C ) Le travail comme fait social et technique : la cause de nos malheurs?
        1 ) Le travail est-il servile?
Est-il exact de soutenir que les besoins, le travail et la collaboration entre les individus dans le cadre de la division sociale du travail est à l’origine de la vie sociale? L’existence de relation de pouvoir au sein de la vie sociale et du travail lui-même n’indique-t-elle pas au contraire que ce qui est premier ou fondateur, ce sont les relations de pouvoir et que le travail et son organisation selon la division sociale du travail une conséquence des rapports de pouvoir entre les individus? Le travail n’est-il pas d’abord une activité servile en ce sens qu’il est toujours le lot de l’esclave, de celui qui dans les relations de pouvoir qui tissent la vie sociale se trouve soumis à son exercice? Le travail n’est-il pas une activité si pénible au fond qu’on la confie à ceux auxquels on a le pouvoir de l’imposer? 

Il nous faut donc envisager une autre genèse de la vie sociale, une genèse qui pose la prééminence des relations de pouvoir sur le travail. 


 
          a ) Maître et esclave.
La dialectique du maître et de l’esclave, Hegel, La phénoménologie de l’esprit

1- L’homme se distingue de l’animal en ce qu’il a une conscience, qu’il appartient non seulement à la nature mais aussi à l’esprit. 

2 - Cela se manifeste par une différence qui porte d’abord sur le désir, sur l’objet du désir chez l’animal et chez l’homme. 

- Le désir animal porte sur des objets à consommer. 

- Chez les humains, le désir a deux objets : les objets à consommer puisque les hommes sont aussi animaux, mais surtout il porte sur un autre désir. Le propre du désir humain, c’est de porter sur un autre désir, c’est-à-dire que l’homme désire non seulement des choses, mais il désire être désiré. 

Ainsi par exemple, on ne peut pas réduire l’amour ou le désir amoureux à un désir qui n’a que le corps de l’autre comme objet et le plaisir pour but, il est surtout désir d’être désiré par l’autre. Aimer, c’est aussi désirer être désiré. D’où la séduction qui est l’activité par laquelle celui qui désire cherche à se faire désirer et, ce qui est plus, à faire désirer par l’autre son propre désir. On désire que l’autre nous désire, c’est-à-dire qu’il désire notre désir. 

Mais, pour l’essentiel, le désir comme désir d’être désiré se manifeste par le désir d’être reconnu par un autre. Etre désiré par un autre, c’est d’abord être reconnu par lui comme être humain au lieu d’être tenu pour une chose ou un animal, comme une personne au lieu d’être un simple individu quelconque, comme un être doué de certains mérites au lieu d’être quelconque, sans intérêt... Ce qui nous désirons, parce que le sentiment ou l’idée de notre propre existence ou de nos propres mérites ne suffit jamais à donner à la conscience que l’on a de soi toute la consistance, l’objectivité que l’on souhaite, c’est que les autres reconnaissent notre existence, nos mérites par leur attention, leur estime, leur affection, leurs jugements... Sans cette reconnaissance, je ne suis jamais sûr d’avoir raison de m’accorder ce que je m’accorde, jusqu’à mon existence. Celui qui n’est reconnu par personne peut se croire fou ou même se persuader qu’il n’existe pas. 


 
3 - Seulement, et c’est tout le problème, le plus souvent, cette reconnaissance n’est pas spontanée. Il ne suffit pas de croiser quelqu’un dans la rue pour reconnaître en lui un être qui a certains mérites, qui vaut attention ou affection... Etre reconnu ne va pas de soi, il faut obtenir cette reconnaissance, la mériter, l’arracher au besoin à l’autre. Pour être valorisé par les autres, il est nécessaire de faire valoir ses mérites auprès d’eux. 

4 - Or, réduire à son expression la plus primitive historiquement et psychologiquement, ce désir de reconnaissance se manifeste sous la forme du conflit, du combat. C’est par le conflit que l’on cherche à obtenir la reconnaissance des autres. Mais, il ne s’agit pas de l’obtenir en forçant l’autre à nous reconnaître par la violence, cela n’est pas possible et même, c’est contraire à l’effet recherché dans la mesure où il est difficile d’estimer quelqu’un qui fait usage de la violence à notre égard. 

Où peut conduire ce combat et quel sens a-t-il? Comment peut-il permettre la reconnaissance? 

Sous sa forme brute, ce combat est un combat à mort qui peut donc conduire à la mort de l’un ou l’autre des protagonistes ou des deux protagonistes. Mais il peut aussi se conclure par l’absence d’issue claire ou par la victoire de l’un sur l’autre. 

A quelles conditions l’un d’eux l’emporte sur l’autre? 

A condition que l’un d’entre eux décide de se rendre, de renoncer, d’abandonner le combat. Pourquoi le fait-il? Parce qu’il a peur de l’issue du combat, parce qu’il a peur de mourir. En cela, il est proche de l’animalité qui se définit par l’affirmation de la vie en toute circonstances. L’animalité ignore la négation de soi, le suicide. 

Ou, ce qui revient au même, à condition que l’un d’entre eux manifeste qu’il n’a pas peur de la mort, qu’il est prêt à aller jusqu’au bout, en connaissance de cause, qu’il est prêt à prendre le risque de mourir plutôt que de se rendre, d’abandonner. Celui-là à dépasser le désir animal qui est désire de vivre, il s’est affirmé comme être capable de renoncer à la vie plutôt qu’à la reconnaissance. Or, en faisant cela, en dépassant la peur de la mort, le désir de vivre, il a montré son courage, son appartenance à la vie spirituelle, à une autre vie que la vie animale. En faisant cela, il s’est montré digne d’être estimé, reconnu. De sorte qu’il n’est pas seulement vainqueur d’un combat, il est aussi digne d’être reconnu par celui qu’il a vaincu. Non en tant que victorieux, mais en tant qu’il a bravé la peur de la mort, en tant que courageux. 

5 - Conséquences? 

Le vainqueur obtient du vaincu la reconnaissance qu’il cherchait. C’est le fruit de sa victoire. En revanche le vaincu, parce qu’il a eu peur de la mort n’a pas la reconnaissance du vainqueur. Il devient l’esclave du vainqueur. L’issue du combat est donc une reconnaissance unilatérale et l’asservissement du vaincu. 

Le désir de reconnaissance, qui a conduit au combat, se traduit finalement par la création d’un rapport hiérarchique entre un maître et son esclave que le maître fait travailler pour lui. Ce qui est premier, c’est une vie sociale hiérarchisée, faite de la domination des uns sur les autres qui se traduit par la mise au travail forcée de ceux qui sont dominés socialement et souvent aussi politiquement. La vie sociale précède et détermine l’existence du travail. 

Platon disait que c’était le besoin des autres et nos besoins naturels qui déterminaient l’origine de la Cité, mais en accordant à la satisfaction des besoins la priorité sur le besoin de vivre en compagnie des autres. Si par besoin de vivre avec les autres on entend la besoin d’être reconnu par eux et qu’on lui accorde la priorité, alors la vie sociale, comprise comme de l’ordre du conflit et de la domination précède et détermine l’organisation sociale du travail. 

Qu’est-ce que tout cela signifie? Que la division sociale du travail n’existe pas? Non, elle existe, mais elle n’est peut-être pas le fruit d’une décision collective prise par tous ceux qui travaillent, mais une forme d’organisation sociale du travail imposée par ceux qui dominent socialement et politiquement. En somme la division sociale du travail pourrait bien être l’effet d’une organisation et d’une distribution sociales des travaux par ceux qui dominent et qui s’accordent à eux-mêmes soit les travaux les plus gratifiants, comme les travaux de direction ou qui se dispensent de travailler. L’idée selon laquelle les travaux seraient attribués selon les aptitudes et les compétences serait alors en réalité partiellement inexacte : la distribution des travaux se ferait aussi en fonction de critères sociaux. De sorte qu’un être compétent ou doué mais soumis exercera une activité laborieuse sans rapport avec ses mérites et inversement. 

RQ : Ce qui conduit bien à l’idée selon laquelle la division sociale du travail est en fait une division technique du travail dans la mesure où elle est une organisation sociale du travail qui permet d’optimiser la production et donc de produire plus que ce qui est nécessaire à la subsistance de ceux qui sont les seuls à travailler. Il s’agirait d’un procédé par lequel ceux qui ont le pouvoir assurent leur propre subsistance sans avoir à travailler. 

Mettons cette idée à l’épreuve des faits, de l’histoire. Qu’observe-t-on? Qu’on retrouve effectivement cette hiérarchie sociale en laquelle ceux qui disposent d’un pouvoir quelconque ne travaillent pas tandis que ceux qui leur sont soumis travaillent pour eux-mêmes et pour ceux qui les dominent. 


 
            b ) Les modes de production.
Que l’idée tirée de la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel selon laquelle la hiérarchie sociale précède et détermine l’organisation et la distribution des travaux coïncide parfaitement avec le monde antique, monde où les travaux sont effectivement confiés aux esclaves tandis que les hommes libres, pour ce qui concernent les aristocrates au moins ne travaillaient pas, cela ne doit pas nous étonner, puisque ce passage de la Phéno fait implicitement référence à cette époque. Mais pour le reste, qu’en est-il? 

Marx et Engels, Le manifeste du parti communiste.

Historiquement, différents modes de productions se sont succédés dans le cadre de la société marchande, instaurant des rapports de production correspondant : le mode de production antique, esclavagiste qui oppose les hommes libres qui pour l’essentiel ne travaillent pas et les esclaves qui travaillent ; le mode de production féodal, qui repose sur le servage et qui oppose les nobles et le clergé qui ne travaillent pas aux serfs qui travaillent et font vivre ceux qui ne travaillent pas ; enfin le mode de production capitaliste, celui que nous connaissons encore. 

Il apparaît que les deux premiers modes de production ont instauré des rapports de productions qui illustre l’idée selon laquelle le travail est servile socialement au sens où ce sont ceux qui socialement et économiquement sont dominés qui seuls travaillent et travaillent pour assurer la subsistance de tous, y compris de ceux qui ne travaillent pas. 
 
 

Qu’en est-il du mode de production capitaliste? N’a t-il pas mis fin au caractère servile du travail? Apparemment, c’est le cas : il n’y a plus d’esclaves, ni de serfs. ( encore que cela dépend de l’endroit où on se trouve, il existe encore des esclaves, sous une forme certes assez différentes de celle rencontrée dans l’Antiquité dans la mesure où les individus réduit à l’état d’esclave ne sont pas réellement la propriété d’autres individus, mais ils sont dans une telle situation de dépendance à leur égard, qu’ils sont comme des esclaves.) 

Mais, en quoi au juste consiste le mode de production capitaliste? En quoi se distingue-t-il des autres modes de production? Comparons le au mode de production artisanal, toujours plus ou moins présent dans la société marchande quoiqu’il ne soit jamais dominant. 

Ce qui caractérise le mode de production artisanal, c’est que l’artisan, c’est-à-dire celui qui travaille, est le propriétaire à la fois de l’ensemble des moyens de production et du produit de son travail. A ce titre, il peut organiser son travail comme il l’entend. Il est le maître de son travail. 

Par comparaison, le mode de production capitaliste présente les traits exactement inverse : celui qui travaille ne dispose pas des moyens de production, du produit de son travail et n’organise pas son travail comme il le souhaite. 

En somme, ce qui caractérise en propre ce mode de production, c’est la séparation entre le capital et le travail : il y a d’un côté ceux qui dispose du capital et de l’autre ceux qui sont disposés à travailler. 

Le capital, un capital, c’est une forte somme d’argent investie dans des moyens de production ( outils, machines, locaux...), des matières premières ou n’importe quelle chose à transformer sous une forme ou sous une autre par du travail et qui sert au moins au début à rémunérer des salariés. 

Le travail, c’est celui que peut effectuer un individu grâce à ses aptitudes physiques ou ses compétences acquises. Il ne dispose que de cette aptitude au travail, c’est-à-dire d’une force de travail qui peut être utilisée pour effectuer te ou tel travail. 

Cela signifie qu’avec le mode de production capitaliste va apparaître un marché d’un nouveau genre, un marché sur lequel on n’échange pas des biens ou des services contre d’autres biens ou d’autres services ou contre de l’argent, mais un marché sur lequel des travailleurs vendent leur force de travail contre un salaire, avec lequel le salarié va pouvoir subvenir à ses besoins : le marché du travail. 

Historiquement, la séparation du capital et du travail, l’apparition d’un marché du travail date de la fin du 17ième siècle et n’a fait que gagner petit à petit l’ensemble des activités économiques depuis. 

Mais, tous les secteurs de l’économie ne sont pas concernés : pas les travailleurs indépendants ou les professions libérales, pas les artisans ou les commerçants indépendants, pas les agriculteurs qui ne sont pas salariés agricoles. Mais dans tous ces secteurs, le salariat est présent : grande distribution, entreprises agricoles avec des salariés saisonniers ou non, cabinets médicaux ou d’avocats , médecine publique... 

Outre cet aspect, par quoi va se manifester le mode de production capitaliste? Par l’apparition d’une nouvelle forme d’organisation du travail qu’on appelle la division technique du travail. 

En somme, ce qui caractérise le mode de production capitaliste, c’est-à-dire la séparation du capital et du travail, c’est d’une part le salariat et d’autre part la division technique du travail. Ce sont ces deux aspects de ce mode de production qu’il faut examiner pour savoir si ce mode de production a mis fin à la servitude du travail ou si au contraire, cette servitude existe toujours sous d’autres formes. 


 
        2 ) Le salariat et la division technique du travail : facteurs d'aliénation?
          a ) La division technique du travail
En quoi consiste la division technique du travail? Pour commencer, il faut préciser qu’elle ne remplace pas la division sociale de travail, mais s’y ajoute. Comparons les pour comprendre la première. 

La division sociale du travail repose sur les deux principes suivants : à chaque besoin social correspond un métier et chaque individu n’exerce qu’un seul métier en même temps. Son but est d’assurer à l’échelle de la collectivité ce que l’individu seul ne peut pas réaliser : assurer la subsistance de tous, y compris celle de ceux qui ne travaillent pas. 

La division technique du travail consiste elle à faire collaborer plusieurs personnes dans la production d’un seul et même bien qui correspond à un besoin social déterminé, chacun n’effectuant qu’une partie de la production de ce bien. Ce que la division technique du travail divise, c’est le processus de production, en différentes taches successives et distinctes non pas par la compétence ou le métier de celui qui travaille, mais seulement du point de vue de ce processus productif. 

Il faut observer que la division technique du travail existe aussi en dehors des activités productives, dans les services par exemple. Dans une entreprise de transport, de restauration rapide ou non, dans la distribution, l’enseignement, la gestion d’une entreprise..., on rencontre aussi cette collaboration de plusieurs dans la "production" du service marchand ou non. 

Exemple de division technique du travail. Adam Smith, la fabrique d’épingles. 

On distingue dans le processus de fabrication d’une épingle 18 opérations successives et on confie une ou deux opérations à une seule personne. La production de cette fabrique d’épingle, comparée à une autre qui emploie le même nombre de personnes, mais où on n’a pas divisé le travail de cette manière, c’est-à-dire dans laquelle chacun fait une épingle du début jusqu’à la fin, est mille fois supérieure. La division technique du travail a multiplié par mille la productivité du travail. 

Comment? En supprimant les temps morts entre chaque opération, en accroissant la vitesse d'exécution de chacune d’entre elle grâce leur répétition à l’identique et à l’habilité acquise par elle. 

Cela signifie que la force de travail des individus peut effectuer plus de travail lorsqu’elle est organisée de cette manière que lorsqu’elle ne l’est pas. La puissance productive du travail collectif n’est pas égal à la somme des puissances productives de chacun. 

Quel est le but de cette nouvelle organisation du travail? 

Si la division sociale du travail visait à assurer la subsistance de l’ensemble des individus, la division technique du travail elle ne vise qu’à l’accroissement de la production et de la productivité, donc n’a de sens que par rapport à l’augmentation du profit, c’est-à-dire du rapport entre ce que coûte la production, en moyens de production et en salaire, et ce qu’elle rapporte à celui qui la commande. Dans un premier temps simplement grâce à l’augmentation du volume de la production, pour couvrir une demande plus forte que l’offre, dans un deuxième temps, pour abaisser les coûts de production des biens, afin de gagner de nouvelles parts de marché. Cf : la baisse tendancielle du taux de profit. 

La division technique du travail ne sert qu’à rendre le capital investi le plus productif possible, c’est-à-dire ne sert qu’à faire en sorte qu’il rapporte le plus de profits à celui qui le détient. 

Quelles vont être les conséquences de cette division technique du travail? 

La première, c’est la mécanisation. En effet, la division technique du travail ne se définit pas par l’emploi de machines, d’objets techniques, mais par une certaine organisation du travail qui peut exister sans l’usage de machines ( la manufacture où la division technique du travail est née est l’endroit où on travaille avec ses mains, c’est-à-dire avec des outils et non des machines). C’est bien plutôt la division technique du travail qui va rendre possible l’introduction de machines dans le processus de production de certains biens : l’analyse et la décomposition du processus de production isole des opérations simples qui peuvent être effectuée par des machines. 

Mais, ce n’est pas pour soulager les individus de taches pénibles ou répétitives qu’on introduit des machines dans la production, c’est toujours pour accroître la productivité et le taux de profit : on utilise des machines là où elle permet de produire en valeur plus qu’elle ne coûte elle-même. Il est vrai toutefois que cela soulage malgré tout les individus, mais c’est un des effets heureux de la mécanisation, non son but. 

Rq : Parce qu’il s’agit d’une tendance profonde propre au mode de production capitaliste, c’est-à-dire à la baisse tendancielle du taux de profit, le déséquilibre en l’offre et la demande de travail sur le marché du travail n’est pas de l’ordre de la crise, qui ne peut être qu’un état anormal et passager des différents marchés, mais d’un état durable du mode de production capitaliste. Tout accroissement de la productivité, qui ne s’obtient désormais plus que par la mécanisation des taches productives s’accompagne nécessairement d’une raréfaction de la demande de travail ou de l’offre d’emplois, c’est-à-dire en clair d’un taux de chômage élevé chroniquement. De sorte qu’attendre le retour de la croissance économique, déréguler le marché du travail, faire baisser le coût du travail, c’est-à-dire faire baisser les coûts des produits ou vouloir orienter l’économie vers les services, notamment dits de proximité en rendant solvable des besoins sociaux existants, tout cela, c’est se moquer du monde! 

Cette fois que la division technique du travail, ainsi que la mécanisation ont été défini, il est possible de savoir si le mode de production capitaliste est libérateur pour ceux qui travaillent ou au contraire asservissant de telle sorte que le travail serait une activité servile. 

Les salariés sont-ils libres? 


 
          b ) Les servitudes et les aliénations du travailleur libre.
Certes, les salariés, qu’on appelle aussi les travailleurs libres, n’appartiennent ni à quelqu’un, ni à une terre ou à leur entreprise, ils sont indépendants en ce sens qu’ils ne sont soumis à personne comme à un maître. 

Seulement, puisqu’ils ne disposent que de leur force de travail pour vivre, ils sont obligés de travailler, de vendre leur force de travail pour pouvoir subsister. Leur liberté et leur indépendance est donc pour le moins discutable, puisqu’ils n’ont pas le choix entre travailler et ne pas travailler. 

Par ailleurs, ils ne disposent pas non plus de la possibilité de travailler comme ils le souhaitent, avec qui ils le souhaitent et quand ils le souhaitent: ils sont soumis à des contraintes qui ne tiennent pas à l’existence du travail lui-même ou à la division sociale du travail, mais à des contraintes qui sont déterminées et imposées par ceux qui achètent la force de travail et la font travailler, la consomme, d’une manière déterminée à l’avance. Celui qui vend sa force de travail n’est pas seulement obligé de la vendre s’il veut vivre, il doit aussi se soumettre à l’organisation du travail inventée par ceux qui l’achètent ou par ceux qui sont chargé de l’organiser par ceux qui l’achètent. 

Ce qui signifie que nous retrouvons les relations de pouvoir qui semblaient avoir disparues avec l’apparition du mode de production capitaliste, relation de pouvoir qui oppose ceux qui travaillent à ceux qui achètent la force de travail, relation de pouvoir qui n’existe qu’en vue d’organiser le travail de telle sorte qu’il soit rentable. Le contrat qui lie donc celui qui vend sa force de travail à celui qui l’achète est un contrat par lequel celui qui ne peut pas ne pas la vendre s’il veut vivre doit accepter les conditions techniques dans lesquelles on lui demande de travailler, certes pour gagner sa vie, mais aussi et surtout pour être rentable, efficace, pour accroître le profit. 

Les relations de pouvoirau sein du travail ne sont pas destinées à obtenir les meilleurs conditions possibles pour ceux qui travaillent, ni même à produire de quoi satisfaire l’ensemble des besoins sociaux ou humains, mais visent à tirer le meilleur parti de cette force de travail. 

Quelles sont les conséquences de tout cela sur celui qui travaille? 

Le salariat et la division technique du travail ont pour conséquences en ce qui concerne les individus de remplacer l’exercice d’un métier ou d’une profession par l’exécution d’une tâche. 

Au lieu de produire une oeuvre, ils accomplissent une tâche qui prend place dans un processus de production qui les dépasse, au sens où non seulement ils ne l’ont pas créé mais ils n’en même plus conscience. 

Ils sont par ailleurs forcé d’acquérir des compétences en fonction de la demande de travail plus qu’en fonction de leur goût et de se former dans ce sens, accroître leur compétences seulement parce que leur travail l’exige. De sorte que les individus sont de plus en plus spécialisés et enfermés dans leur spécialité. 

Par ailleurs, ils sont privés de responsabilités : celle d’organiser son travail, d’organiser les contraintes propres au travail pour aménager leurs conditions de travail, celle de garantir la réussite de son travail. Et donc du plaisir ou de la joie de faire quelque chose, d’accomplir quelque chose par soi-même ou avec d’autres. 

Pour ces raisons, l’individu se sent souvent dépossédé de son travail, étranger à son travail parce qu’il ne peut rien y mettre de lui-même, mais n’y fait que ce qu’on lui a demandé de faire. Du coup, les individus, devenus étrangers à ce qu’ils font, n’ont pas conscience de ce qu’ils font, n’ont plus conscience de leur utilité sociale ( donc n’ont pas conscience de la solidarité organique qui les lie aux autres). Ce qui les rend plus ou moins indifférents à ce qu’ils font, les rend passifs, peu soucieux de bien faire. Ce qui en retour se traduit par un exercice plus sévère du pouvoir qui s’exerce sur eux. Comme ils ne travaillent pas de bon coeur, on les soupçonne de vouloir ne rien faire, on les dit paresseux et par conséquent on menace, on fait pression ou on motive avec des carottes... Infantilisation ou instrumentalisation des individus. 

Les individus éprouvent le sentiment de perdre leur dignité de personne, parce qu’ils n’ont plus de responsabilités et la satisfaction d’accomplir une oeuvre et quelque chose d’utile aux autres. 

En somme, on ne travaille plus que pour gagner sa vie, pour consommer en dehors du travail de telle sorte que le travail n’est plus une activité par laquelle les individus peuvent s’accomplir. 

Tout cela s’explique par la division technique du travail parce qu’elle n’a pas pour vocation première l’adaptation de la nature à nos besoins, la satisfaction de l’ensemble des besoins sociaux, mais l’accroissement du taux de profit. 

Le travail qui est une activité qui répond au besoin humain d’activité, d’action et de production, qui est pour l’homme le moyen de s’exprimer, d’exprimer sa puissance, sa maîtrise, son habileté, ses goûts dans les oeuvres qu’il peut produire, qui permet aussi de développer ses facultés, de prendre conscience de son pouvoir sur la nature et sur lui-même, une activité dont on ne se passe pas sans peine, y compris lorsqu’elle est mal rémunérée ou pénible, est devenu avec la division technique du travail une activité dans laquelle les individus perdent le sentiment de leur propre dignité. 

L’ensemble de ces conséquences de la division technique du travail, on a pris l’habitude de les désigner sous le nom d’aliénation, depuis l’analyse qu’en a fait Marx dans un manuscrit qui n’a pas été publié par lui et qu’on désigne sous le nom des Manuscrits de 44

Le mot aliénation vient du latin alien, qui veut dire l’autre, l’étranger. Il a d’abord un sens juridique : aliéner un bien, c’est le vendre ou le céder à quelqu’un d’autre. Il a aussi un sens psychologique : l’aliéné, c’est le fou, celui qui a perdu la raison comme on dit, c’est-à-dire celui qui est étrange, différent, autre, qui est comme dénaturé, c’est-à-dire différent de ce qu’il était et de ce qu’il doit être pour être considéré comme une personne normale. Le fou est aliéné en ce sens qu’il est comme autre que lui-même, étranger à lui-même, à sa nature, à ce qui est dit normal. 

Quel est le rapport entre cela et la division technique du travail? 

Marx explique que le travailleur libre subit trois aliénations. Toutes ont un rapport avec l’idée d’altérité et de perte de soi. 

1 - D’abord, le travailleur est dépossédé des produits de son travail. Marx parle de l’aliénation du produit. On retrouve le sens juridique du mot ici. 

2- Ensuite, celui qui travaille est aliéné par l’organisation du travail. L’organisation du travail n’est pas l’expression d’une décision prise par ceux qui travaillent et collaborent dans la production d’un bien ou d’un service, mais de celui qui achète la force de travail. C’est lui qui dicte les conditions de travail. En cela, comme on l’a vu, ceux qui travaillent sont dépossédés, privés de responsabilités, d’initiatives, de la possibilité de s’exprimer dans ce qu’ils font et dans la manière de le faire. L’organisation du travail, ses conditions, ses fins sont étrangères à ceux qui travaillent. Ce qui signifie qu’ils doivent exercer une activité en laquelle ils ne peuvent se retrouver ou se reconnaître. Ils sont comme étrangers à eux-mêmes. 

Au lieu d’être spontané et autonome, le travail est effectué de manière forcée et hétéronome : il faut obéir à la loi d’un autre, loi en laquelle on ne se reconnaît pas, qu’on ne comprend pas toujours, qui est étrangère à soi en cela qu’on n’en est pas l’auteur et qu’on ne s’y reconnaît pas soi-même. L’individu ne peut donc pas se sentir chez lui, à son aise dans l’effectuation de son travail. 

3 - Aliénation de l’essence de l’homme enfin, dans la mesure où le travail à cause des deux aliénations précédantes est une activité par laquelle au lieu de s’accomplir, de devenir plus humain, l’homme se perd, se dénature, se mutile. ( Devient violent, stressé, agressif, abruti...) Parce qu’on ne peut plus dans ces conditions vivre pour travailler, ou avoir le sentiment de vivre pleinement en travaillant, les hommes travaillent pour vivre, c’est-à-dire pour consommer, ce qui n’est pas une activité particulièrement humanisante ou enrichissante. Comme le dit Marx, les hommes ne se sentent hommes que dans l’animalité : la consommation et la sexualité, tout le reste, c’est du travail et les hommes ne se sentent pas chez eux au travail. 

En conclusion, le mode de production capitaliste n’a pas mis fin au caractère servile du travail dans la mesure où les individus sont forcé de travailler s’ils veulent vivre et de travailler selon des conditions qu’ils n’ont pas choisi et qui n’ont pas été conçues pour leur faciliter la tâche. 

De sorte qu’à cette absence de liberté s’ajoute le caractère aliénant du travail.

Fin

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