecture d’Aristote.
Thomas d’Aquin soutient que la
théologie reçoit ses principes de Dieu par la révélation, alors que la
philosophie tire ses principes de la raison naturelle. Mais la
théologie peut
recevoir quelque chose de la philosophie ce qui la met à son service. En quoi ? - Pour rendre clair ce qu’elle
exprime. - Pour aider l’intellect à
acquérir des connaissances qui dépassent la raison, conduire
l’intellect des connaissances rationnelles vers les connaissances
théologiques. La théologie n’a pas besoin en tant que telle de la
philosophie (cela voudrait dire qu’elle est insuffisante), c’est notre
intellect qui a besoin de la philosophie pour accéder à la théologie.
La philosophie comme propédeutique.
Averroès quant à lui affirme
que l’usage de la raison et la pratique de la philosophie ne sont pas
contraires au Coran qui affirme au contraire qu’il faut se servir de sa
raison pour comprendre
et connaître la nature. La Loi Divine invite donc à faire de
la philosophie. Et il ajoute, dans une perspective aristotélicienne,
que cet usage de la réflexion ne peut pas entrer en conflit avec les
vérités révélées puisque cette réflexion amène à poser Dieu comme cause
de l’univers. Toutefois, il estime que la pratique de la philosophie
doit être réservée à quelques uns dans la mesure où elle pourrait gâter
la foi de ceux qui ne sont pas capables de la pratiquer comme il faut. 2 ) Dieu est sensible au cœur,
non à la raison. Pour Pascal, la
foi n’a rien à voir avec la raison « Le cœur a ses
raisons, que la raison ne connaît point. » Pensées,
432-277 « C’est le cœur qui
sent Dieu, non la raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible
au cœur, non à la raison. » Pensées,
424-278. Analyses : Pascal distingue deux accès à la
connaissance : la raison et le cœur. La raison, c’est la
faculté de réfléchir et de raisonner. Mais selon lui, cette faculté est
limitée dans la mesure où les principes à partir desquels elle propose
des démonstrations, les points de départ de toute démonstration ne nous
sont pas donnés par la raison. Les notions de temps, d’espace, de
nombre ne sont pas produites par la raison mais saisies immédiatement.
Cette saisie immédiate est de l’ordre de l’instinct ou du cœur selon
lui, ce qui correspond à ce qu’on appelle l’intuition intellectuelle,
c’est-à-dire la saisie d’une évidence qui n’a pas besoin de la raison
pour s’imposer à nous.
Il en conclut que la raison ne doit pas être
considérée comme le seul accès à la vérité, qu’elle a des pouvoirs
limités et donc qu’il faut limiter ses prétentions (humilier la raison,
dit-il) et faire toute sa place au cœur. Or parmi les vérités que le
cœur sent, il y a l’existence de Dieu selon lui. En ce sens la croyance (la foi
et non la simple adhésion à une idée) relève selon lui d’une nécessité
intime. Elle est un acte de foi, un acte radical qui engage en totalité
la personne qui croit. C’est là toute la différence entre « je
crois que » et « je crois en ». Croire
que, c’est se laisser convaincre ou persuader, par des raisons, sans
adhésion totale ou intime. Croire en, c’est avoir la foi. Pour Pascal,
la foi est certitude subjective intime de la vérité de ce qu’elle
croit, au-delà de tout
critère rationnel. Saut radical dans la foi qui va au-delà de
toute certitude rationnelle. Cela signifie qu’il n’y a de foi
que là où il n’y a pas de preuve, que là où la croyance ne peut
pas compter sur la raison pour se fonder. En ce sens que la foi se
distingue de la croyance : la croyance désigne une adhésion
subjective à une représentation qui peut être vraie ou fausse et qu’on
tient pour vraie, avec plus ou moins de réserve. La foi est un
engagement subjectif en faveur d’un ensemble de représentations dont
on ne peut dire si elles sont vraies ou fausses par les moyens dont la
raison
se sert, mais qu’on tient pour vraies cependant absolument. Paradoxalement, on trouve une
thèse voisine chez les défenseurs de la religion naturelle :
Dieu est connu immédiatement par le sentiment ou la raison, sans preuve
ni démonstration, sans le recours à la raison. Rousseau. 3 ) La croyance ordinaire. La croyance ordinaire, la foi
ordinaire se passe de preuves, elle repose sur la confiance faite en
ceux qui nous disent de croire, confiance qui de proche en proche
renvoie au témoignage et à une révélation. On croit d’abord parce qu’on
fait
confiance en ceux qui croient et nous prient de croire à notre tour.
Cette confiance plus ou moins crédule et naïve est d’abord confiance
en l’autre pas croyance en Dieu : je crois en Dieu parce que
je crois
ce que les autres m’en disent. Cette confiance en les autres
peut certes être fondée par la suite sur une série d’actes de confiance
en les autres qui se rattache à des témoins privilégiés comme
les Prophètes. Auquel cas, la confiance rejoint l’idée de
vérité théologique. Résultat : la foi est sauvée
comme foi, comme
croyance. Elle n’est pas dégradée en connaissance qui supprime
la foi, toute croyance. Mais ainsi coupée de la raison, la vérité
de son contenu est problématique, voire contestable. D ) Objections contre la foi
étrangère à la connaissance rationnelle.
En ce qui concerne les vérités théologiques, on peut
d’abord faire observer qu’elles sont souvent prises en défaut
lorsqu’elles s’aventurent sur le terrain de la connaissance, ce
qu’elles ne cessent de faire. Ce que racontent les Textes sacrés sur
l’origine du monde, de la vie et de l’homme ne tient pas en face des
connaissances scientifiques
à ce sujet. Héliocentrisme, évolution des espèces…
Les textes sacrés se trompent souvent. Ce qui remet en cause leur
véracité.
Du coup, on peut discuter leur authenticité en tant
que textes qui recueillent la parole de Dieu. C’est ainsi que Spinoza
et Rousseau opposent l’usage de la raison à la
tradition et aux textes sacrés, désacralisés par leur inscription
historique, au nom de la sacralité de la raison elle-même. « Il est vrai sans
doute qu'on doit expliquer l'Écriture par l'Écriture aussi longtemps
qu'on peine à découvrir le sens des textes et la pensée des Prophètes,
mais une fois que nous avons enfin trouvé le vrai sens, il faut user
nécessairement de jugement et de la Raison pour donner à cette pensée
notre assentiment. Que si la Raison, en dépit de ses réclamations
contre l'Écriture, doit cependant lui être entièrement soumise, je le
demande, devons-nous faire cette soumission parce que nous avons une
raison, ou sans raison et en aveugles ? Si c'est sans raison, nous
agissons comme des insensés sans jugement; si c'est avec une raison,
c'est donc par le seul commandement de la Raison, que nous adhérons à
l'Écriture, et donc si elle contredisait à
la Raison, nous n'y adhérerions pas. (…) Je ne peux donc assez
m'étonner
que l'on veuille soumettre la Raison, ce plus grand des dons, cette
lumière
divine, à la lettre morte que la malice humaine a pu falsifier
(…). » Spinoza. Traité théologico-politique. Analyse : Le propos concerne le rapport
aux textes sacrés. L’enjeu est le statut de la révélation par les
textes sacrés. Les textes sacrés peuvent être
lu
de deux façons : comme des textes de révélation de la parole
divine ou comme des textes comparables à n’importe quel autre texte,
c’est-à-dire dont les auteurs, et ceux qui ensuite les diffusent,
quelle que soit par ailleurs leur inspiration, sont des hommes. La question qui se pose alors
est celle de savoir quel crédit accorder non pas au statut prêté aux
textes sacrés, c’est-à-dire à ce qu’on dit être leur origine,
mais à ce qu’on y trouve exprimé. Comment les lire ?
Comment et pourquoi peut-on
donner son assentiment aux pensées contenues dans les
Ecritures ? Est-il possible et légitime d’y consentir sans
recourir à la raison ? Spinoza soutient que l’assentiment ne
peut se faire sans l’usage de la raison et encore moins contre les
objections de la raison. Vouloir congédier la raison serait de la
démence. Il y a ainsi conflit des
autorités : Spinoza estime que ce qui doit
faire autorité, ce ne sont
pas les Ecritures, mais la raison. Et son argument est en partie
théologique, paradoxalement. Ce qui est saint, lumière divine, c’est la
raison, pas les textes qui en tant qu’ils ont une inscription
historique sont sujets à caution. Dans cette mesure, l’assentiment de
l’esprit aux vérités des textes doit être soumis à l’examen préalable
de la raison. Divinisation de la raison contre sacralisation des
textes. Non pour détruire la foi, mais l’affermir, la sauver de la
démence, c’est-à-dire
de la superstition. Commentaire : Soumettre le contenu de la
révélation à l’examen de la raison, au nom de la sacralité de la raison
est une démarche qui aboutira, avec Rousseau
notamment, à la proclamation de la religion naturelle, religion du
sentiment et de la
raison, contre la révélation, là encore renvoyée
à la fragilité humaine, des témoignages humains et de
leur transmission. Le conflit des autorités aboutit à l’évacuation
des religions révélées, mais au nom d‘une religion naturelle, pas
contre la religion. Rq : Ce mouvement est
inséparable de la promotion de la subjectivité individuelle comme
instance légitime de jugement. Le conflit des autorités entre Textes
sacrés et raison correspond au conflit entre institution qui réclame
l’obéissance aveugle et l’affirmation d’une autonomie intellectuelle
des individus qui refusent l’obéissance sans examen. Ce qui est
désacralisé avec les textes sacrés, c’est la parole institutionnelle,
c’est l’autorité du prêtre. Mouvement qui est également celui de la
Réforme en tant qu’elle supprime l’intermédiaire institutionnel dans
l’accès aux textes.
Ce désenchantement des textes sacrés, donc cette
mise en cause de la théologie et de l’autorité des Eglises, nous amène
à nous demander ce qu’il en est de la vérité de ce qui est tenu pour
vrai par la foi en tant que vérité du
cœur, du sentiment ou de la raison, mais pas au sens de Pascal,
mais
de Rousseau et des tenants de la religion naturelle.
Celui qui a la foi ne doute pas de la vérité
de ce qu’il tient pour vrai, mais l’ayant en dehors de toute preuve,
par
le cœur ou le sentiment, la vérité de la croyance n’est pas
attestée : elle est posée par la croyance elle-même.
Elle n’a aucun fondement en dehors d’elle-même. La foi ne prouve rien
d’autre que la foi. Cela n’est pas contraire à l’essence de la
croyance,
puisque croire, c’est tenir pour vrai sans vraiment savoir si c’est
vrai,
mais justement rien de permet de fonder sa vérité même. Pire, dans ces conditions, elle
risque de ne pas être supra rationnelle, mais irrationnelle,
c’est-à-dire de l’ordre de la superstition, du sentiment irrationnel,
voire de la démence. Car, comme nous l’avons vu, la religion et la
religiosité prêtent à la superstition. C’est pourquoi la foi ordinaire,
outre qu’elle relève peut-être de la démence religieuse, dans la mesure
où elle repose sur la confiance placée dans ceux qui ont déjà la foi
risque de n’être que de l’ordre de la tradition et du conformisme
aveugle. Or la confusion entre religion et tradition est la ruine même
de la religion en ce sens qu’elle la dégrade en rituels vides sur le
plan religieux, propage l’obscurantisme contre lequel les religions
luttent parfois et enfin rigidifient et sacralisent des pratiques
moralement ou socialement discutables (excision, port du voile…)
Bilan : La foi peut
toujours se donner raison contre toute raison en tant qu’elle pose son
objet comme inaccessible pour la raison : il ne l’est que par
le cœur, une révélation, une expérience mystique, un témoignage… La foi
est ainsi au-delà de toute critique rationnelle (ce qui n’est pas la
même chose qu’être capable
de résister à ces critiques : la foi ne résiste pas, elle ne
répond pas, elle esquive la rencontre avec les raisons de la raison). Mais, cette position, loin de
conforter la foi la met dans l’inconfort. En effet, la foi, dans ces
conditions, ne fait que s’attester elle-même, ne fait rien d’autre que
poser son objet en advenant elle-même. La foi présume son objet sans
plus. Du coup, elle apparaît comme quelque chose de gratuit :
elle est pure croyance, état subjectif qui ne peut attester de
l’existence d’un objet qui lui répond. Sans la raison, la foi s’égare
en superstition, en affirmation sans preuve ni raison, en pur acte
gratuit, mais avec son concours,
elle n’est pas mieux lotie puisqu’elle risque de disparaître en tant
que foi pour devenir connaissance (discutable elle aussi) de l’absolu. Est-il possible de croire sans
délirer et sans que la raison y trouve à redire ?
E
) Assentiment subjectif sans validité objective.
Un des buts de la philosophie de Kant
est de séparer strictement ce qui est de l’ordre de la connaissance et
ce qui est de l’ordre de la croyance.
N’est connaissable que ce qui peut faire l’objet
d’une expérience, c’est-à-dire en dernière instance, que ce qui peut
être perçu. En conséquence, tout ce qui se trouve au-delà du monde de
l’expérience, c’est-à-dire justement ce qui est métaphysique, ne peut
pas faire l’objet d’une connaissance. La théologie n’est donc pas une
science et tout ce que les croyances religieuses affirment ne peut pas
être établi objectivement.
Dans ces conditions, la croyance ne peut être
définie que comme une certitude subjective qui ne peut avoir aucune
confirmation
objective. La croyance est un acte de foi purement subjectif. La
croyance
est ainsi renvoyée à une radicale incertitude objective ou
théorique. Elle est une certitude subjective ou morale qu’aucune
certitude
objective ne peut assurer. (Croire, c’est à la fois avoir une
conviction
et rester dans l’incertitude relativement à l’objet de sa conviction.
Croire, c’est donc admettre la contingence de ce qu’on affirme et même
la possibilité de se tromper tout à fait) Elle est un engagement
subjectif et personnel de celui qui déclare croire.
Si la croyance n’est qu’une certitude subjective
sans validité objective, n’est-ce pas absurde de croire ?
Non, pour Kant.
Car si ce qui est tenu pour vrai par la croyance ne
peut pas faire l’objet d’une connaissance rationnelle, la raison, les
connaissances rationnelles ne peuvent pas non plus contester la
croyance. En effet, la raison n’a pas la possibilité de se prononcer
sur les objets de la croyance précisément parce que ceux-ci
n’appartiennent pas au domaine de l’expérience. Qui plus est, ce que la
croyance tient pour vrai, lorsque cela ne concerne pas les objets de
l’expérience, est pensable sans incohérence par la raison et n’est pas
impossible réellement. Or, puisque ce que les croyances tiennent pour
vrai ne contient pas de contradiction interne et n’est pas contraire à
ce que
nous savons, rien n’empêche de croire du côté de la raison.
Ainsi, si la croyance est renvoyée à une radicale
fragilité en cela qu’elle ne peut pas aller au-delà d’une
certitude subjective sans fondement théorique, elle est cependant
inattaquable par la raison qui ne peut pas se prononcer pour ou contre
les
objets de la croyance tant que ceux-ci ne concernent pas le monde de
l’expérience.
Mais de la sorte, on établit que la croyance n’est
pas de l’ordre de la démence au sens où la raison ne peut pas la
contester. Les objets de la croyance sont possibles et pensables du
point de vue de la raison. Elles sont donc à l’abri des attaques de la
raison : tant qu’elles ne cherchent pas à s’affirmer comme
objectivement vraies,
elles ne sont pas confrontées au problème de leur vérité objective.
Facultatif Mais ces croyances ne sont-elles
pas cependant encore de l’ordre de la démence au sens où, puisque rien
ne peut les attester, elles seraient vaines ou gratuites ?
Non, selon Kant, car si d’un
point de vue théorique rien ne permet d’attester la validité objective
des croyances (ni de
les contester d’ailleurs), ces croyances s’imposent à nous du point de
vue de la morale. Comme nous l’avons constaté au
début, la religion intervient dans deux domaines : elles
apportent une représentation du monde et par là investissent le champ
de la connaissance, elles imposent des rites et des prescriptions
morales et par là sont présentes dans le domaine des mœurs. Que les
objets de la croyance ne puissent pas être
des objets de connaissance et donc que toute tentative de connaissance
des
objets de la croyance tourne à la métaphysique dogmatique, n’interdit
pas de maintenir les croyances religieuses dans le domaine de la morale
où elles jouent un rôle de fondement de l’action morale.
Kant soutient que si la morale
n’a pas besoin de la
religion, elle y conduit nécessairement. Kant renverse le lien traditionnel
entre morale et
religion. On soutient en effet que la morale dépend de la religion en
ce sens que les préceptes moraux sont des commandements divins et
que nous serons jugés en fonction de nos actes et intentions. Selon lui, la morale n’a pas
besoin de la religion en ce sens qu’il n’a pas besoin de l’idée de Dieu
pour connaître son devoir. Pourquoi ? Parce que l’homme est un
être libre et doué
de raison. En tant qu’il est libre, il doit régler sa conduite sur
des règles et ces règles, il les trouve en lui précisément
sous la forme de lois issues de la raison. De la sorte, la
détermination
de la volonté n’a pas besoin de la religion. Mais obéir à la loi parce
qu’elle est une loi inconditionnée pose problème. Si pour
savoir ce qu’est le bien, ce qu’est son devoir, les hommes n’ont besoin
de rien
d’autre que de la raison, en revanche pour obéir aux lois de la raison,
faire son devoir, ils ont besoin d’un but, ils ont besoin de savoir
quel
effet peut bien avoir le fait de bien agir, quel monde peut bien
résulter
de l’obéissance à la loi et si un tel monde est en accord
avec leur aspiration au bonheur. Cette union de la vertu et du bonheur,
de
l’obéissance à la loi et de l’existence consécutive
à cette obéissance d’un monde dans lequel il est possible d’être
heureux, Kant l’appelle le Souverain Bien. Or, une telle idée amène à
suppose Dieu dans la mesure où cette réconciliation parfaite entre le
bien et le bonheur n’est possible que par un être tout puissant, morale
et saint selon Kant. En clair, le souverain bien
projeté par l’obéissance à la loi ne peut être produit par cette
obéissance à elle seule. Pourquoi ? Parce que si nous sommes
libres et doués de raison, nous ne pouvons pas tout, nous ne pouvons
pas faire un monde entièrement à notre convenance, fut-elle
moralement déterminée. Voilà comment la morale conduit
à la religion, c’est-à-dire à croire en Dieu. Fin du passage facultatif.
Conclusion :
Les rapports entre la foi et la raison sont donc
apaisés par la détermination de leurs domaines respectifs et de la
portée de leur affirmations : la connaissance concerne
seulement ce qui peut être l’objet d’une expérience, tandis que la
croyance ne concerne que ce qui se trouve au-delà de toute expérience,
le supra sensible.
La connaissance se doit d’être objectivement ou théoriquement fondée,
tandis que la croyance doit s’en tenir à une certitude subjective qui
doit renoncer à toute affirmation relative à sa portée objective.
On ne peut pas dire que les croyances religieuses
sont vraies, mais on ne peut pas non plus dire le contraire, ce qui
donc autorise à croire, c’est-à-dire à tenir pour vrai quelque chose
qui ne peut ni ne doit être considéré comme objectivement établi.
Reste que les croyances religieuses ainsi sauvées de
la confrontation avec la raison et la connaissance, si elles ne sont
plus de l’ordre de la démence n’en demeurent pas moins gratuites ou
problématiques.
(Car l’idée de Souverain Bien est loin de disposer
rationnellement à la croyance dans la mesure où elle n’est rien d’autre
qu’un postulat qui a plus à voir avec des motifs psychologiques que
rationnels : il s’agit de conjurer par elle le sentiment de
l’inutilité de la
morale et du tragique de la vertu outragée ou non récompensée ou sans
effet bénéfique.) Ce qui nous amène du coup à nous
poser la question de savoir ce qui motive cette adhésion qu’est la foi.
Si elle est rationnellement possible, mais gratuite, si elle ne va
pas sans considération liée à la morale et au bonheur,
il faut se demander si la croyance n’est pas à expliquer par des
mobiles psychologiques qui n’ont rien à voir avec les raisons ou
l’absence de raison de croire.
Si la croyance ne peut pas attester de la vérité de
son contenu, pourquoi croire, qu’est-ce qui fait qu’on croit,
c’est-à-dire qu’on tient pour vrai ce qu’on affirme dans et par sa
croyance ? S’il n’y a pas de raison de croire (et certes pas
de raison de ne pas croire
non plus) et que la croyance est présente, c’est qu’il existe des
motifs (et non des raisons) de la croyance. Or, la raison, la
connaissance
peut se pencher sur ces motifs : au lieu d’être soit pour ou
contre le contenu de la croyance, elle peut se pencher sur l’origine,
les motifs, les causes, les ressorts de la croyance, de l’acte de foi. II ) Pourquoi
croit-on ?
On peut en effet se demander
qu’est-ce qui pousse à donner son assentiment aux croyances
religieuses. Se demander si les croyances religieuses ne seraient pas
déterminée par des sentiments, des passions qui tous ont quelque chose
à voir avec la détresse, le tragique, la souffrance, l’impuissance, la
misère, l’insignifiance, la crainte, l’ignorance, l’injustice auxquels
les croyances religieuses apportent une réponse.
Les croyances religieuses ne répondent-elles pas à
un besoin de croire au lieu d’être un acte de foi désintéressé et que
rien n’interdit rationnellement ?
Enjeu du problème : Les
raisons de croire peuvent permettre de se faire une idée de la vérité
des contenus de la croyance. Si les motifs de la croyance sont sans
rapport avec son objet, mais entièrement déterminés par des processus
purement humains, il est douteux que les objets de la croyance existent
tels
qu’elle les affirme.
1)
Critique de l’institution religieuse. De ses richesses, du mode de
vie des prêtres, de la mise sous tutelle intellectuelle et morale des
fidèles, de la défense politique de ses intérêts séculiers et
idéologiques, de son
implication dans des guerres et des massacres, de sa haine pour les
femmes… Critique morale et politique de la religion. Les religions ont
fait du mal. 2)
Critique des doctrines religieuses.
De ses erreurs, de ses contradictions. Dénonciation de son
inconsistance intellectuelle. Critique rationnelle de la religion. Qui
se dédouble en deux critiques : critique des religions
révélées au nom de la religion naturelle, critique athée de toute
religion. Les religions disent des choses fausses, les religions sont
réfutables. 3)
Critique des religions en tant que solutions
inadéquates,
imaginaires et aggravantes à un ou des
problèmes réels d’ordre psychologiques, vitaux, politiques et
sociaux. Critique généalogique toujours associée à
l’esquisse d’un monde dans lequel le besoin de religion pourrait
disparaître
avec la suppression de ce qui crée objectivement le besoin de religion.
L’homme religieux est un homme malade, affaiblit et/ou accablé par
l’ordre du monde qui trouve dans la religion de quoi affirmer sa vie,
lui
donner une valeur et un sens qui le consolent, le confortent, lui
permettent
de vivre. La première critique, en tant
qu’elle est morale, ne nous concerne pas. La seconde a été exposée plus
haut. Seule la dernière ne l’a pas encore été.
A ) La croyance comme
illusion. « Les idées religieuses
qui professent d'être des dogmes, ne sont pas le résidu de l'expérience
ou le résultat final de la réflexion : elles sont des illusions, la
réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus
pressants de l'humanité ; le secret de leur force est la force
de ces désirs. Nous le savons déjà : l'impression terrifiante
de la détresse infantile avait éveillé le besoin d'être
protégé - protégé en étant aimé
- besoin auquel le père a satisfait ; la reconnaissance du fait que
cette détresse dure toute la vie a fait que l'homme s'est cramponné
à un père, à un père cette fois plus puissant. L'angoisse humaine en face des
dangers de la vie s'apaise à la pensée du règne bienveillant de la
Providence divine, l'institution d'un ordre moral de l'univers assure
la
réalisation des exigences de la justice, si souvent demeurées
irréalisées dans les civilisations humaines, et la prolongation
de l'existence terrestre par une vie future fournit les cadres du temps
et
le lieu où ces désirs se réaliseront. Des réponses
aux questions que se pose la curiosité humaine touchant ces énigmes
: la genèse de l'univers, le rapport entre le corporel et le spirituel,
s'élaborent suivant les prémisses du système religieux.
Et c'est un formidable allégement pour l'âme individuelle que
de voir les conflits de l'enfance émanés du complexe paternel
- conflits jamais entièrement résolus – lui être pour
ainsi dire enlevés et recevoir une solution acceptée de tous.
(…) Cette investigation n'a pas pour
propos de prendre position sur la valeur de vérité des doctrines
religieuses. Il nous suffit de les avoir reconnues dans leur nature
psychologique comme des illusions. Mais nous n'avons pas à dissimuler
que cette mise à découvert influence puissamment aussi notre position
sur la question qui ne manque pas d'apparaître à beaucoup comme la plus
importante. Nous savons approximativement en quels temps les doctrines
religieuses ont été créées, et par quelle sorte d'hommes. Si, de surcroît, nous
apprenons pour quels motifs cela s'est produit, alors notre point de
vue sur le problème religieux connaît un déplacement notable.
Nous disons qu'en effet il serait fort beau qu'il y eût un Dieu,
Créateur
de mondes et Providence bienveillante, qu'il y eût un ordre moral du
monde et une vie dans l'au-delà, mais il est néanmoins très
frappant que tout cela soit exactement ce que nous ne pouvons pas
manquer
de nous souhaiter. Et il serait encore plus singulier que nos ancêtres,
dans leur misère, leur ignorance, leur manque de liberté, aient
réussi à résoudre toutes ces difficiles énigmes du monde. » Freud, L'Avenir d’une illusion (1927). Analyse : Les idées religieuses, celles
qui sont crues, sont des illusions. La question que se pose Freud
est celle de savoir d’où nous viennent les idées religieuses, quelle
est l’origine psychologique des représentations religieuses. Les dogmes ne sont pas issus de
l’expérience, ni de la réflexion. Ils sont des illusions. Qu’est-ce qu’une
illusion ? Une illusion, c’est le fait de
prendre ses désirs pour des réalités, c’est tenir pour vrai quelque
chose que nous
souhaitons seulement parce que nous le souhaitons. Dans l’illusion,
nous
faisons abstraction de notre rapport à la réalité effective.
Exemple : Christophe Colomb a l’illusion
d’avoir découvert une nouvelle route vers les Indes. L’illusion est donc à distinguer
de l’erreur qui consiste à prendre le vrai pour le faux ou le faux pour
le vrai. Il résulte de cela
que : -
les illusions peuvent être source d’erreurs. Mais
elles ne se réduisent pas à être des erreurs elles-mêmes compte tenu du
rôle joué par le désir dans l’illusion. -
Les illusions ne sont pas cependant toutes des
erreurs : il est en effet possible que les choses soient en
effet telles qu’on les souhaite. Toutes les illusions ne sont pas
irréalisables ou en contradiction avec la réalité. Exemple de Freud :
une jeune fille peut croire qu’un prince charmant va l’épouser. La
chose s’étant déjà produite, il est possible qu’elle se reproduise. Rq : Corriger une erreur
exige de corriger notre méthode d’accès à la réalité et/ou celle par
laquelle on produit des énoncés. L’erreur est d’origine logique et
méthodologique. Vaincre une illusion n’est possible que si on parvient
à identifier puis à vaincre ou à faire taire les désirs qui en sont à
l’origine pour libérer notre rapport à la réalité de l’écran de
l’illusion. Vaincre une illusion suppose de ne plus être la dupe de
soi-même. Rien n’est plus difficile puisque justement on ne sait pas
qu’on est dupé lorsqu’on l’est. Quels sont les désirs qui
provoquent les
illusions religieuses ? Le désir majeur est le désir
d’être protégé contre les dangers de la vie, de trouver une réponse à
notre détresse, notre petitesse et notre impuissance.
Associé à ce désir, le désir de justice et le désir
d’avoir des réponses aux questions énigmes que Kant
appelle les questions métaphysiques. Ces réponses dérivent des
croyances religieuses. Quelle est la forme prise par
l’illusion religieuse ? La réponse apportée à ces désirs
prend une forme qui elle-même est constituée dans le psychisme au cours
de l’enfance. Les illusions religieuses reproduisent le rapport
enfant/père à une autre échelle pour répondre aux mêmes types de
besoins que ceux de l’enfant mais à l’âge adulte. Les illusions religieuses ont
donc une double origine : la détresse humaine liée à notre
impuissance et la réponse à la détresse infantile apportée par la
protection et l’amour du père. Que peut-on en conclure à propos
de la vérité des croyances religieuses en tant qu’illusions ? En tant qu’illusions, il est
aussi impossible de les démontrer que de les réfuter. On ne peut pas
établir qu’elles sont vraies dans la mesure où elles échappent à toute
possibilité de démonstration rationnelle. Etant indémontrables, on
n’est pas obligé d’y croire. Mais on ne peut pas les réfuter non plus,
faute d’avoir sur toutes les questions abordées par la religion des
connaissances suffisantes.
Est-ce à dire que Freud est
agnostique ?
C’est ce qu’il semble dire, dans la mesure même où en tant
qu’illusions, on ne peut pas se prononcer sur leur valeur de vérité.
Mais précisément parce qu’il s’agit d’illusion, on peut soutenir qu’il
est bien peu probable que ces croyances aient quelque chose de vrai.
Qu’on ait envie d’y croire indique précisément que les croyances
correspondent à nos souhaits, à nos désirs et donc qu’il serait plus
prudent de ne pas y accorder trop de créance. C’est trop beau pour être
vrai, c’est trop beau pour ne pas avoir été le fruit de notre désir.
L’agnosticisme affiché est donc bien plutôt de
l’ordre de l’athéisme : dévoiler l’origine psychologique des
croyances, c’est en même temps se prononcer sur leur valeur de vérité. Commentaire : Cette explication des motifs
psychologiques de
la croyance indique en quoi si l’homme n’est peut-être pas religieux
par nature, il est néanmoins disposé à le devenir par le sentiment de
sa finitude, de sa relativité radicales et par le
fait que tout homme a d’abord été enfant. Ce qui permet d’expliquer
l’universalité du phénomène religieux, sans en tirer de
conséquence en faveur de la vérité des croyances. A ce sujet, insister comme le
fait Pascal sur notre misère, notre impuissance et
notre ignorance, est révélateur de la nature du ressort psychologique
de la vie religieuse : la conscience aigue de notre misère
peut trouver dans les croyances religieuses une
consolation (qui n’est pas sans prix) par le fait qu’elles nous font
imaginairement
sortir de la détresse où nous plonge la conscience de notre
misère. C’est bien pour cela que Pascal n’a pas de
mots assez
durs pour qualifier tous ceux qui s’accommodent tant bien que mal de
cette
misère. Ils ne sont en effet pas susceptibles de céder à
l’illusion religieuse qu’il défend. Cela explique aussi que toute
religion prête en tant que telle et même si elle s’en défend à la superstition et
à la magie : les motifs psychologiques, politiques
et sociaux qui déterminent l’adhésion aux croyances religieuses
impliquent l’espoir d’une intervention divine ici-bas ou dans
l’au-delà, visant à mettre fin à la détresse, à l’impuissance, à
l’injustice, à notre misère, qu’on pense obtenir par le respect
des rites et par la moralité.
B
) La croyance comme protestation morale contre l’ordre injuste du monde. « La misère religieuse est tout
à la fois l'expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La
religion est le soupir de la créature tourmentée, l'âme
d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit de situations
dépourvues d'esprit. Elle est l'opium du peuple. Nier la religion, ce bonheur
illusoire du peuple, c’est exiger son bonheur réel. Exiger qu’il abandonne
toute illusion sur son état, c’est exiger qu’il renonce à un état qui a
besoin d’illusions.
La critique de la religion contient en germe la critique de la vallée des larmes, dont l'auréole est la religion. » Karl Marx, Critique de la philosophie du
droit de Hegel (1844). Le point de vue de Marx
est un point de
vue politique et social : il analyse la religion non comme un
phénomène social et psychologique isolé, mais comme un fait social
solidaire du monde dans lequel les hommes vivent.
Cette misère est à la fois l’expression
et la protestation contre la misère réelle. La
misère réelle, c’est la misère créée par l’ordre politique et social en
tant qu’il est injuste, qu’il condamne un grand nombre à la pauvreté,
indépendamment de leurs mérites et aux mépris
de leur dignité. La religion en est l’expression
au sens où sans cette misère réelle, il n’y aurait pas de croyances
religieuses dans la mesure où elles s’enracinent dans cette misère.
Mais elle est aussi une protestation morale contre
cette misère précisément en cela qu’elle donne l’espoir de la voir
cesser, non pas par une transformation politique et sociale, mais par
l’espoir d’un triomphe surnaturel de la justice, soit providentiel,
soit post mortem. Elle donne de la sorte un sens
spirituel, métaphysique et une intelligibilité au monde : elle
sanctifie la souffrance, en fait un moyen d’accès au bonheur éternel,
donne des explications à l’ordre du monde, préserve le sentiment d’une
dignité, mais pas matérielle et sociale, d’une dignité en tant que
créateur de Dieu. Mais, de la sorte, elle est l’opium
du peuple, c’est-à-dire un narcotique qui rend supportable
l’insupportable. Elle procure un bonheur illusoire, comme une drogue. Conséquence : elle est un des
éléments qui joue en faveur du maintien de l’ordre politique et social
sans lequel elle ne serait pas née. La religion en étant une
protestation imaginaire contre le monde favorise son existence réelle.
Elle est objectivement complice du monde contre lequel elle proteste
par des croyances et des illusions. En ce sens, elle est un des
éléments de que Marx appelle l’idéologie (ou super
structure), à savoir un ensemble de représentations admises par tous
qui concourent à justifier un état de fait politique et social afin
d’en
assurer la persistance. Mais la religion, à la différence des
idéologies politiques, ne remplit ce rôle qu’en proposant une
protestation contre ce monde, mais une protestation qui n’a pas de
conséquences
politiques et sociales (autres que la charité). C’est pourquoi la lutte contre
les illusions religieuses ne peut pas être une lutte intellectuelle
contre la misère religieuse, mais une lutte politique contre un monde
qui contraint ceux qui en sont les victimes à se réfugier dans les
illusions religieuses pour supporter leur situation. Mettre fin aux
illusions religieuses n’est possible que si d’abord on met fin à la
situation qui crée le
besoin de religion, le besoin de consolations imaginaires. En clair, il
n’est
pas possible de mettre fin à la religion sans avoir au préalable fait
la révolution. La critique de la religion débouche
sur une critique de l’ordre politique et le succès de cette critique de
la religion (c’est-à-dire la suppression des illusions religieuses)
passe par le succès du projet de transformation politique du monde. C’est la fonction sociale et
politique de la religion qui donne ici la clé de la croyance :
on ne croit pas parce que c’est vrai, mais parce que la croyance rend
supportable sa situation. La religion répond à un besoin de croire qui
lui-même provient de la misère réelle. Sans
elle, la misère religieuse apparaîtrait telle
qu’elle est :
comme un tissu d’inepties. Conclusions L’illusion. Le point commun à l’ensemble des
analyses, c’est l’idée que les croyances religieuses sont avant tout
des illusions qui ont une valeur consolatrice. Car, ce qui fait scandale dans
la religion, ce
ne sont pas ses erreurs (tout discours est sujet à l’erreur), mais la
persistance dans l’erreur, l’entêtement dans l’erreur, la défense
éperdue de ses propres erreurs par la religion. C’est ce besoin
d’erreur qui étonne. C’est pour cela que les
critiques rationnelles des croyances religieuses elles-mêmes sont sans
effet. Ces croyances offrent des contenus, des points de fixation, des
objectivations, des référents pour nos désirs et nos sentiments qui ne
sont pas eux-mêmes concernés
par les critiques. Se demander s’il est raisonnable de croire, si la
raison
peut cautionner la croyance ou doit la rejeter, c’est se poser des
questions
en termes inadéquats : la croyance en laquelle le sentiment de
notre misère et nos désirs s’incarnent est étrangère au vrai et au
faux. On ne réfute pas un sentiment ou un désir. Croyance
religieuse et vérité. Toutes les critiques développées
à partir de l’idée d’illusion consistent à montrer que les croyances
religieuses répondent à un besoin ou à un désir. Elles consistent donc
toute à mettre en lumière la fonction psychologique
et/ou sociale de la religion et à poser cette fonction comme ce qui
détermine l’adhésion aux
croyances. Rq : découvrir la fonction d’une
chose ne révèle pas toujours son origine, la fonction d’une chose
pouvant être inventée après la chose elle-même. Ce qui veut dire qu’il
faut distinguer l’origine historique de la religion des causes de
l’adhésion ultérieure, c’est-à-dire de la fonction qu’elle remplit.
Qu’on croie parce que cela soulage ne dit pas toujours grand-chose des
conditions d’élaboration historique des croyances. Si le besoin
s’empare de l’outil dont elle a besoin, ce n’est pas toujours la
fonction qui crée l’organe. Pour ce qui est de la vérité des
croyances, une fois identifiée la fonction qu’elles remplissent et donc
le fait qu’elles sont des illusions (précisément en cela que l’adhésion
est déterminée par le rôle consolateur qu’elles jouent), on pourrait
soutenir alors que si les croyances religieuses sont en effet adoptées
pour de mauvaises raisons, cela laisse ouverte la question de savoir si
elles sont vraies ou pas. Car qu’on y croie pour de mauvaises raisons
n’implique pas nécessairement qu’elles soient fausses. Ce que Freud
reconnaît d’ailleurs. C’est le propre de
la croyance de tenir pour vraie une idée sans savoir si elle l’est,
mais sans qu’on puisse toujours savoir qu’elle ne l’est pas. Faut-il
alors s’en tenir à une position agnostique ? Non répondent Freud,
Nietzsche et Marx. Les
motifs de la croyance indiquent qu’ils ont bien plus à
voir avec notre misère qu’avec les contenus même des croyances.
C’est en ce sens que dénoncer les croyances comme des illusions et
non comme des erreurs fait pencher l’agnosticisme initial en athéisme.
Si on se contentait de parler d’erreurs, on ne pourrait pas réfuter
toutes les croyances dans la mesure où en ce qui concerne les questions
religieuses, on ne peut pas avoir de connaissance assurée (parce que
les objets de la croyance sont hors de portée de l’expérience). Mais
parler des croyances religieuses comme d’illusions consolatrices permet
d’affirmer qu’il est bien peu probable qu’elles contiennent quelque
chose de vrai et sans avoir pour cela besoin de connaissance que nous
n’avons pas, précisément parce que le mécanisme de l’illusion implique
que les croyances répondent à un désir ou à un besoin qui est tout
humain, qui nous est entièrement relatif et qui n’a besoin de rien
d’autre pour être expliqué. Croire est si facilement explicable par ce
que nous sommes qu’il y a vraiment très peu de chance pour que ce en
quoi on croit soit vrai. La religion est trop semblable
aux beaux récits auxquels on adhère pour être autre chose qu’une
fiction. Leur pouvoir commun de séduction tient à ce que sans être
franchement
trop beaux pour être crus, ils accordent une certaine place au
tragique,
mais en le domestiquant assez pour qu’on ait envie d’y croire. La conséquence est qu’en tant
qu’illusion, il serait bien téméraire de leur accorder le moindre
crédit. L’analyse de l’origine psychologique ou sociale et politique
des croyances religieuses conduit à la réfutation des
croyances : leur motif subjectif les réfute dans leur contenu.
On croit parce qu’on en a besoin et non parce que c’est vrai. Mais cette réfutation du contenu
des croyances
ne joue pas comme la simple réfutation d’une erreur. La mise à
jour des motifs de la croyance en tant qu’illusion implique une
critique
des conditions d’émergence des illusions religieuses. On ne réfute
pas une illusion comme on réfute une erreur : pour mettre fin
à une illusion, il faut que les désirs qui la font naître
soient vaincus ou rendus muets.
Un monde sans religion est-il
possible ? Comme Marx
le dit et Freud également, mais dans une moindre
mesure, la critique de la religion ne peut aboutir à
une élimination de la religion que si le besoin de croire, provoqué
par le désir de voir la justice triompher de l’injustice du monde
est lui-même éliminé. Et c’est là que les analyses
de Freud, de Nietzsche et de Marx
divergent. Si pour Marx, c’est par la révolution
qui instaurerait un monde juste qu’il serait possible d’éliminer la
religion, dans la
mesure où elle est selon lui solidaire de l’injustice de l’ordre
politique
et social du monde, pour Freud et Nietzsche,
une telle solution,
si tant est qu’elle ne crée pas de nouvelles injustices, ne saurait
mettre fin au tragique de l’existence, à notre foncière impuissance,
à notre misère comme le dit Pascal. Freud
dit
clairement qu’aucune culture, aussi parfaite qu’on l’imagine, ne
pourrait garantir à tous un bonheur terrestre qui pourrait rendre
vaines les illusions d’un bonheur supra terrestre. De même, pour Nietzsche :
nous avons besoin d’illusions pour vivre, l’illusion est vitale.
Dans ces conditions, même si Freud
et Nietzsche envisagent l’existence d’une monde qui
pourraient se passer de religions ou de certaines d’entre elles (par
l’accroissement du niveau général de connaissance en tant que condition
de l’acquisition d’une maturité psychologique suffisante pour ne pas
céder à l’illusion religieuse pour Freud, par une
transvaluation des valeurs qui permettrait la promotion
de types d’hommes chez lesquels ce n’est pas la maladie, l’incapacité à
s’affirmer et à affirmer le devenir qui détermineraient leur façon de
penser et d’agir pour Nietzsche), l’un comme
l’autre,
prenant acte du tragique indépassable de l’existence, portent des
jugements finalement plutôt inattendus sur les illusions religieuses.
Au total, s’ils les condamnent en tant qu’illusion, c’est-à-dire du
point de vue de la vérité, ils reconnaissent leur utilité du point de
vue de la vie. Pour Freud, les illusions
religieuses, en
tant que névroses universelles, dispensent les individus de développer
des névroses individuelles qui pourraient être pires et pour Nietzsche,
l’idéal ascétique, c’est-à-dire le rapport à la vie
dominé par la souffrance et l’impuissance, source des illusions
religieuses propres aux religions monothéistes, permet malgré tout
d’affirmer la vie en lui donnant un sens et une valeur dont la
privation serait insupportable.
Qui plus est, pour Nietzsche, il
n’est pas vraiment
question d’éliminer la religion en tant que telle, mais bien plutôt
celles qui naissent de la seule impuissance. En effet, pour lui, toutes
les
croyances religieuses ne naissent pas de la même façon :
elles naissent soit de notre misère et de la négation de soi
dans l’affirmation d’un être en tout point contraire à nous
(Dieu des Chrétiens), ou d’une affirmation de soi, d’une divinisation
de soi (Dieux des polythéismes par exemples en tant que figures
divinisées
d’ancêtres ou de types humains nobles et valeureux).
Sans aucun doute, mais pour reprendre l’analyse de Nietzsche
sur la double origine des Dieux, le sacré posé en dehors des religions
instituées est plutôt de l’ordre de l’affirmation de
soi à travers ce qui est sacralisé que de la négation de soi. Même si
là aussi notre impuissance joue de telle sorte que cette religiosité
n’est pas exempte de dévalorisation sanctifiante de soi. Placer sa foi
dans la vie ou dans la révolution, ou dans la beauté éternelle de la
nature ou des femmes, c’est un acte qui
s’enracine dans sa propre détresse ou le sentiment de son
insignifiance, de sa radicale relativité, transfigurés par le contact,
le soin
qu’on leur apporte. On est ainsi écrasé et élevé par la reconnaissance
du sacré.
Troisième
partie. Religion
et morale. Historiquement mais aussi de
manière spontanée,
on associe les religions à la morale. On parle de morale religieuse,
on estime qu’on est d’autant plus moral qu’on est croyant. La morale peut-elle exister en
dehors de toute référence religieuse ou est-elle nécessairement fondée
sur elles ? La moralité des hommes dépend-elle de leur
religiosité ou leur religiosité n’est-elle pas la cause de leur
immoralité (auquel cas la moralité ne peut ni ne doit dépendre
d’elle) ? I)
Est-on d’autant plus moral qu’on est d’autant plus croyant ?
On peut soutenir que la morale
est liée à la religion lorsque les préceptes moraux sont tenus pour
des commandements sacrés et lorsque ces impératifs sont articulés à des
croyances qui sont elles-mêmes en rapport avec la moralité, comme
l’immortalité de l’âme, le paradis ou l’enfer ou la providence divine. Dans ces conditions, la morale
religieuse donne un sens et une motivation religieux aux conduites
morales : si je ne tue pas, ce n’est par respect des autres,
mais pour me conformer à une commandement divin. Et dans ces conditions
également, l’enjeu du respect des lois morales, c’est de gagner par ce
respect le droit d’accéder au bonheur éternel, d’être sauvé. Etre moral
donne à l’homme de bien l’espoir d’un bonheur dont il s’est rendu digne
par sa moralité. Si je ne tue pas, c’est aussi pour sauver mon âme,
pour aller au Paradis. Mais ce n’est pas la moralité comme telle qui
rend heureux : le
bonheur n’est pas la conséquence de la moralité, mais sa récompense.
La moralité ne produit pas le bonheur, mais en rend digne. Dans ces conditions, toute crise
du religieux : perte de la foi, remises en cause des Eglises
et de leur autorité, se traduit par une crise morale :
« Si Dieu n’existe pas, tout est permis. » Dostoïevski. Rq : se désoler de la
perte de tous repères moraux, comme c’est devenu courant, c’est se
désoler de la perte d’une transcendance fondatrice. C’est une plainte
religieuse. Cf. Spinoza : quand on ne sait
plus quoi faire, où aller, comment se conduire, on est souvent prêts à
s’en remettre à quelque chose ou à quelqu’un d’autre pour qu’il assume
à notre place l’acte de la décision. On serait donc d’autant plus
moral qu’on est plus croyant. B)
Objections. Cette façon de penser les
rapports entre la morale et la religion est cependant très
superficielle. Il ne faut en effet pas perdre de vue que la religion se
définit d’abord par le
culte rendu au sacré et à la transcendance qui apparaît à travers le
sacré. La religion privilégie donc le rapport à l’absolu par rapport
aux relations avec les autres hommes.
En somme, il ne faut pas
confondre moralité et piété, la vertu et le sens du devoir
d’un côté et l’observance scrupuleuse de prescriptions exclusivement
religieuses de l’autre. Jeûner ou prier par exemple sont des actes de
piété pas des actes moraux. Or, la pitié ne garantit pas du tout la
moralité : on peut donc être très pieux sans très moral. En conclusion, la religiosité ne
fonde pas nécessairement la moralité.
C) La moralité peut-elle
exister en dehors de toute référence religieuse ?
La confusion entre moralité et
religiosité puis entre piété et moralité s’expliquent par les enjeux
du culte, de la piété et de la moralité (lorsque celle-ci est accomplie
dans une perspective religieuse), à savoir le salut de
son âme, l’accès au Paradis, recevoir la grâce divine, se réincarner
avec un sort plus doux… Or, on peut estimer que cette attente d’une
récompense en échange se services rendus à Dieu n’est pas de l’ordre de
la religiosité authentique, mais de la superstition.
Dans ces conditions, le fait que la religiosité puisse être séparée de
la moralité voire conduire à négliger la morale serait la conséquence
non pas de la religiosité authentique, mais d’une dérive
superstitieuse de la religion. C’est la thèse de Kant.
Pour lui, penser que la morale intègre parmi ses impératifs des devoirs
envers Dieu et pas seulement envers les hommes relève de
ce qu’il appelle un faux-culte et d’une moralité dégradée en
« services de cours ». (L’homme pieux se devrait
alors en effet de flatter Dieu, de se rendre agréable à Dieu, de lui
plaire comme il fallait le faire à la cour avec le Roi pour en recevoir
des faveurs). La morale en tant que telle
dépend de la raison qui formule des impératifs dont
le principe est qu’ils doivent, pour être moraux, avoir une portée
universelle. A savoir : est morale toute règle qui peut valoir
pour tous indépendamment de toute considération d’utilité.
Exemple : je suis dans l’embarras et je pourrais m’en sortir
en faisant une fausse promesse (en mentant
donc). De cette manière, je peux, si bien sûr je ne paye pas
ensuite les conséquences de ma fausse promesse, faire mon bien. Mais
est-ce une bonne chose, est-ce moral de mentir ainsi ? Kant
nous
dit que pour le savoir, il suffit de se demander si on pourrait
admettre sans
contradiction que cette règle de conduite puisse devenir une règle
universelle, c’est-à-dire valable pour tous, les autres autant que
moi ? Ce n’est pas possible, non pas parce que je risquerais
alors d’être
victime à mon tour des mensonges des autres, mais parce que si tout
le monde avait le droit de faire des fausses promesses, c’est le
principe
même de la promesse qui serait détruit. Une telle règle
se contredit elle-même : une promesse est faite pour être
tenue et donc si tout le monde a le droit de ne pas tenir ses
promesses,
alors il n’y a plus aucune promesse possible. Si nous avons tous le
droit
de mentir, plus aucune parole n’a de sens. Rq : On ne voit donc,
l’universalité de la loi morale suppose une égale dignité de tout
homme. La morale n’est pas réservée aux seuls corelégionnaires. Cependant, selon Kant,
si la morale ne dépend pas de la religion, qu’elle y conduit
nécessairement. Si la moralité stricte ne fait pas nécessairement le
bonheur, elle nous en rend digne. Or, pour passer du droit au bonheur
que donne la moralité au bonheur proprement dit (réconciliation qu’il
nomme le Souverain Bien) puisqu’on ne peut pas
compter sur nous pour le réaliser,
on doit supposer qu’il est rendu possible par Dieu
qui lui en a le
pouvoir. Dieu devient ainsi un postulat (une hypothèse nécessaire)
de la raison pratique, c’est-à-dire en somme de la morale. En somme, il est possible de soutenir
que la morale et
la religion peuvent aller de pair, mais à condition de renverser les
rapports entre les deux : non pas faire de la religion le
fondement de
la morale (c’est la raison qui en est le fondement), mais de la
religion le
prolongement de la morale. Il s’agit comme le dit Kant
de poser les
impératifs moraux comme s’ils étaient des
commandements
de Dieu, sachant qu’ils sont d’abord des lois de la raison. De la
sorte,
la religion serait sauvée de toute dérive superstitieuse et
donc ne pourrait pas porter atteinte à la moralité. Cependant, même débarrassée de
tout calcul superstitieux, la morale reste liée au bonheur en rapport
avec l’intervention de Dieu. Ce qui signifie que le risque et la
tentation d’une moralité, qui sans intégrer de devoirs envers Dieu
lui-même, vise cependant son propre salut. Les devoirs moraux envers
les autres sont travaillés par un espoir personnel de salut qui peut en
corrompre le sens. 2) La morale sans la religion.
Et indépendamment de tout recours à la raison, qui
peut finir par être elle-même sacralisée comme productrices de lois
universelles, cela signifie qu’il
faut assumer l’immanence radicale des normes morales. Comme le soutient
Sartre, l’absence de Dieu implique qu’il n’y a
pas de normes ou
de valeurs absolues sur lesquels régler notre conduite. C’est à nous de
les produire. Conformément à ce que dit Dostoïevski,
si Dieu n’existe pas, alors tout est permis, mais dans les limites que
nous nous fixons nous-mêmes collectivement. Dans cette perspective, on
peut fonder les règles morales sur des impératifs sociopolitiques (le
vivre-ensemble), ce qui produit un basculement de la morale de la
religion vers la politique, qui conduit à la politisation de la morale.
D) La question du bonheur.
Ce qui est en jeu dans les rapports entre morale et
religion, c’est la question du bonheur : sa nature et le moyen
d’y accéder.
Si prenant acte du tragique de l’existence,
c’est-à-dire donc de la difficulté d’être heureux, on pense que le
bonheur n’est pas de ce monde ou qu’il est impossible d’être heureux
sans une intervention divine, un deus ex machina,
alors le bonheur qu’on envisage est nécessairement tributaire de Dieu,
donc du culte et de la moralité.
Si on ne croit pas qu’il y ait quelque chose à
attendre de Dieu, alors la morale ne peut viser à se rendre digne
d’être heureux dans l’attente d’une intervention divine, mais à assurer
les conditions sociales et politiques d’un bonheur que chacun a à
construire, c’est-à-dire la paix civile. Ce n’est qu’une
fois la morale débarrassée de la fonction de nous rendre heureux
qu’elle peut se libérer de toute tutelle religieuse et être une morale
authentique, c’est-à-dire formuler les devoirs et les droits de chacun
en vue d’établir les
conditions d’un vivre-ensemble pacifique. Que cette paix civile offre à
tous les conditions de son bonheur ne signifie cependant pas que la
moralité de tous fera le bonheur de tous. Le bonheur est une affaire de
chance (bonheur signifie bonne rencontre) et de talent, d’organisation
politique et sociale, pas de moralité. |