Il est courant
de distinguer le besoin du désir. En effet, on prête au besoin
une nécessité, un caractère impérieux
relativement à la vie, voire à la survie, qu'on ne reconnaît
pas au désir dont les objets sont jugés plus ou moins futiles
pour l'existence. Ce qui invite à penser qu’il y a entre l’état
de besoin et le désir une différence irréductible.
Le besoin serait de l’ordre de la nécessité, tandis que le
désir lui serait de l’ordre du superflu ou viserait des fins qui sont
très au-delà du nécessaire. On a besoin du nécessaire,
on désire le superflu. Toutefois, il est tout aussi courant d'employer
indifféremment le mot besoin et le mot désir relativement
aux mêmes choses. On peut dire qu'on a besoin de manger, d'apprendre,
d'être aimé, de se divertir... , tout comme on peut désirer
tout cela. C'est pourquoi il est légitime de se demander si nous ne
désirons que ce dont nous avons besoin.
En d’autres
termes, est-ce parce que nous en avons besoin, qu'ils nous sont nécessaires,
que nous désirons certains objets ou certaines fins ?
Il semble que
oui, mais alors comment expliquer que certains de nos désirs portent
sur des objets qui sont loin de nous être nécessaires ? Ne désirons-nous
pas plus de choses que celles qui nous sont absolument indispensables ?
Mais, d'un autre côté, est-il possible de désirer quelque
chose sans en avoir besoin à un titre quelconque ? Pourrions-nous
désirer quelque chose qui ne nous soit utile en rien ?
Le désir
est-il réductible à l'état de besoin dont il serait
la manifestation ou n'est-il pas au contraire ce qui engendre l'état
de besoin lui-même ? A supposé bien sûr qu'il y ait un
rapport entre le désir et le besoin.
La notion de besoin
désigne non pas une chose, mais un état : l'état d’un
être auquel il manque quelque chose qui lui est nécessaire.
L'état de besoin est un état de manque. Si nous avons besoin
de manger et de boire, c'est parce que nous sommes sujets à la faim
et à la soif qui sont des états de manque. Or on ne peut manquer
de quelque chose que par rapport à un but ou une fin. Ce qui me manque,
c'est en effet toujours un moyen grâce auquel je pourrai atteindre une
fin précise. A l'inverse, je ne manque de rien lorsque j'ai atteint
tous mes buts. Ce qui signifie que lorsqu'on parle des besoins spécifiques
de l'homme, on parle de ce qui lui manque en faisant référence,
le plus souvent implicitement, à certaines fins par rapport auxquelles
il éprouve ces besoins. Quelles sont ces fins ? La survie pour commencer.
Si nous avons besoin de boire et de manger, c'est d'abord pour vivre. Est-ce
tout ? Non parce que nous avons aussi besoin de choses dont ne dépend
pas notre survie, comme vivre dans un certain confort ou avoir des amis.
Mais en vue de quoi cela nous est-il nécessaire ? En vue du bien-être
et, au-delà, du bonheur. Les fins en fonction desquelles l'état
de besoin surgit sont donc à la fois multiples et étagées
: elles vont de la simple survie au bonheur. On peut donc définir
les besoins de l'homme comme l'ensemble des choses qui, compte tenu de ce
qu'il est et de ce qu'il a, lui manquent en vue de fins qui vont de la survie
au bonheur. Parce qu'ainsi définis, ils sont encadrés d'un
côté par l'homme tel qu'il est et de l'autre par les fins qu'il
vise, on a souvent cherché à en dresser la liste, à
les distinguer selon différents types et à les hiérarchiser.
A la lumière
de cette définition de l'état de besoin, peut-on dire que nous
ne désirons que ce dont nous avons besoin ? Mais d'abord, qu'est-ce
que le désir ? Il se présente comme un élan, une tendance
dont nous avons conscience vers une fin, qu'il s'agisse d'un objet ou d'une
activité. Or, tout comme l'état de besoin, c’est aussi en
termes de manque et de finalité qu’il est possible de rendre compte
de cette tendance. Car, comme le fait Platon dans Le Banquet, on peut définir
l'essence du désir comme l’effet d’un manque de quelque chose que
je devrais être ou devrais posséder pour être accompli,
excellent, donc pour être heureux. Je désire ce qui me manque
parce que j’en manque et si j’en manque, c’est non pas simplement parce
que je ne possède pas ce qui me manque, mais parce que je devrais
le posséder pour être heureux. Si je désire posséder
ce que Platon appelle de belles et bonnes choses, comme la santé,
la jeunesse, la richesse, la force ou des vertus, c’est parce qu’il me faut
les posséder pour être un homme accompli, c'est-à-dire
atteindre l’excellence dans l'accomplissement de la fonction que la nature
ou la Cité m’ont assigné. Ou, ce qui revient au même
ici, pour être heureux, puisque selon Platon, il n’y a pas de bonheur
en dehors de l’excellence.
Puisqu’on peut
rendre compte du désir comme du besoin par les notions de manque
et de finalité, de moyen manquant dans la poursuite d'une fin et puisqu'il
existe une fin commune au désir et au besoin, à savoir le
bonheur, on peut en conclure qu’il existe une parenté étroite
entre l’état de besoin et celui dans lequel on désire. L’état
de besoin et le désir seraient la même chose ou plutôt
les deux faces d’une même chose : l’état passif de besoin aurait
pour envers dynamique le désir. L’état de besoin qui n’est
en effet qu’un état, un état passivement vécu, qui exprime,
quelquefois douloureusement, un manque aurait pour envers un désir,
déterminé par ce même manque, qui viserait de manière
active l'objet ou l'activité qui manque à notre bonheur.
De là,
il faut conclure que nous désirons ce dont nous avons besoin. L’état
de besoin est à l’origine d’un désir qui va prendre pour
objet le moyen qui nous manque, celui dont précisément nous
avons besoin, dans la poursuite de notre fin. L'état de besoin comme
privation d'une chose qui manque à notre bonheur valorise en effet
cette chose de telle sorte qu'elle en devient l'objet d'un désir.
Et ainsi le désir a pour fonction de mettre fin à l’état
de besoin. On peut même soutenir, dans cette perspective, que le désir
est une création du besoin : puisque le besoin est un état de
manque, le combler procure une satisfaction qui pourra faire naître
un désir qui visera ce plaisir à travers la satiété.
En somme, le désir est subordonné au besoin, il n’existe et
ne se manifeste que par rapport à lui et il a pour but de le faire
cesser.
Toutefois si nous
ne désirons vraiment que ce dont nous avons besoin, pourquoi dit-on
qu'il nous arrive de désirer des choses dont nous n'avons pas besoin
? Pourquoi nos désirs sont-ils toujours soupçonner de nous
porter au-delà du nécessaire ?
Précisément
parce que, comme le soutient Epicure dans la Lettre à Ménécée,
si nous désirons spontanément être heureux, nous ne
savons pas naturellement de quoi nous avons réellement besoin pour
l'être. Aussi avons-nous tendance à nous précipiter sur
des objets ou des activités (les plaisirs de la bonne chère
ou de la débauche par exemple) dont nous attendons en vain qu'ils
nous rendent heureux. C'est pourquoi Epicure distingue les désirs
naturels et nécessaires des désirs vains. Sont naturels et
nécessaires ceux qu'il faut satisfaire pour être heureux parce
que non seulement ils procurent un plaisir, qui pour Epicure est l'essence
du bonheur, mais surtout parce que cette satisfaction n'aura pas pour conséquence
des déplaisirs plus grands. Les désirs vains sont ceux qu'il
ne faut à aucun prix satisfaire si on ne veut pas faire son propre
malheur, dans la mesure où ces désirs donnent lieu à
des satisfactions dont les conséquences seront désagréables.
Sans remettre en cause l'analyse du désir comme effet d'un manque
en rapport avec la poursuite d'une fin qui, en dernier lieu, est le bonheur,
Epicure montre ainsi que nous ne désirons pas que ce dont nous avons
besoin, et même que nous désirons des choses dont nous n'avons
pas besoin, qui nous sont nuisibles, précisément parce que
nous ne savons pas au juste en quoi consiste le bonheur qu'on désire.
Le désir d'être heureux pouvant nous rendre finalement malheureux,
il faut apprendre à enfermer le désir dans les bornes du strict
nécessaire à un bonheur bien compris. C'est ainsi qu'apparaît
un discours éthique sur le désir qui tend à vouloir
le régler sur ce qu'on estime avoir vraiment besoin pour être
heureux. Ce discours ne consiste pas, comme tant d'autres, à condamner
le désir en lui-même, mais suggère qu'il faut le maîtriser
pour lui permettre d'atteindre réellement la fin qu'il vise : le bonheur.
C'est cette critique éthique du désir par le besoin, inséparable
d'une définition du bonheur et de la constitution d'une liste de
besoins qui lui correspond, qu'on retrouve dans la condamnation récurrente
du luxe ou du consumérisme. (Par exemple chez Rousseau) En somme,
il est faux de prétendre que nous désirons ce dont nous avons
besoin puisqu'il nous arrive de désirer des choses dont nous n'avons
pas besoin en cela qu'elles ne nous rendront pas heureux.
En outre, en
critiquant les errances du désir, cette éthique du désir
a mis en évidence l'existence de faux besoins, c'est-à-dire
d'états de manque de telles ou telles choses jugées futiles
ou nuisibles et par conséquent éprouvés à tort
ou vainement. Or, parler de faux besoins, de besoins qu'on éprouve
à tort, c'est reconnaître qu'on puisse réellement être
en manque de choses qui, en fait, ne nous manquent pas puisqu'on n'en a pas
besoin pour être heureux. Mais comment peut-on être en manque
de quelque chose qui ne nous manque pas réellement ? Comment peut-on
avoir besoin de quelque chose dont on n'a pas besoin ? Il n'y a pas d'autre
réponse que de dire que c'est le désir qui crée de
tels besoins. Je ne désire pas que ce dont j’ai besoin, mais à
l’inverse j’ai besoin de ce que je désire parce que je le désire
et seulement pour cela. Le désir est premier et c’est par rapport
à lui que l’état de besoin surgit. Si j’ai besoin d’être
aimé ou reconnu, c’est d’abord parce que je désirais l’être
mais que ne l’étant pas ou pas assez, j’ai fini par en avoir besoin.
Comment du reste expliquer
autrement l’existence de besoins dits sociaux, c’est-à-dire de besoins
qui nous sont inspirés non pas par notre nature biologique, mais
par notre appartenance à la vie sociale et par l’offre d’objets, si
ce n’est par le désir de les posséder ? Puisqu’avant qu'ils
nous soient proposés, on pouvait vivre sans ces objets, c’est donc
que nous n’en avions pas besoin, mais puisqu’une fois qu’ils nous sont présentés,
nous nous découvrons le besoin de les posséder, c’est donc
que nous les avons désirés de telle sorte qu’on a fini par en
avoir besoin. L’état de besoin est l’état dans lequel nous plonge
un désir exaspéré, frustré. Et la nécessité
impérieuse de faire cesser l’état de besoin est engendrée
par la force même du désir insatisfait.
Ce qui signifie donc
que décidément nous ne désirons pas ce dont nous avons
besoin parce que l'état de besoin procède de désirs
insatisfaits de telle sorte que nous avons besoin de ce que nous désirons
et non le contraire.
Or soutenir que le désir
peut être antérieur à l'état de besoin et l'engendrer,
cela revient à renverser point par point la thèse initiale
: au lieu que le désir soit l'effet du besoin, c'est cette fois le
besoin qui est l'effet du désir : c'est parce qu’on a des désirs
qu’on a des besoins, et non l’inverse. C’est parce que je désire
être heureux que j’ai des besoins, que j’ai besoin des belles et bonnes
choses, dont parle Platon, qui me rendront heureux et non l’inverse. L’état
de besoin apparaît ainsi comme la conséquence du désir.
Car, toutes les choses dont je dis avoir besoin, je n'en ai besoin que parce
que j'attends d'elles qu'elles me rendent heureux. Toutes les belles et bonnes
choses, comme la jeunesse, la santé, la richesse, la bonne réputation
et les vertus, je pourrais m’en passer si je ne désirais pas le bonheur.
Elles ne me sont nécessaires que parce que je désire être
heureux. Celui qui, à bout de désir, n'attend plus rien de
la vie, n'en a pas besoin.
Ainsi, les fins
visées par le désir déterminent-elles les choses dont
on a besoin à titre de moyens permettants de réaliser ces fins.
C'est en fonction de nos désirs que se détermine ce dont on
a besoin, si bien que nous ne désirons pas du tout ce dont nous avons
besoin, mais nous avons besoin de ce qui nous permettra de réaliser
nos désirs. L'état de besoin est relatif aux fins du désir.
Seulement si le
désir précède et engendre l'état de besoin, alors
cela implique qu'il nous faut reconsidérer les définitions du
désir et du besoin. Avec Platon, nous avons rendu compte du désir
comme étant l'effet d'un manque par rapport à cette fin qu'est
le bonheur. Nous désirons être heureux et donc posséder
tout ce qui nous manque pour le devenir. Mais si, comme nous l'envisageons
maintenant, c'est le désir qui est premier et qui engendre l'état
de besoin, qui est un état de manque, alors au lieu d'être
l'effet d'un manque, le désir est la cause de état de manque
qu'est l’état de besoin. Ce qui signifie que le désir n’est
pas la conséquence d'un état de manque lié à
une fin qui s'impose à moi, à savoir être heureux dans
et par l'excellence, mais qu'il est souverain : c'est lui qui fixe ou pose
souverainement les fins qu’il vise. Ce que je désire, je ne le désire
pas parce que, malgré moi, je désire être heureux et
que par conséquent je désire me procurer ce qui me rendra heureux
: les objets du désir sont ceux qu'il se choisit. Or, précisément,
cette nouvelle définition du désir est celle qu’en donne
Spinoza, dans L’Ethique. Si je désire quelque chose, ce n’est pas
parce que je juge bonne la chose que je désire en ce sens qu’elle
m’est utile pour être heureux et encore moins parce qu’elle me fait
défaut, mais c’est parce que je la désire que je la juge bonne.
Ce n'est pas en fonction de fins qui s'imposent au désir que se mesure
la valeur des choses qu'on désire, le désir est souverain
: c’est lui qui détermine la valeur des choses.
Soit, mais qu’est-ce
que cela change de déclarer le désir souverain ? Cela implique
que le désir n'est pas enfermé dans la recherche du bonheur
et tenu de viser ce qu'on juge être le nécessaire. Mais cela
implique aussi que le désir n'est plus seulement une force par laquelle
on cherche à s'approprier quelque chose, parce qu'on en manquerait,
il est une force qui se confond avec l'activité même de tout
être désirant. Le désir n'est pas un désir d'être
ou de consommer en vue de combler un manque, mais un désir de faire
par lequel on s'affirme, sans qu'il y ait dans cette activité la
nécessité de répondre à un besoin. N'est-ce pas
particulièrement visible chez ceux qui désirent changer le
monde, créer une oeuvre, conquérir de nouveaux espaces ou chez
ceux qui sont mus par une puissante passion ?
Dans ces conditions,
si le désir précède le besoin, on ne peut plus définir
l'état de besoin par des fins qui lui sont propres, de la survie
au bonheur : il a les fins que le désir lui fixe et c'est en fonction
du désir que telle ou telle chose va apparaître comme un besoin,
c'est-à-dire comme une chose dont on a besoin en vue d'atteindre
la fin fixée par le désir. En somme, la notion de besoin est
désormais totalement relative aux fins souverainement décidée
par le désir de telle sorte qu'on ne peut plus dresser une liste de
besoins. Pour reprendre la formule de Spinoza : si je désire une chose,
ce n'est pas parce que j'en ai besoin, mais c'est parce que je la désire
que j'en ai besoin. D'une définition du besoin déterminée
à la fois par des fins précises comme la survie ou le bonheur
et par la condition et la nature de l'homme, on passe à une définition
ouverte qui le subordonne entièrement au désir : on a besoin
des moyens, quels qu'il soient, de réaliser ses désirs, quels
qu'il soient. Le besoin est désormais purement technique et dépourvu
par là de toute portée éthique.
Faut-il conclure
de ce qui précède que nous avons besoin seulement de ce que
nos désirs désignent comme les moyens nécessaires
à leur propre réalisation ? Ce serait précipité.
En effet, on ne peut pas dire que tous nos besoins ne sont que les moyens
techniques qui permettent d'atteindre les fins fixées par le désir.
Nous avons aussi des besoins qui ne sont pas relatifs à nos désirs,
précisément ceux dont on dresse la liste en fonction de ce
qui est nécessaire à la survie et au bonheur. Si j'ai besoin
par exemple de certains moyens techniques pour réaliser l'œuvre que
je désire réaliser, j'ai aussi, et tout à fait indépendamment
de mon désir, besoin de manger. Et qui plus est, si j'ai besoin de
me nourrir, ce besoin ne pourrait-il pas donner lieu au désir de manger
?
En somme, lorsqu'on
soutient que nous ne désirons que ce dont nous avons besoin, nous
nous apercevons qu'il nous arrive aussi de désirer des choses dont
nous n'avons pas besoin. Ce qui nous a amené alors à soutenir,
à l'inverse, que nos besoins dépendent de nos désirs,
mais nous nous apercevons cette fois que tous nos besoins n'en dépendent
pas, ce qui nous ramène au point de départ : nos besoins déterminent
notre désir. Une thèse nous renvoie à l'autre.
Or, ce renvoi
d'une thèse à l'autre n'est possible que parce que les rapports
entre les besoins et le désir sont ambigus. En effet, d'une part,
les uns semblent dépendre des autres, (soit les désirs dépendent
des besoins, soit ce sont les besoins qui dépendent des désirs),
mais d'autre part, ils semblent être indépendants les uns
des autres : je peux avoir des besoins qui ne dépendent d'aucun désir
comme je peux désirer des choses dont je n'ai pas besoin. Ce que vise
le désir n'est pas nécessairement quelque chose dont j'ai
besoin. Ce dont j'ai besoin n'est pas toujours quelque chose dont la nécessité
est liée à un désir. En effet, lorsque j'ai simplement
besoin de quelque chose, par exemple de manger ou de gagner ma vie, ai-je
toujours pour cela le désir de me restaurer ou de travailler ? Tant
s'en faut. De même, lorsqu'en vue d'être heureux, je désire
quelque chose d'impossible, comme de retrouver une jeunesse ou une santé
perdues pour toujours, de rencontrer l'homme ou la femme de mes rêves
ou de gagner au loto sans y jouer, ce que je désire en l'occurrence
je n'en ai pas besoin puisque ces choses sont impossibles et ces désirs
ne déterminent aucun moyen dont j'aurais besoin pour qu'ils se réalisent.
Que peut-on en conclure ? Que contrairement à tout ce que nous avions
envisagé jusqu'ici, il apparaît que le désir et le besoin
peuvent n'avoir entre eux aucun rapport puisqu'ils ne s'engendrent pas toujours
l'un l'autre.
Soit, mais alors
en quoi n'ont-ils aucun rapport ? Et s'ils n'ont aucun rapport, comment expliquer
qu'on ait pu dire le contraire lorsqu'on soutenait qu'ils sont capables
de se déclencher l'un l'autre ?
On peut se faire
une idée de ce qui distingue radicalement le désir du besoin
lorsqu'on remarque qu'on peut désirer l'impossible mais qu'on ne
peut pas avoir besoin de l'impossible. Autant nous pouvons désirer
des choses totalement insensées, autant nos désirs peuvent
manquer de réalisme, autant à l'inverse nous ne pouvons avoir
besoin de choses qui n'existent pas. Ce qui distingue le désir du
besoin, ce sont leurs rapports respectifs à la réalité
et au possible. Le besoin est réaliste au sens où il ne concerne
jamais une chose qui n'existe pas ou qui est hors de portée. Le désir,
lui, ignore les différences entre le réel et l'irréel,
le possible et l'impossible : il est affranchi de toutes les contraintes
imposées par la réalité telle qu'elle est.
Pour ce qui est
de l'état de besoin en effet, s'il est vrai que ce dont nous avons
besoin, nous en avons besoin parce cela nous manque pour accomplir une
fin déterminée, ce qui nous manque c’est toujours quelque
chose que je pourrais posséder parce que cela existe. L’état
de besoin renvoie ainsi à la relation d'adaptation réciproque
qui existe entre un être et son milieu, relation sans laquelle cet
être ne serait plus. Je ne saurais avoir besoin de quelque chose que
le milieu n’offre pas, qu’il s’agisse du milieu naturel ou du monde humain,
c'est-à-dire de la réalité économique, sociale
et culturelle au sein de laquelle je suis immergé. L'état de
besoin exprime une relation de symbiose entre l'être qui a des besoins
et le milieu qui y pourvoit. Ainsi, au lieu de définir les besoins
comme les besoins bien déterminés et propres à un être
en vue de sa survie et, au-delà, de son bonheur ou de les définir
comme ce qui est nécessaire à la réalisation d'une
fin quelconque, il faut les définir comme l'expression des rapports
entre un être et son milieu. D'un côté, on ne peut pas
limiter les besoins à ce qui est nécessaire à quelques
fins déterminées, comme la survie et le bonheur, mais de l'autre,
les besoins ne concernent que les choses qu'on peut réellement obtenir
et non pas tout ce qui serait utile à n'importe quelle fin. C'est
d'ailleurs ce qui explique que nos besoins puissent varier dans le temps
et selon les lieux où nous sommes : ils varient en fonction des modifications
du milieu et avec celles qui nous affectent. Mais cela explique aussi pourquoi
on finit par avoir besoin de choses dont se passait avant qu'elles n'existent
: une fois que le milieu dans lequel nous sommes nous offre ces choses, elles
nous deviennent nécessaires en révélant ou en créant,
par leur apparition même, l'existence d'une fin qui n'était
pas satisfaite tant qu'elle ne disposait pas du moyen de l'être. Nos
deux définitions antérieures de l'état de besoin étaient
donc erronées. La première parce qu'elle enfermait les besoins
dans une liste descriptive qui se révèle être toujours
restrictive. Il apparaît alors que, sous couvert de recenser de manière
précise et exhaustive l'ensemble des choses qui nous manquent, cette
définition vise le plus souvent à déterminer des normes
éthiques. La seconde parce qu'elle leur donnait une extension indéfinie
en les définissant comme l'ensemble ouvert sans restriction des moyens
nécessaires aux fins innombrables du désir. Les besoins ne
sont ni définitivement déterminés, ni infinis, ils
sont relatifs à la réalité dans laquelle nous sommes
et évoluent avec elle.
En ce qui concerne
le désir, rien de tel. Le désir n'est pas réaliste,
il n'exprime pas une relation de symbiose entre nous et le milieu. Bien
au contraire, en ignorant la différence entre le réel et l'irréel,
le possible et l'impossible, il introduit une rupture ou du jeu entre nous
et le monde dans lequel nous sommes. Ce qu'on désire peut en effet
toujours nous conduire à trouver que le monde est mal fait parce qu'il
n'est pas conforme à ce qu'on en attendait, c'est-à-dire à
ce qu'on désirait. Le désir peut nous rendre ainsi mécontents
du monde et/ou de nous-mêmes et par là nous porter soit à
nier soit à transformer la réalité telle qu'elle est.
Et c'est précisément en cela qu'il n'est pas réaliste
: il ne s'en tient pas à ce qui est.
Nous la nions,
lorsque le désir produit des fantasmes, des histoires, des légendes,
des mythes et même des Dieux. Ce que l’imagination produit sous l’effet
du désir, c’est un autre monde ou un autre cours du monde, qui me
permet d'opposer au monde présent qui me déçoit parce
qu’il n’est pas tel que je le souhaiterais, un monde conforme à mon
désir. Cette attitude qui consiste à affirmer un autre monde
à partir du refus du monde tel qu'il est, parce que tel qu'il est,
il déçoit notre attente ou dépasse nos forces, est
analysée par Nietzsche dans La Généalogie de la Morale
et par Freud dans L'avenir d'une illusion. Tous les deux montrent que c'est
elle qui est à l'origine des croyances religieuses consolatrices parce
qu'elles nous vengent du monde et de notre impuissance à le vouloir
comme il est ou à le transformer. Or, cette négation du monde
par le désir n'est en rien liée à l'état de besoin.
En effet, le désir affirme un monde qui n'est pas celui dans lequel
nous sommes, un autre monde, et puisque l’état de besoin n’a de sens
que par rapport au monde où nous sommes, je ne peux pas avoir besoin
de ce que je désire comme je ne saurais désirer ce dont j’ai
besoin : ce dont j’ai besoin existe bel et bien et n’a pas à être
fantasmé.
A l'inverse,
le désir nous porte à transformer le monde, à créer
le monde lorsqu'il nous amène à produire, non pas des fantasmes,
mais des oeuvres réelles, un monde réel et nouveau. Le désir
produit, il produit du réel, le monde humain et son ordre. Il est
même la seule force de création, force qui ne s’oppose au réel
que pour le transformer, en tirer des choses nouvelles. Ce qui implique
que le désir ne manque de rien, qu’il ne renvoie pas à un
état de manque, qu’il n’a en lui-même aucun besoin, ni aucun
rapport avec les besoins. Cette thèse, très inspirée
par la définition que Spinoza donne du désir, on la trouve
développée par Deleuze et Guattari dans L’anti-Oedipe, en grande
partie du reste contre les analyses du désir que fait la psychanalyse.
Cette thèse n’est pas sans rappeler celle de Platon dans Le Banquet.
La deuxième partie du dialogue en effet envisage le désir non
plus comme l'effet d'un manque, mais comme une spontanéité
qui apparaît tout spécialement dans le désir sexuel.
Or, Platon soutient que ce désir nous porte à vouloir enfanter
en présence de belles choses et qu'il vise l'immortalité à
travers ses œuvres. C'est ce qui nous pousse à vouloir des enfants,
à accomplir de belles actions mémorables ou à tenir
de beaux discours capables de changer l'ordre du monde comme celui des législateurs
ou qui expriment une vérité éternelle comme celui des
philosophes. De cette manière, les simples mortels que nous sommes
pourrons dépasser leur condition et atteindre l'immortalité
désirée. Le désir est donc désir d’échapper
au devenir et à la mort et par là, il nous porte toujours au-delà
de notre condition de mortel, de l’état présent de la Cité
lorsqu’elle est injuste, de la précarité des faux savoirs,
des opinions en nous donnant la force et l'envie de procréer et de
créer. Or, là encore le besoin est absent : il n'est pas à
l'origine du désir puisque le désir de s'immortaliser ne se
fonde pas sur le besoin d'être immortel, et il ne définit aucun
besoin : ce désir se suffit pour créer ce qu'il désire.
En somme, on ne désire
pas toujours les choses dont on a besoin et on n'a pas toujours besoin
des choses que l'on désire parce que l'état de besoin et le
désir n'ont pas du tout le même rapport aux objets du monde
: le désir en crée, réellement ou en imagination, alors
que le besoin en consomme. Mais alors comment se fait-il que nous avons soutenu
exactement le contraire et à deux reprises plus haut ? Comment avons-nous
pu dire que nous désirons les choses dont nous avons besoin, puis
que nous avons besoin des choses que nous désirons et des moyens utiles
à la réalisation de nos désirs ? Tout simplement parce
que si le désir ignore la différence entre le réel et
l'irréel, entre le possible et l'impossible, cela ne signifie pas que
le désir est toujours désir de l'impossible ou de quelque chose
qui n'est pas de ce monde. Il se peut tout à fait que, fortuitement
en quelque sorte, ce que vise le désir existe ou que les moyens qui
lui sont nécessaires pour se réaliser existent eux aussi. Dans
un tel cas, on pourra croire que l'état de besoin et le désir
ont un objet commun, qu'ils se confondent ou qu'ils sont liés l'un
à l'autre. Mieux, si on lie comme nous l'avons fait le désir
et le besoin, c'est parce que nous avons tendance à traduire nos désirs
en besoins, à penser que les fins de notre désir passent par
des objets disponibles. Si je désire posséder les belles et
bonnes choses, dont parle Platon, pour être heureux, c'est parce que
la culture dans laquelle je me trouve a défini le bonheur comme excellence
dans l'accomplissement d'une fonction et que pour l'atteindre, techniquement
parlant, il me faut posséder certaines choses et certaines qualités.
Du coup, on pourra toujours dire que j'en ai besoin et que je les désire
parce que j'en ai besoin. Lorsque le bonheur sera défini par la seule
jouissance attachée à la possession de biens matériels
renouvelables, ce sont ces objets qui seront désirés et comme
ils sont disponibles, on pourra toujours les confondre avec des besoins.
En somme, entre l'état de besoin et le désir, les rencontres,
à partir desquelles on imagine qu'ils se confondent ou sont liés,
sont accidentelles : elles ne se produisent que lorsque le désir vise
des objets qui, sans qu'il les ait toujours choisi pour cela, sont disponibles.
Entre l'état de besoin et le désir, il ne peut exister que de
malentendus. Il se distinguent radicalement parce qu'ils ne concernent pas
les mêmes objets.
On pourrait d'ailleurs
aller jusqu'à dire que le désir et le besoin se distinguent
précisément parce que si l'état de besoin est toujours
lié à un objet qui fait défaut, le désir lui
n'a pas d'objet. Le désir n'a pas d'objet au sens où il ne sait
pas ce qu'il veut, ou, ce qui revient au même, son objet est tellement
indéterminé qu'il n'a pas les caractéristiques d'un
objet. Ainsi, au début de l'Ethique à Nicomaque, Aristote fait-il
un constat troublant : si tout le monde désire être heureux,
personne n'est d'accord sur le point de savoir en quoi consiste au juste le
bonheur : le plaisir, la richesse, l'honneur, la santé, la connaissance…
? Le bonheur, fin du désir, est un objet sans contours. Autant dire
que le désir n'a pas d'objet. Ce qui est précisément
la thèse du psychanalyste Lacan. C'est ainsi que s'explique ses errances
: ne sachant pas ce qu'il veut, il peut devenir désir de n'importe
quoi. D'où la nécessité d'une éthique, voire
d'une thérapeutique du désir.
Lorsque nous disions
pour commencer que le désir semblait être l’envers de l’état
de besoin tout comme il semblait être au contraire ce qui engendrait
cet état de besoin, nous n’avions en réalité affaire
qu’à une contradiction apparente, mais non réelle. On peut
sans doute analyser le désir comme l’effet d’un manque, et en conclure
que le désir est l’effet d’un besoin. On peut aussi renverser cette
perspective et soutenir que c’est bien plutôt le désir, conçu
cette fois comme souverain, indépendant d’un manque, qui engendre
l’état de besoin. Mais ces deux thèses reposent sur une méconnaissance
des rapports que le désir et le besoin entretiennent respectivement
au monde. Nous ne désirons pas plus ce dont nous avons besoin que
nous n’avons besoin de ce que nous désirons, parce que le désir
ignore qu'il existe des choses impossibles, parce qu'il produit soit des
fantasmes soit du réel et n'a pas d'objet propre, alors que le besoin
exprime une relation entre un être et son milieu et qu'il porte à
utiliser ou à consommer des objets présents au monde. Le désir
et le besoin entretiennent avec le réel, avec le milieu, avec le monde
humain des rapports si différents qu’il n’est possible ni de les confondre,
ni de les associer l’un à l’autre. Nous ne saurions donc désirer
ce dont nous avons besoin.
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