PROMETHEE

Genèse du projet

Au cours de l’été 1990, un couple d’amis nous avait révélé l’existence de maisons à vendre en province pour environ 23.000 euros. Nous n’avions pas cette somme, pas même le premier sou de côté. Cependant, l’idée de vérifier leur affirmation nous avait séduits. Était-ce une légende ? Ce mythe serait décisif. Était-ce la réalité ? (Il existait bien des demeures anciennes à restaurer à ce prix). Ce serait le mythe de Sisyphe. Par ailleurs, notre ami avait des attaches nivernaises. Le Morvan, situé en partie dans la Nièvre, m’avait laissé le souvenir d’un pays attachant. Aussi, fut-il décidé d'y diriger nos recherches. 

La prospection commença dans les environs de Moulins-Engilbert. Les débuts étaient prometteurs : on nous proposa pour 13.000 euros, soit bien moins que l’hypothèse de départ, la maison du Marcel. Après une centaine de mètres d’un fort mauvais chemin, nous tombâmes en admiration devant une authentique ruine envahie par une végétation luxuriante. L’amour des vieilles pierres n’était pas assez solidement enraciné en nous pour que nous fondions ... un chantier de fouilles archéologiques. Notre premier week-end de prospection demeurait infructueux mais s'avérait riche d’enseignements.

Une semaine plus tard, nous nous orientions vers Autun où nous rendîmes visite à plusieurs agences immobilières qui nous firent découvrir quelques petites merveilles parmi lesquelles un véritable nid d’aigle perché en Côte d’or.

Le point de vue qu’offrait la terrasse coupait littéralement le souffle. La contemplation du paysage alpestre ne tardait pas à procurer une sensation de vertige grisant. Nous étions sur le point de nous abandonner à cette irrésistible attirance lorsque la visite de l’habitation provoquât en nous un mouvement de recul encore plus irrépressible. Les travaux suspendus à l’étage avaient précipité nos esprits dans un vide sidéral.

Sidérés, nous descendions et remontions une cage d’escalier en béton et parpaing dont les ouvertures ne coïncidaient pas avec celles du mur extérieur de granite qu’elles laissaient entrevoir. Il m’a semblé un instant entendre le rire fou d’un Frankenstein de l’architecture qui aurait renoncé en ce lieu à un audacieux pari.

Peine perdue. Le lendemain, à deux kilomètres d’Arleuf, au lieu-dit " Les Malpeines ", hameau blotti à cinq cents mètres en contrebas de la nationale 78 Autun - Château-Chinon, nous nous arrêtions devant une ancienne fermette. " Tomber en arrêt " serait la bonne expression en ce qui me concerne. Au fond d’une courette close d’un portail, un bâtiment abritait deux logis qui encadraient une grange avec, en vis à vis, une écurie. Sur un côté, une petite construction était destinée à la basse-cour. Un peu plus loin, là où la terre devait être plus fertile, se situait le jardinet.

L’agence qui nous avait indiqué cette " affaire ", mise à prix à 44.200 euros, n’avait pas les clefs. Cependant, un autre marchand de biens d’Autun nous en ouvrit les portes, nous laissant entrevoir ainsi une possibilité de négociation. Nous avions commencé à discuter des modalités d’une acquisition en commun avec nos amis. Nous en étions encore à réfléchir à la question lorsqu’une nouvelle y apporta une réponse définitive. La fermette faisait déjà l’objet d’une promesse de vente. Avec cette promesse, nos espoirs s'étaient envolés. L’hiver mit fin à nos investigations.
Nos amis continuèrent de leur côté la poursuite des études (de notaire) qui devaient les conduire, au mois de mars suivant, sur les bancs de l'école, au lieu-dit "Les Rollins". Pour tirer les enseignements de cette campagne de prospection, je rédigeais une note de synthèse dont l'intitulé devait faire date.

Moulin hallucinogène. En mai 1991, nous parcourions, chaque semaine, la rubrique " Fermettes et granges " d’un journal de petites annonces. C'est ainsi que nous nous arrêtons sur le texte suivant : "LORMES Ancien moulin à huile 33 x 7 mètres 1er étage 85 m2 habit. tout confort, garages, grenier et écurie 300 m2 aménageables, pierres apparentes + toitures refaites, ruisseaux, 200 m2 - 270.000 francs" (41.161,23 euros). Certes, cette description ne correspond pas au portrait robot que nous avions établi, mais il s'agit d'un moulin et ses installations en occupent toujours le rez-de-chaussée. Nous trouvons là une bonne occasion pour découvrir la bordure ouest du Morvan.

Les clefs du moulin ont été confiées à une agence immobilière de Lormes qui nous dévoile les lieux (on n’y entre donc pas comme dans un moulin !) D’un côté, un mur aveugle longe le cours étroit du ruisseau. De l’autre, une façade lorgne ses voisines massées le long d’une cour étroite.

Nous pénétrons à l’intérieur du bâtiment. Le rez-de-chaussée a conservé l’aspect d’un ancien atelier avec des poulies en bois reliées par des courroies de chanvre. Nous avons beau chercher, il n’y a pas la moindre trace de meules ni de roue à aubes. Nous nous trouvons dans la dernière huilerie à avoir été exploitée à Lormes jusqu’en 1974. Ici, la navette (plante proche du colza) était écrasée puis chauffée avant d’être pressée. L’huile ainsi obtenue était d’assez mauvaise qualité et sa production fut abandonnée à partir de 1870.
Nous quittons le siècle de la révolution industrielle pour les années 1970. A l’étage, nous attend un véritable voyage psychédélique. A l’euphorie orange d’un plafond en chêne ripoliné succède le mauve hallucinant d’une toile de jute cache-misère tandis que le vert pomme des huisseries rehausse le rose bonbon des murs. L’ensemble laisse un goût d’acide lysergique diéthylamide (LSD). De retour au monde extérieur, notes printanières et senteurs boisées rafraîchissent les idées.


Peinture pastorale. Nous dépeignons alors, à l’agent immobilier, l’objet de notre recherche échevelée. Une fois brossé le tableau idyllique, il nous en présente une pâle copie à " l'Huis Blin " puis une autre, plus flatteuse, à " Prélard. ". Les critères de convergence ne sont pas satisfaits. Cependant, le terme de notre quête est proche. A moins de deux kilomètres de là, une ferme, tapie au creux d’un vallon, guette notre passage.

Le lendemain, nous reprenons la direction de Lormes. Au lieu d’enfiler tout droit les lacets qui se lovent autour des croupes et des mamelons, nous suivons les courbes lascives qui épousent les rives du lac de Chaumeçon. Sa surface, au dessus de laquelle flotte un voile de tulle, frissonne sous la caresse des premiers rayons du soleil.

Nous apercevons bientôt un hameau, puis quelques maisons éparses. La route, plus étroite, s’enfonce à présent dans un sous-bois pour remonter plus loin vers un maigre groupement d’habitations de pierres. Soudain, nous nous immobilisons devant une ferme aux volets clos. Sur la porte de la grange, une pancarte annonce : " A vendre ".

Coup de foudre. Nous nous trouvons dans la cour d’une ancienne exploitation agricole où le temps paraît s’être figé. Les murs renvoient l’écho d’une activité éteinte. Il y a dans l’air une résonance paisible. Comme dans un songe, nous parvient, répété d’un versant à l’autre du vallon, un nostalgique grincement d’essieux. De loin en loin, se répercutent les battements clairs d’un marteau sur l’enclume. Soudain, un chant s’élève pour retomber comme une incantation. La voix semble tantôt flotter haut dans l’air, tantôt semblable à un sourd gémissement venu du sol.

Alors que cesse brusquement la mélopée, un miaulement plaintif déchire le silence. Une ombre plane au dessus des bâtiments déserts. Majestueuse, une buse décrit de larges cercles concentriques au dessus de nos têtes. Notre quête s’achève là, mais nous ne le savons pas encore. La vie citadine a repris son cours. Mille préoccupations quotidiennes nous accaparent à nouveau.

Cependant, la vie est ailleurs. Ce n’est plus une supposition, mais une certitude. Et nous nous surprenons à imaginer une autre existence.

Coup à l'estomac
Quelques mois plus tard, nous nous sommes totalement investis dans notre rêve de granit. Notre ami nous apprend alors que la ferme des " Malpeines " n’a pas été cédée à ceux qui avaient signé, fin 1990, la promesse de vente, mais à un entrepreneur auquel il vient de faire appel pour des travaux à l’école des Rollins. Si les agences immobilières nous avaient informés de cette nouvelle opportunité, nous serions-nous portés acquéreurs ? Par curiosité, nous rendons visite à ce qui fut notre premier coup de cœur et recevons un autre coup mais, cette fois, à l’estomac. La description du spectacle qui s'offre alors à nous n'est pas très éloignée de celle que donne Didier Cornaille dans " La croix de Fourche ".

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