Les Chemins de Porquerolles

Un choix de textes sur l'île de Porquerolles




Les soirées provençales

par Laurent-Pierre Béranger


DÉPART ET ARRIVÉE DES FLOTTES.

 extraits : pages 99 - 105
Num. BNF de l'ed. de Paris : Nyon ainé 1787


          Pendant mon séjour à St.-M..., chez M. J.., le hasard a rapproché en ma faveur trois scènes, en trois jours, dont je conserverai éternellement la mémoire.
          J’ai vu le départ d’une flotte royale; j’ai vu l’arrivée d’un convoi du Levant; j’ai vu le retour de plusieurs vaisseaux de ligne dé1abrés, rasés, dépeuplés. Que de réflexions philosophiques, que de sentimens agréables ou douloureux ces contrastes font naître ! ...
          C’était vers les trois heures après-midi : un coup de canon fit appareiller ; un second déployer toutes les voiles : et le vaisseau amiral ayant premier pris le vent, vira de bord, et enfila le canal qui jette en haute mer. Le rivage fut incontinent bordé d’une foule innombrable : on y accourait de la ville, des villages, et de toutes les campagnes voisines. Les vaisseaux de partance, pompeusement décorés de pavois fleurdelisés et de flammes de toutes couleurs, passaient à notre vue, en saluant les forts, qui leur rendaient la même décharge. Les tillacs étaient couverts de monde : chacun braquait sa lorgnette ; on s'appelait, on se répondait, et les échos étaient fatigués de ce vacarme. Au milieu de ce vaste appareil, la musique militaire retentissait au loin, comme un concert sur l’eau. Ailleurs, les cris d’une joie insensée se mêlaient, dans l’air, aux accens étouffés des plus lamentables adieux. De malheureux enfans, des femmes éplorées, agités de sinistres pressentimens, tendaient leurs bras, et s’inclinaient mille fois, lorsqu’ils voyaient passer devant eux la frégate qui leur enlevait, peut être, hélas! pour toujours, un père, un époux, un ami. Cependant les vaisseaux, riches d’agrès et de décorations, se suivaient majestueusement au nombre de plus de vingt : ils paraissaient se toucher, et marchaient pourtant à la distance d’un quart de lieue les uns des autres. Tandis que 1es premiers se trouvaient déjà loin de nous, et paraissaient comme peints au fond de l’horizon, les derniers débarquaient le canal, et forçaient de voiles pour atteindre les amiraux, et se former en conserve. En moins de deux heures, toute la flotte fut ralliée, et disparut, comme enveloppée de vapeurs.
          Changement de scène le lendemain à la même heure. On signale une flotte : le canon tire. Elle est française: grand houlvari ! elle approche rapidement ; la voilà dans le détroit. Quelques vaisseaux de 74, environ 30 petits navires sur leur lest, et nombre de frégates composaient cette malheureuse escadre. Ce n’était plus ces proues richement peintes, ces banderoles flottantes, ces équipages frais et complets, et cette allégresse universelle, dont les éclats m’avaient frappé la veille: non, mon très-cher ami, non, je ne voyais que des vaisseaux désagréés, louvoyant silencieusement du midi au nord, et du nord au midi, pour avancer dans la rade en zigzaguant. A mesure qu’ils se rapprochaient de la côte à droite ou à gauche, la foule accourait, demandant avec d’horribles palpitations de cœur: Mou père, mon fils, mon mari, vit-il ? -- Est-il là ? -- où est-il ? et les vaisseaux d’aller, et mille cris de redoubler. Appercevait-on, ou croyait-on appercevoir celui que d’avides regards cherchaient, une joie folle dans ses démonstrations, mais sublime en son énergie, éclatait soudainement... Un affreux porte-voix faisait-il retentir ces mots tragiques, il est mort, les cris du désespoir, les saisissernens de la terreur, et la pâleur de la mort elle-même, offrait, sur ce rivage même, des scènes fatigantes à l’excès pour l’homme trop sensible qui en était le témoin.
          Vers le soir, toute la flotte saluée se rangea dans la grande et dans la petite rade ; on établit des tentes sur les ponts pour y faire respirer les pauvres malades, les aveugles, les scorbutiques, les écharpés. Mille canots apportèrent des rafraîcbissemens, dont ces malheureux avaient grand besoin : on débarqua les plus pressans à l’anse de l’infirmerie, et l’on se mit à désarmer. Ce spectacle était vraiment beau dans son genre; mais il laissait une profonde impression de tristesse. La vue de la frégate la Mont-Réale, montée naguères par M. de Vialis, mon compatriote, et teinte encore de tout le sang de ce brave capitaine ; l’aspect de ses bordages hachés, de ses mats rasés, de ses flancs incrustés de boulets ; l’affreuse solitude de son bord... Ce théâtre d’horreur et de désolation fit couler mes larmes. Une multitude infinie de soldats, de matelots, d'officiers estropiés, tronqués, éborgnés, qu’on débarquait sur le rivage ; les noms de ceux qui avaient péri pendant la campagne ; le récit des misères attachées à tous les voyages de long cours, que de choses que le pauvre genre humain doit oublier... et qu’il serait nécessaire de rappeler aux rois, lorsqu’ils sont prêts de signer une déclaration de guerre ! ... plectuntur Achivi.
          Mais détournons nos regards de ces scènes sanglantes, pour les déposer sur un tableau plus agréable et plus consolant
          On signale encore une flotte, non de celles qui sont l’image imposante de la grandeur des monarques, et qui partent pour les extrémités du globe ; chargées des ministres de leur vengeance ; mais une flotte marchande de plus de 60 voiles. Quatre frégates la convoient, rodent à l'entour, pressent les traîneurs, ramènent les dérivans, rallentissent les oiseaux. Je crois voir, si les petits objets peuvent se comparer aux grands, des mères-poules veillant sur leurs poussins, les rassemblant sous leurs ailes, les conduisant, les protégeant partout, avec de tendres inquiétudes.
          Les marins, dont le coup-d’oeil est si exercé, reconnaissent déjà les vaisseaux; ils les comptent, ils les nomment tous. Les négocians, les armateurs, tous les citoyens accourent, transportés d’allégresse. Là sont les meilleurs vins de Chio les fruits mûris par le soleil d’Asie et d’Afrique, les moissons de Moka, les gommes précieuses d’Arabie, les cotons de Salonique, les soies de Smyrne, les essences de Chypre et de Malte, les perles de l’inde. productions de tous les climats.....
          Les vaisseaux destinés pour Marseille relâchent ici, afin d’éviter l’ennemi, qu’on dit cingler vers Bandol et la Ciotat. Demain les frégates iront à la découverte, et la flotte les suivra. Une partie doit entrer dans le port de Toulon, après la quarantaine : le reste, c’est-à-dire, les deux tiers, mouilleront près du Chateau-d'If et de Pomègue, et verra partir dans peu une seconde escadre marchande de plus de 100 voiles. Cette dernière est rassemblée de tous nos ports marchands sur la méditerranée ; elle ira, conduite par six vaisseaux du Roi, vers Alep, Samos, Alexandrie et Constantinople, chacun selon sa destination.