- Ne désirons-nous que ce dont nous avons besoin ? -
 
 
 
 Il est courant de distinguer le besoin du désir. En effet, on prête au besoin une nécessité, un caractère  impérieux  relativement à la vie, voire à la survie, qu'on ne reconnaît pas au désir dont les objets sont jugés plus ou moins futiles pour l'existence. Ce qui invite à penser qu’il y a entre l’état de besoin et le désir une différence irréductible. Le besoin serait de l’ordre de la nécessité, tandis que le désir lui serait de l’ordre du superflu ou viserait des fins qui sont très au-delà du nécessaire. On a besoin du nécessaire, on désire le superflu. Toutefois, il est tout aussi courant d'employer indifféremment le mot besoin et le mot désir relativement aux mêmes choses. On peut dire qu'on a besoin de manger, d'apprendre, d'être aimé, de se divertir... , tout comme on peut désirer tout cela. C'est pourquoi il est légitime de se demander si nous ne désirons que ce dont nous avons besoin.
  En d’autres termes, est-ce parce que nous en avons besoin, qu'ils nous sont nécessaires, que nous désirons certains objets ou certaines fins ?
 Il semble que oui, mais alors comment expliquer que certains de nos désirs portent sur des objets qui sont loin de nous être nécessaires ? Ne désirons-nous pas plus de choses que celles qui nous sont absolument indispensables ? Mais, d'un autre côté, est-il possible de désirer quelque chose sans en avoir besoin à un titre quelconque ? Pourrions-nous désirer quelque chose qui ne nous soit utile en rien ?
 Le désir est-il réductible à l'état de besoin dont il serait la manifestation ou n'est-il pas au contraire ce qui engendre l'état de besoin lui-même ? A supposé bien sûr qu'il y ait un rapport entre le désir et le besoin.
 
 

La notion de besoin désigne non pas une chose, mais un état : l'état d’un être auquel il manque quelque chose qui lui est nécessaire. L'état de besoin est un état de manque. Si nous avons besoin de manger et de boire, c'est parce que nous sommes sujets à la faim et à la soif qui sont des états de manque. Or on ne peut manquer de quelque chose que par rapport à un but ou une fin. Ce qui me manque, c'est en effet toujours un moyen grâce auquel je pourrai atteindre une fin précise. A l'inverse, je ne manque de rien lorsque j'ai atteint tous mes buts. Ce qui signifie que lorsqu'on parle des besoins spécifiques de l'homme, on parle de ce qui lui manque en faisant référence, le plus souvent implicitement, à certaines fins par rapport auxquelles il éprouve ces besoins. Quelles sont ces fins ? La survie pour commencer. Si nous avons besoin de boire et de manger, c'est d'abord pour vivre. Est-ce tout ? Non parce que nous avons aussi besoin de choses dont ne dépend pas notre survie, comme vivre dans un certain confort ou avoir des amis. Mais en vue de quoi cela nous est-il nécessaire ? En vue du bien-être et, au-delà, du bonheur. Les fins en fonction desquelles l'état de besoin surgit sont donc à la fois multiples et étagées : elles vont de la simple survie au bonheur. On peut donc définir les besoins de l'homme comme l'ensemble des choses qui, compte tenu de ce qu'il est et de ce qu'il a, lui manquent en vue de fins qui vont de la survie au bonheur. Parce qu'ainsi définis, ils sont encadrés d'un côté par l'homme tel qu'il est et de l'autre par les fins qu'il vise, on a souvent cherché à en dresser la liste, à les distinguer selon différents types et à les hiérarchiser.

A la lumière de cette définition de l'état de besoin, peut-on dire que nous ne désirons que ce dont nous avons besoin ? Mais d'abord, qu'est-ce que le désir ? Il se présente comme un élan, une tendance dont nous avons conscience vers une fin, qu'il s'agisse d'un objet ou d'une activité. Or, tout comme l'état de besoin, c’est aussi en termes de manque et de finalité qu’il est possible de rendre compte de cette tendance. Car, comme le fait Platon dans Le Banquet, on peut définir l'essence du désir comme l’effet d’un manque de quelque chose que je devrais être ou devrais posséder pour être accompli, excellent, donc pour être heureux. Je désire ce qui me manque parce que j’en manque et si j’en manque, c’est non pas simplement parce que je ne possède pas ce qui me manque, mais parce que je devrais le posséder pour être heureux. Si je désire posséder ce que Platon appelle de belles et bonnes choses, comme la santé, la jeunesse, la richesse, la force ou des vertus, c’est parce qu’il me faut les posséder pour être un homme accompli, c'est-à-dire atteindre l’excellence dans l'accomplissement de la fonction que la nature ou la Cité m’ont assigné. Ou, ce qui revient au même ici, pour être heureux, puisque selon Platon, il n’y a pas de bonheur en dehors de l’excellence.
 Puisqu’on peut rendre compte du désir comme du besoin par les notions de manque et de finalité, de moyen manquant dans la poursuite d'une fin et puisqu'il existe une fin commune au désir et au besoin, à savoir le bonheur, on peut en conclure qu’il existe une parenté étroite entre l’état de besoin et celui dans lequel on désire. L’état de besoin et le désir seraient la même chose ou plutôt les deux faces d’une même chose : l’état passif de besoin aurait pour envers dynamique le désir. L’état de besoin qui n’est en effet qu’un état, un état passivement vécu, qui exprime, quelquefois douloureusement, un manque aurait pour envers un désir, déterminé par ce même manque, qui viserait de manière active l'objet ou l'activité qui manque à notre bonheur.

 De là, il faut conclure que nous désirons ce dont nous avons besoin. L’état de besoin est à l’origine d’un désir qui va prendre pour objet le moyen qui nous manque, celui dont précisément nous avons besoin, dans la poursuite de notre fin. L'état de besoin comme privation d'une chose qui manque à notre bonheur valorise en effet cette chose de telle sorte qu'elle en devient l'objet d'un désir. Et ainsi le désir a pour fonction de mettre fin à l’état de besoin. On peut même soutenir, dans cette perspective, que le désir est une création du besoin : puisque le besoin est un état de manque, le combler procure une satisfaction qui pourra faire naître un désir qui visera ce plaisir à travers la satiété. En somme, le désir est subordonné au besoin, il n’existe et ne se manifeste que par rapport à lui et il a pour but de le faire cesser.
 

 Toutefois si nous ne désirons vraiment que ce dont nous avons besoin, pourquoi dit-on qu'il nous arrive de désirer des choses dont nous n'avons pas besoin ? Pourquoi nos désirs sont-ils toujours soupçonner de nous porter au-delà du nécessaire ? 
 

Précisément parce que, comme le soutient Epicure dans la Lettre à Ménécée, si nous désirons spontanément être heureux, nous ne savons pas naturellement de quoi nous avons réellement besoin pour l'être. Aussi avons-nous tendance à nous précipiter sur des objets ou des activités (les plaisirs de la bonne chère ou de la débauche par exemple) dont nous attendons en vain qu'ils nous rendent heureux. C'est pourquoi Epicure distingue les désirs naturels et nécessaires des désirs vains. Sont naturels et nécessaires ceux qu'il faut satisfaire pour être heureux parce que non seulement ils procurent un plaisir, qui pour Epicure est l'essence du bonheur, mais surtout parce que cette satisfaction n'aura pas pour conséquence des déplaisirs plus grands. Les désirs vains sont ceux qu'il ne faut à aucun prix satisfaire si on ne veut pas faire son propre malheur, dans la mesure où ces désirs donnent lieu à des satisfactions dont les conséquences seront désagréables. Sans remettre en cause l'analyse du désir comme effet d'un manque en rapport avec la poursuite d'une fin qui, en dernier lieu, est le bonheur, Epicure montre ainsi que nous ne désirons pas que ce dont nous avons besoin, et même que nous désirons des choses dont nous n'avons pas besoin, qui nous sont nuisibles, précisément parce que nous ne savons pas au juste en quoi consiste le bonheur qu'on désire. Le désir d'être heureux pouvant nous rendre finalement malheureux, il faut apprendre à enfermer le désir dans les bornes du strict nécessaire à un bonheur bien compris. C'est ainsi qu'apparaît un discours éthique sur le désir qui tend à vouloir le régler sur ce qu'on estime avoir vraiment besoin pour être heureux. Ce discours ne consiste pas, comme tant d'autres, à condamner le désir en lui-même, mais suggère qu'il faut le maîtriser pour lui permettre d'atteindre réellement la fin qu'il vise : le bonheur. C'est cette critique éthique du désir par le besoin, inséparable d'une définition du bonheur et de la constitution d'une liste de besoins qui lui correspond, qu'on retrouve dans la condamnation récurrente du luxe ou du consumérisme. (Par exemple chez Rousseau) En somme, il est faux de prétendre que nous désirons ce dont nous avons besoin puisqu'il nous arrive de désirer des choses dont nous n'avons pas besoin en cela qu'elles ne nous rendront pas heureux.
 
 En outre, en critiquant les errances du désir, cette éthique du désir a mis en évidence l'existence de faux besoins, c'est-à-dire d'états de manque de telles ou telles choses jugées futiles ou nuisibles et par conséquent éprouvés à tort ou vainement. Or, parler de faux besoins, de besoins qu'on éprouve à tort, c'est reconnaître qu'on puisse réellement être en manque de choses qui, en fait, ne nous manquent pas puisqu'on n'en a pas besoin pour être heureux. Mais comment peut-on être en manque de quelque chose qui ne nous manque pas réellement ? Comment peut-on avoir besoin de quelque chose dont on n'a pas besoin ? Il n'y a pas d'autre réponse que de dire que c'est le désir qui crée de tels besoins. Je ne désire pas que ce dont j’ai besoin, mais à l’inverse j’ai besoin de ce que je désire parce que je le désire et seulement pour cela. Le désir est premier et c’est par rapport à lui que l’état de besoin surgit. Si j’ai besoin d’être aimé ou reconnu, c’est d’abord parce que je désirais l’être mais que ne l’étant pas ou pas assez, j’ai fini par en avoir besoin. 
Comment du reste expliquer autrement l’existence de besoins dits sociaux, c’est-à-dire de besoins qui nous sont inspirés non pas par notre nature biologique, mais par notre appartenance à la vie sociale et par l’offre d’objets, si ce n’est par le désir de les posséder ? Puisqu’avant qu'ils nous soient proposés, on pouvait vivre sans ces objets, c’est donc que nous n’en avions pas besoin, mais puisqu’une fois qu’ils nous sont présentés, nous nous découvrons le besoin de les posséder, c’est donc que nous les avons désirés de telle sorte qu’on a fini par en avoir besoin. L’état de besoin est l’état dans lequel nous plonge un désir exaspéré, frustré. Et la nécessité impérieuse de faire cesser l’état de besoin est engendrée par la force même du désir insatisfait.
Ce qui signifie donc que décidément nous ne désirons pas ce dont nous avons besoin parce que l'état de besoin procède de désirs insatisfaits de telle sorte que nous avons besoin de ce que nous désirons et non le contraire.

Or soutenir que le désir peut être antérieur à l'état de besoin et l'engendrer, cela revient à renverser point par point la thèse initiale : au lieu que le désir soit l'effet du besoin, c'est cette fois le besoin qui est l'effet du désir : c'est parce qu’on a des désirs qu’on a des besoins, et non l’inverse. C’est parce que je désire être heureux que j’ai des besoins, que j’ai besoin des belles et bonnes choses, dont parle Platon, qui me rendront heureux et non l’inverse. L’état de besoin apparaît ainsi comme la conséquence du désir. Car, toutes les choses dont je dis avoir besoin, je n'en ai besoin que parce que j'attends d'elles qu'elles me rendent heureux. Toutes les belles et bonnes choses, comme la jeunesse, la santé, la richesse, la bonne réputation et les vertus, je pourrais m’en passer si je ne désirais pas le bonheur. Elles ne me sont nécessaires que parce que je désire être heureux. Celui qui, à bout de désir, n'attend plus rien de la vie, n'en a pas besoin.
 Ainsi, les fins visées par le désir déterminent-elles les choses dont on a besoin à titre de moyens permettants de réaliser ces fins. C'est en fonction de nos désirs que se détermine ce dont on a besoin, si bien que nous ne désirons pas du tout ce dont nous avons besoin, mais nous avons besoin de ce qui nous permettra de réaliser nos désirs. L'état de besoin est relatif aux fins du désir.

 Seulement si le désir précède et engendre l'état de besoin, alors cela implique qu'il nous faut reconsidérer les définitions du désir et du besoin. Avec Platon, nous avons rendu compte du désir comme étant l'effet d'un manque par rapport à cette fin qu'est le bonheur. Nous désirons être heureux et donc posséder tout ce qui nous manque pour le devenir. Mais si, comme nous l'envisageons maintenant, c'est le désir qui est premier et qui engendre l'état de besoin, qui est un état de manque, alors au lieu d'être l'effet d'un manque, le désir est la cause de état de manque qu'est l’état de besoin. Ce qui signifie que le désir n’est pas la conséquence d'un état de manque lié à une fin qui s'impose à moi, à savoir être heureux dans et par l'excellence, mais qu'il est souverain : c'est lui qui fixe ou pose souverainement les fins qu’il vise. Ce que je désire, je ne le désire pas parce que, malgré moi, je désire être heureux et que par conséquent je désire me procurer ce qui me rendra heureux : les objets du désir sont ceux qu'il se choisit. Or, précisément, cette nouvelle définition du désir est celle qu’en donne Spinoza, dans L’Ethique. Si je désire quelque chose, ce n’est pas parce que je juge bonne la chose que je désire en ce sens qu’elle m’est utile pour être heureux et encore moins parce qu’elle me fait défaut, mais c’est parce que je la désire que je la juge bonne. Ce n'est pas en fonction de fins qui s'imposent au désir que se mesure la valeur des choses qu'on désire, le désir est souverain : c’est lui qui détermine la valeur des choses.
 Soit, mais qu’est-ce que cela change de déclarer le désir souverain ? Cela implique que le désir n'est pas enfermé dans la recherche du bonheur et tenu de viser ce qu'on juge être le nécessaire. Mais cela implique aussi que le désir n'est plus seulement une force par laquelle on cherche à s'approprier quelque chose, parce qu'on en manquerait, il est une force qui se confond avec l'activité même de tout être désirant. Le désir n'est pas un désir d'être ou de consommer en vue de combler un manque, mais un désir de faire par lequel on s'affirme, sans qu'il y ait dans cette activité la nécessité de répondre à un besoin. N'est-ce pas particulièrement visible chez ceux qui désirent changer le monde, créer une oeuvre, conquérir de nouveaux espaces ou chez ceux qui sont mus par une puissante passion ?
Dans ces conditions, si le désir précède le besoin, on ne peut plus définir l'état de besoin par des fins qui lui sont propres, de la survie au bonheur : il a les fins que le désir lui fixe et c'est en fonction du désir que telle ou telle chose va apparaître comme un besoin, c'est-à-dire comme une chose dont on a besoin en vue d'atteindre la fin fixée par le désir. En somme, la notion de besoin est désormais totalement relative aux fins souverainement décidée par le désir de telle sorte qu'on ne peut plus dresser une liste de besoins. Pour reprendre la formule de Spinoza : si je désire une chose, ce n'est pas parce que j'en ai besoin, mais c'est parce que je la désire que j'en ai besoin. D'une définition du besoin déterminée à la fois par des fins précises comme la survie ou le bonheur et par la condition et la nature de l'homme, on passe à une définition ouverte qui le subordonne entièrement au désir : on a besoin des moyens, quels qu'il soient, de réaliser ses désirs, quels qu'il soient. Le besoin est désormais purement technique et dépourvu par là de toute portée éthique.
 

 Faut-il conclure de ce qui précède que nous avons besoin seulement de ce que nos désirs désignent comme les moyens nécessaires à leur propre réalisation ? Ce serait précipité. En effet, on ne peut pas dire que tous nos besoins ne sont que les moyens techniques qui permettent d'atteindre les fins fixées par le désir. Nous avons aussi des besoins qui ne sont pas relatifs à nos désirs, précisément ceux dont on dresse la liste en fonction de ce qui est nécessaire à la survie et au bonheur. Si j'ai besoin par exemple de certains moyens techniques pour réaliser l'œuvre que je désire réaliser, j'ai aussi, et tout à fait indépendamment de mon désir, besoin de manger. Et qui plus est, si j'ai besoin de me nourrir, ce besoin ne pourrait-il pas donner lieu au désir de manger ?
 En somme, lorsqu'on soutient que nous ne désirons que ce dont nous avons besoin, nous nous apercevons qu'il nous arrive aussi de désirer des choses dont nous n'avons pas besoin. Ce qui nous a amené alors à soutenir, à l'inverse, que nos besoins dépendent de nos désirs, mais nous nous apercevons cette fois que tous nos besoins n'en dépendent pas, ce qui nous ramène au point de départ : nos besoins déterminent notre désir. Une thèse nous renvoie à l'autre.

 Or, ce renvoi d'une thèse à l'autre n'est possible que parce que les rapports entre les besoins et le désir sont ambigus. En effet, d'une part, les uns semblent dépendre des autres, (soit les désirs dépendent des besoins, soit ce sont les besoins qui dépendent des désirs), mais d'autre part, ils semblent être indépendants les uns des autres : je peux avoir des besoins qui ne dépendent d'aucun désir comme je peux désirer des choses dont je n'ai pas besoin. Ce que vise le désir n'est pas nécessairement quelque chose dont j'ai besoin. Ce dont j'ai besoin n'est pas toujours quelque chose dont la nécessité est liée à un désir. En effet, lorsque j'ai simplement besoin de quelque chose, par exemple de manger ou de gagner ma vie, ai-je toujours pour cela le désir de me restaurer ou de travailler ? Tant s'en faut. De même, lorsqu'en vue d'être heureux, je désire quelque chose d'impossible, comme de retrouver une jeunesse ou une santé perdues pour toujours, de rencontrer l'homme ou la femme de mes rêves ou de gagner au loto sans y jouer, ce que je désire en l'occurrence je n'en ai pas besoin puisque ces choses sont impossibles et ces désirs ne déterminent aucun moyen dont j'aurais besoin pour qu'ils se réalisent. Que peut-on en conclure ? Que contrairement à tout ce que nous avions envisagé jusqu'ici, il apparaît que le désir et le besoin peuvent n'avoir entre eux aucun rapport puisqu'ils ne s'engendrent pas toujours l'un l'autre. 
 Soit, mais alors en quoi n'ont-ils aucun rapport ? Et s'ils n'ont aucun rapport, comment expliquer qu'on ait pu dire le contraire lorsqu'on soutenait qu'ils sont capables de se déclencher l'un l'autre ? 

 On peut se faire une idée de ce qui distingue radicalement le désir du besoin lorsqu'on remarque qu'on peut désirer l'impossible mais qu'on ne peut pas avoir besoin de l'impossible. Autant nous pouvons désirer des choses totalement insensées, autant nos désirs peuvent manquer de réalisme, autant à l'inverse nous ne pouvons avoir besoin de choses qui n'existent pas. Ce qui distingue le désir du besoin, ce sont leurs rapports respectifs à la réalité et au possible. Le besoin est réaliste au sens où il ne concerne jamais une chose qui n'existe pas ou qui est hors de portée. Le désir, lui, ignore les différences entre le réel et l'irréel, le possible et l'impossible : il est affranchi de toutes les contraintes imposées par la réalité telle qu'elle est.
 Pour ce qui est de l'état de besoin en effet, s'il est vrai que ce dont nous avons besoin, nous en avons besoin parce cela nous manque pour accomplir une fin déterminée, ce qui nous manque c’est toujours quelque chose que je pourrais posséder parce que cela existe. L’état de besoin renvoie ainsi à  la relation d'adaptation réciproque qui existe entre un être et son milieu, relation sans laquelle cet être ne serait plus. Je ne saurais avoir besoin de quelque chose que le milieu n’offre pas, qu’il s’agisse du milieu naturel ou du monde humain, c'est-à-dire de la réalité économique, sociale et culturelle au sein de laquelle je suis immergé. L'état de besoin exprime une relation de symbiose entre l'être qui a des besoins et le milieu qui y pourvoit. Ainsi, au lieu de définir les besoins comme les besoins bien déterminés et propres à un être en vue de sa survie et, au-delà, de son bonheur ou de les définir comme ce qui est nécessaire à la réalisation d'une fin quelconque, il faut les définir comme l'expression des rapports entre un être et son milieu. D'un côté, on ne peut pas limiter les besoins à ce qui est nécessaire à quelques fins déterminées, comme la survie et le bonheur, mais de l'autre, les besoins ne concernent que les choses qu'on peut réellement obtenir et non pas tout ce qui serait utile à n'importe quelle fin. C'est d'ailleurs ce qui explique que nos besoins puissent varier dans le temps et selon les lieux où nous sommes : ils varient en fonction des modifications du milieu et avec celles qui nous affectent. Mais cela explique aussi pourquoi on finit par avoir besoin de choses dont se passait avant qu'elles n'existent : une fois que le milieu dans lequel nous sommes nous offre ces choses, elles nous deviennent nécessaires en révélant ou en créant, par leur apparition même, l'existence d'une fin qui n'était pas satisfaite tant qu'elle ne disposait pas du moyen de l'être. Nos deux définitions antérieures de l'état de besoin étaient donc erronées. La première parce qu'elle enfermait les besoins dans une liste descriptive qui se révèle être toujours restrictive. Il apparaît alors que, sous couvert de recenser de manière précise et exhaustive l'ensemble des choses qui nous manquent, cette définition vise le plus souvent à déterminer des normes éthiques. La seconde parce qu'elle leur donnait une extension indéfinie en les définissant comme l'ensemble ouvert sans restriction des moyens nécessaires aux fins innombrables du désir. Les besoins ne sont ni définitivement déterminés, ni infinis, ils sont relatifs à la réalité dans laquelle nous sommes et évoluent avec elle. 
 En ce qui concerne le désir, rien de tel. Le désir n'est pas réaliste, il n'exprime pas une relation de symbiose entre nous et le milieu. Bien au contraire, en ignorant la différence entre le réel et l'irréel, le possible et l'impossible, il introduit une rupture ou du jeu entre nous et le monde dans lequel nous sommes. Ce qu'on désire peut en effet toujours nous conduire à trouver que le monde est mal fait parce qu'il n'est pas conforme à ce qu'on en attendait, c'est-à-dire à ce qu'on désirait. Le désir peut nous rendre ainsi mécontents du monde et/ou de nous-mêmes et par là nous porter soit à nier soit à transformer la réalité telle qu'elle est. Et c'est précisément en cela qu'il n'est pas réaliste : il ne s'en tient pas à ce qui est.
 Nous la nions, lorsque le désir produit des fantasmes, des histoires, des légendes, des mythes et même des Dieux. Ce que l’imagination produit sous l’effet du désir, c’est un autre monde ou un autre cours du monde, qui me permet d'opposer au monde présent qui me déçoit parce qu’il n’est pas tel que je le souhaiterais, un monde conforme à mon désir. Cette attitude qui consiste à affirmer un autre monde à partir du refus du monde tel qu'il est, parce que tel qu'il est, il déçoit notre attente ou dépasse nos forces, est analysée par Nietzsche dans La Généalogie de la Morale et par Freud dans L'avenir d'une illusion. Tous les deux montrent que c'est elle qui est à l'origine des croyances religieuses consolatrices parce qu'elles nous vengent du monde et de notre impuissance à le vouloir comme il est ou à le transformer. Or, cette négation du monde par le désir n'est en rien liée à l'état de besoin. En effet, le désir affirme un monde qui n'est pas celui dans lequel nous sommes, un autre monde, et puisque l’état de besoin n’a de sens que par rapport au monde où nous sommes, je ne peux pas avoir besoin de ce que je désire comme je ne saurais désirer ce dont j’ai besoin : ce dont j’ai besoin existe bel et bien et n’a pas à être fantasmé. 
 A l'inverse, le désir nous porte à transformer le monde, à créer le monde lorsqu'il nous amène à produire, non pas des fantasmes, mais des oeuvres réelles, un monde réel et nouveau. Le désir produit, il produit du réel, le monde humain et son ordre. Il est même la seule force de création, force qui ne s’oppose au réel que pour le transformer, en tirer des choses nouvelles. Ce qui implique que le désir ne manque de rien, qu’il ne renvoie pas à un état de manque, qu’il n’a en lui-même aucun besoin, ni aucun rapport avec les besoins. Cette thèse, très inspirée par la définition que Spinoza donne du désir, on la trouve développée par Deleuze et Guattari dans L’anti-Oedipe, en grande partie du reste contre les analyses du désir que fait la psychanalyse. Cette thèse n’est pas sans rappeler celle de Platon dans Le Banquet. La deuxième partie du dialogue en effet envisage le désir non plus comme l'effet d'un manque, mais comme une spontanéité qui apparaît tout spécialement dans le désir sexuel. Or, Platon soutient que ce désir nous porte à vouloir enfanter en présence de belles choses et qu'il vise l'immortalité à travers ses œuvres. C'est ce qui nous pousse à vouloir des enfants, à accomplir de belles actions mémorables ou à tenir de beaux discours capables de changer l'ordre du monde comme celui des législateurs ou qui expriment une vérité éternelle comme celui des philosophes. De cette manière, les simples mortels que nous sommes pourrons dépasser leur condition et atteindre l'immortalité désirée. Le désir est donc désir d’échapper au devenir et à la mort et par là, il nous porte toujours au-delà de notre condition de mortel, de l’état présent de la Cité lorsqu’elle est injuste, de la précarité des faux savoirs, des opinions en nous donnant la force et l'envie de procréer et de créer. Or, là encore le besoin est absent : il n'est pas à l'origine du désir puisque le désir de s'immortaliser ne se fonde pas sur le besoin d'être immortel, et il ne définit aucun besoin : ce désir se suffit pour créer ce qu'il désire.
En somme, on ne désire pas toujours les choses dont on a besoin et on n'a pas toujours besoin des choses que l'on désire parce que l'état de besoin et le désir n'ont pas du tout le même rapport aux objets du monde : le désir en crée, réellement ou en imagination, alors que le besoin en consomme. Mais alors comment se fait-il que nous avons soutenu exactement le contraire et à deux reprises plus haut ? Comment avons-nous pu dire que nous désirons les choses dont nous avons besoin, puis que nous avons besoin des choses que nous désirons et des moyens utiles à la réalisation de nos désirs ? Tout simplement parce que si le désir ignore la différence entre le réel et l'irréel, entre le possible et l'impossible, cela ne signifie pas que le désir est toujours désir de l'impossible ou de quelque chose qui n'est pas de ce monde. Il se peut tout à fait que, fortuitement en quelque sorte, ce que vise le désir existe ou que les moyens qui lui sont nécessaires pour se réaliser existent eux aussi. Dans un tel cas, on pourra croire que l'état de besoin et le désir ont un objet commun, qu'ils se confondent ou qu'ils sont liés l'un à l'autre. Mieux, si on lie comme nous l'avons fait le désir et le besoin, c'est parce que nous avons tendance à traduire nos désirs en besoins, à penser que les fins de notre désir passent par des objets disponibles. Si je désire posséder les belles et bonnes choses, dont parle Platon, pour être heureux, c'est parce que la culture dans laquelle je me trouve a défini le bonheur comme excellence dans l'accomplissement d'une fonction et que pour l'atteindre, techniquement parlant, il me faut posséder certaines choses et certaines qualités. Du coup, on pourra toujours dire que j'en ai besoin et que je les désire parce que j'en ai besoin. Lorsque le bonheur sera défini par la seule jouissance attachée à la possession de biens matériels renouvelables, ce sont ces objets qui seront désirés et comme ils sont disponibles, on pourra toujours les confondre avec des besoins. En somme, entre l'état de besoin et le désir, les rencontres, à partir desquelles on imagine qu'ils se confondent ou sont liés, sont accidentelles : elles ne se produisent que lorsque le désir vise des objets qui, sans qu'il les ait toujours choisi pour cela, sont disponibles. Entre l'état de besoin et le désir, il ne peut exister que de malentendus. Il se distinguent radicalement parce qu'ils ne concernent pas les mêmes objets. 
On pourrait d'ailleurs aller jusqu'à dire que le désir et le besoin se distinguent précisément parce que si l'état de besoin est toujours lié à un objet qui fait défaut, le désir lui n'a pas d'objet. Le désir n'a pas d'objet au sens où il ne sait pas ce qu'il veut, ou, ce qui revient au même, son objet est tellement indéterminé qu'il n'a pas les caractéristiques d'un objet. Ainsi, au début de l'Ethique à Nicomaque, Aristote fait-il un constat troublant : si tout le monde désire être heureux, personne n'est d'accord sur le point de savoir en quoi consiste au juste le bonheur : le plaisir, la richesse, l'honneur, la santé, la connaissance… ? Le bonheur, fin du désir, est un objet sans contours. Autant dire que le désir n'a pas d'objet. Ce qui est précisément la thèse du psychanalyste Lacan. C'est ainsi que s'explique ses errances : ne sachant pas ce qu'il veut, il peut devenir désir de n'importe quoi. D'où la nécessité d'une éthique, voire d'une thérapeutique du désir.
 
 

 Lorsque nous disions pour commencer que le désir semblait être l’envers de l’état de besoin tout comme il semblait être au contraire ce qui engendrait cet état de besoin, nous n’avions en réalité affaire qu’à une contradiction apparente, mais non réelle. On peut sans doute analyser le désir comme l’effet d’un manque, et en conclure que le désir est l’effet d’un besoin. On peut aussi renverser cette perspective et soutenir que c’est bien plutôt le désir, conçu cette fois comme souverain, indépendant d’un manque, qui engendre l’état de besoin. Mais ces deux thèses reposent sur une méconnaissance des rapports que le désir et le besoin entretiennent respectivement au monde. Nous ne désirons pas plus ce dont nous avons besoin que nous n’avons besoin de ce que nous désirons, parce que le désir ignore qu'il existe des choses impossibles, parce qu'il produit soit des fantasmes soit du réel et n'a pas d'objet propre, alors que le besoin exprime une relation entre un être et son milieu et qu'il porte à utiliser ou à consommer des objets présents au monde. Le désir et le besoin entretiennent avec le réel, avec le milieu, avec le monde humain des rapports si différents qu’il n’est possible ni de les confondre, ni de les associer l’un à l’autre. Nous ne saurions donc désirer ce dont nous avons besoin.
 

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