Chapitre 6 :

La coéducation des sexes

 

 

Elle est l’une des bases de la pédagogie de Paul Robin à Cempuis. Il est vrai que Cempuis est déjà mixte lorsque Robin y entre. Mais la coéducation des sexes est plus que la mixité. C’est fournir une même éducation, dans de mêmes salles de classes. C’est un combat que mènent alors de nombreux militants et éducateurs du mouvement ouvrier, notamment les libertaires. Il s’agit essentiellement de construire, dès le plus jeune âge une égalité des sexes en donnant le même savoir aux garçons et aux filles. Mais pour les néo-malthusiens, cette question a un intérêt particulier par rapport à leur propagande. La libération de la femme passe par le contrôle des naissances, donc la coéducation doit y avoir un rôle à jouer.

Mais outre la mixité des élèves, c’est aussi la mixité du corps enseignant qui est débattu. La loi du 30 octobre 1886 réglemente cette question :

 

« L’enseignement est donné par des instituteurs dans les écoles de filles, dans les écoles maternelles, dans les écoles ou classes enfantines, dans les écoles mixtes.

Dans les écoles de garçons, des femmes peuvent être admises à enseigner à titre d’adjointes sous la condition d’être épouse, sœur ou parente en ligne directe du directeur de l’école.

Toutefois, le conseil départemental peut, à titre provisoire, et par une décision toujours révocable ; 1° permettre à un instituteur de diriger une école mixte, à la condition qu’il lui soit adjoint une maîtresse de travaux de couture ; 2° autoriser des dérogations aux restrictions du second paragraphe du présent article »[1].

 

Dans la pratique, les écoles mixtes existent dans de petites communes rurales qui ne peuvent ouvrir une seconde classe. L’enseignant est alors toujours un homme. Il est rare que la mixité soit un choix motivé, comme à l’orphelinat Prévost, par les convictions des fondateurs de l’école. Mais des établissement alternatifs comme le familistère de Guise ou la colonie agricole de Cernay pratique la coéducation de nombreuses années avant Cempuis. Paul Robin citera d’ailleurs des textes de D. Zweifel, directeur de la colonie agricole de Cernay, dans le Bulletin de l’orphelinat Prévost[2]. Il citera aussi le cas des États Unis, où la mixité est naturelle depuis de longues années[3].

 

La coéducation pose surtout la question du niveau de l’éducation des filles. Il ne s’agit pas simplement de mettre en présence garçons et filles dans une même classe, il est aussi question de leur donner le même enseignement. Il y a là une innovation importante. Affirmer que les filles doivent avoir des connaissances égales à celles des garçons, cela sous-entend un changement du rôle des femmes dans la société. Cela est plus encore le cas dans les écoles libertaires, car elles donnent aussi un enseignement professionnel. C’est une éducation différente des filles qui est contenue dans la coéducation des sexes. C’est sans doute cela qui cause tant de remous autour de cette question.

En France, la propagande pour la coéducation des sexes n’est à peu près que celle des révolutionnaires, essentiellement des libertaires. Même l’École émancipée n’est pas unanime sur la question. Marie Guillot, qui défend l’éducation sexuelle dans ses colonnes, ne se déclare favorable à la coéducation que dans l’enseignement général. Dans tout ce qui est l’apprentissage ou l’éducation manuelle, elle reste fidèle à la division sexuelle du travail[4]. Alors que s’exprime ainsi plusieurs personnes favorables à la coéducation à divers degré, selon diverses conditions, le docteur Alfred Mignon donne un argument particulier pour la coéducation. Il considère que l’état naturel de la femme préfère la tradition et a peur des bouleversements. Cela serait dû à la nature et à l’éducation. Il faudrait donc jouer sur l’éducation pour que les femmes n’aient plus majoritairement « l’esprit rétrograde »[5].

 

Le Docteur Fischer signale dans son livre sur l’éducation sexuelle, que « la coéducation des sexes constitue un des meilleurs moyens de pallier aux difficultés de l’éducation sexuelle »[6]. Elle doit aussi permettre de meilleurs résultats scolaires par la confrontation et l’émulation. Son modèle est l’orphelinat Prévost qu’il a visité avec une commission d’étude[7]. Pourtant, il n’évoque pas le but affiché de Paul Robin qui était de permettre aux femmes, éduquées scientifiquement et douées de forte volonté, de contrôler leur sexualité. Nous reviendrons sur la position de Paul Robin.

Pour la Ligue ouvrière de protection de l’enfance, la coéducation est aussi une évidence. Dans les Petits bonshommes, les livres favorables à la coéducation sont annoncés et de petites histoires mettent en scène des enfants dans les milieux mixtes pour montrer que ces milieux sont parfaitement moralisateurs. Madeleine Vernet, collaborant à ce journal, y défend aussi la coéducation.

Madeleine Vernet pratique la coéducation à l’Avenir social. Dans la brochure publiée pour les 5 ans de l’Avenir social, Marie Bonnevial, l’une des marraines de l’école, explique que l’école doit être l’extension de la famille, le milieu éducatif naturel. Par conséquent, il est logique que la mixité soit de mise. La coéducation doit donc dégager les enfants « du préjugé de sexe, comme du préjugé de race, comme du préjugé religieux, comme de tout préjugé »[8] et permettre ainsi l’égalité. Un autre argument, beaucoup utilisé, est celui de « la pénétration réciproque des esprits » comme l’appel Marie Bonnevial. C’est à dire que « le contact des garçons et des filles donnerait aux uns et aux autres les qualités naturelles de chaque sexe, en même temps qu’il atténuerait les exagérations du caractère d’un côté et de l’autre »[9]. L’une des bases de l’éducation, selon Vernet est la famille. L’école doit donc se limiter à enseigner un savoir que ne peuvent posséder tous les parents. Le reste, surtout l’éducation morale, doit se faire dans la famille. La coéducation est donc logique et ne prête pas particulièrement à débat pour Madeleine Vernet. Elle rajoute toutefois aux arguments pédagogiques de Marie Bonnevial une visée plus politique qui fait de l’éducation le moyen de libération de la femme. L’éducation officielle encourage la passivité des filles en réfrénant les activités physiques, et favorise la soumission en développant un sensibilité exagérée qui devient généralement une « sensiblerie maladive »[10].

Toutefois Madeleine Vernet reproche aux néo-malthusiens d’avoir dévalorisé la maternité en en faisant la source de l’infériorité de la femme. Elle affirme qu’il est parfaitement possible d’être mère de nombreuses fois sans y perdre la santé et sans se retrouver inférieure. Pour cela, il faut une autre éducation pour les filles, « une éducation forte », qui apprend à « vivre sainement, fortement ». Cette éducation doit donner aux femmes la volonté de contrôler les naissances[11], sans forcément en limiter le nombre. En cela, Madeleine Vernet se rapproche des néo-malthusiens qui donnent aussi ce rôle à l’éducation des filles.

 

 

Pour les néo-malthusiens, l’intérêt essentiel de la coéducation est son rôle dans l’éducation sexuelle et dans l’affranchissement des femmes des contraintes de la maternité. La maternité est vue comme la base de l’infériorité de la femme, le mariage n’étant que la loi qui met « la force publique au service de l’autorité masculine »[12]. Eugène Lericolais explique sa vision quelque peu simpliste du processus historique qui a aboutit à la soumission des femmes. Pour lui, aux origines primitives, la crainte de nouvelles naissances, dans une situation de surpopulation a provoqué la prise de contrôle de la femme par l’homme[13]. Pour remédier à cela, il faut bien sûr contrôler les naissances, ce qui placera la femme dans la même situation que l’homme. Cette indépendance permet l’égalité.

Tout féminisme conséquent devrait donc commencer, selon les néo-malthusiens, par la prudence procréatrice. Nelly Roussel est l’une des rares féministes néo-malthusiennes. Elle s’active pour lier les deux mouvements autour de la maternité consciente. De même Jeanne Marquès critique nombre de féministes qui « se refusent à comprendre que la véritable émancipation de la femme est l’émancipation sexuelle, émancipation que seule peut résoudre une éducation néo-malthusienne »[14]. Paul Robin ne ménagea pas ses critiques contre les féministes. L’Entente internationale des femmes de Gabrielle Petit est l’organisation féministe la plus favorable au néo-malthusianisme. Robin lui reproche tout de même de ne pas prendre suffisamment en compte la question du contrôle des naissances.

 

Dans le même temps, Génération consciente publie des articles légitimant l’infériorité de la femme par des pseudo-vérités scientifiques. E. Blanchard dit que la femme est physiologiquement « mal équilibrée, pour ne pas dire folle »[15]. Il publie ainsi une longue série d’articles intitulée « le féminisme et le problème des rapports de sexe » entre avril et juillet 1912. Puis, un certain J.-T. Blanchard reprend le flambeau des articles anti-féministes qui s’attachent à découvrir la vraie nature de la femme. Il découvre ainsi que les femmes sont plus naturellement portées sur les religions car elles sont impressionnables par le faste, les cérémonies, les splendeurs du culte[16].

 

Madeleine Pelletier est saluée par les néo-malthusiens pour être une des rares féministes de premier plan à remettre en cause la conception inégalitaire des liens amoureux. Elle s’est intéressée de prêt à la question de l’éducation des filles. Son livre sur « l’éducation féministe des filles » vise à sortir les filles des rôles dans lesquels l’enseignement les enferme. Ce livre est très bien accueilli par les néo-malthusiens. Manuel Devaldes le juge « excellent », à l’exception des passages qui visent à endurcir les filles par l’utilisation de jeux de garçon, de jouets militaires. Il précise que la force de ce livre est d’avoir compris que tout dépend de l’éducation[17].

 

 

Paul Robin applique la coéducation à l’orphelinat Prévost dès le début et défend déjà cette position dans son article pour la Revue de philosophie positive. Mais il va aussi défendre ce point de vue et faire la propagande de la coéducation dans le Bulletin de l’orphelinat Prévost. En 1889, il propose un texte là dessus au deuxième Congrès internationale de l’enseignement primaire qui se tient à Paris du 11 au 16 août. Son texte[18], centré sur l’enseignement par des femmes, est rejeté à l’unanimité et est ignoré du compte rendu officiel. Ce texte, d’expression assez virulente, ne reprend pourtant pas les vues spécifiques des néo-malthusiens sur la question. Robin défend la mixité pour faire de l’école une vaste famille. Il défend aussi la coéducation pour certaines matières générales, scientifiques et artistiques, mais ne s’aventure pas à parler de l’éducation professionnelle. Il ne présente toutefois au vote que des vœux demandant l’ouverture de toutes les écoles, de tous les postes enseignants aux deux sexes. Le vœu voté, « d’apparence bien moins radicale » selon Robin, va pourtant aussi dans le sens de la mixité. Il prône la mixité pour « mettre l’éducation des femmes en harmonie avec celle des hommes, et par-là de constituer l’unité dans la famille »[19].

Dans le manifeste aux partisans de l’éducation intégrale, la coéducation est développée dans toute sa mesure. On comprend alors mieux le rôle régénérateur que Paul Robin lui donne, et qui guidera les néo-malthusiens.

 

« C’est ici qu’il faut placer, à titre d’élément de ce milieu moralisateur, la coéducation des deux sexes, dans une fréquentation constante, fraternelle, familiale, des enfants, garçons et fillettes, qui donne à l’ensemble des mœurs une sérénité particulière et loin de constituer un danger, devient, dans les sages conditions où elle doit être établie, une garantie de préservation. […] On peut lutter contre les hérédités déplorables et l’influence d’un milieu extérieur corrompu ; reconstituer, pour ainsi dire la génération à sa source, former une majorité d’êtres sains, bien organisés, intelligents, neufs pour la vie sexuelle, capables de bonheur et dignes d’entreprendre de grandes choses. »[20]

 

La coéducation tient donc une grande place dans l’éducation sexuelle selon Paul Robin, elle doit donc empêcher les enfants d’être corrompus par le milieu. Mais cette haute vision de la coéducation ne se retrouve pas vraiment dans la presse néo-malthusienne. La coéducation est surtout vue comme un moyen de favoriser la moralité, le respect mutuel entre les deux sexes et de favoriser un développement sain de la sexualité, contrairement aux endroits, que l’on accuse de toutes les perversités, où la séparation est maintenue strictement. C’est l’argument utilisé par Sébastien Faure dans ses « Propos d’éducateur ». Il ajoute aussi que par la coéducation, chaque sexe prend un peu des qualités de l’autre.

Comme pour l’éducation sexuelle, Génération consciente se contente de reprendre le chapitre concernant la coéducation des sexes dans les « Propos d’éducateurs » de Sébastien Faure en juin 1910. Les annonces de publications d’ouvrages pédagogiques sont souvent l’occasion de commentaires sur la question. L’éducation des filles est critiquée car elle entretient une situation de soumission par divers aspects. Tout d’abord, c’est le sentimentalisme de l’éducation qui est critiqué :

 

« La première science que l’on met en elles, dès le bas âge, c’est l’art, le grand art de la coquetterie. Être jolie ! Plaire pour trouver un amoureux, un mari de bonne heure. »[21]

 

Ce point est repris par Ida Templier dans Rénovation. Elle veut « détruire en elles cette vile coquetterie de la lâcheté qui les laisse toujours prêtes à tomber évanouies (fort à propos !) dans les bras du premier protecteur venu »[22]. L’objectif est d’apprendre l’indépendance et « la combativité ». Mais Ida Templier ne rajoute pas la conclusion des néo-malthusiens, pour qui l’indépendance va avec la limitation des naissances.

 

En fait, on s’inquiète assez peu de savoir quelles connaissances doivent recevoir les filles, que ce soit pour l’enseignement général ou l’enseignement professionnel. La question la plus importante, quand les néo-malthusiens parlent d’éducation des filles, c’est l’éducation morale. Pour beaucoup la coéducation est là pour moraliser les enfants en leur apprenant à vivre ensemble dès le jeune âge. Il s’agit avant tout de former des femmes autonomes, sachant contrôler les naissances. Le Docteur Sicard de Plauzolles exprime bien ce qu’il attend de la coéducation :

 

« Une même éducation morale, une même instruction générale pour les deux sexes auraient d’abord pour résultat de donner conscience à la femme de sa dignité. […] Ensuite de faire disparaître l’opposition morale des sexes… qui cause dans la famille et dans la société, tant de conflits et tant de désastres… »[23]

 

Lorsqu’il traite de la coéducation, le Docteur Sicard de Plauzolles mentionne néanmoins une éducation spécifique pour les jeunes filles, celle des « lois biologiques qui président à la continuité de l’espèce ». La coéducation est aussi un aspect d’éducation morale car elle doit permettre de moraliser le milieu. Elle doit apporter une sérénité, nuancer la turbulence d’une école masculine. Le Docteur Sicard de Plauzolles reprend la notion de « pénétration réciproque des esprits » en parlant du milieu moral que constituent les écoles mixtes.

 

« La coéducation est la désexualisation des écoles. Le ton moral dans une école mixte est beaucoup plus élevé, la discipline beaucoup plus facile, l’esprit général infiniment supérieur. Les points faibles d’un sexe se corrigent par l’autre. »[24]

 

Cette éducation a aussi une vision de changement de comportement dans les ménages, vers un respect mutuel, ce qui offre la possibilité de diminuer les naissances. Là encore, le Malthusien traite la question en citant un ouvrage déjà paru, ce qui dénote du manque d’intérêt des rédacteurs habituels du Malthusien, comme de Génération consciente.

Charles-Ange Laisant insiste sur ce respect mutuel que doit apprendre la coéducation. Mais, il considère que la séparation a sa raison d’être dans la formation professionnelle pour certaines professions[25]. En fait, il pense que les filles ne doivent pas suivre les mêmes cours, mais des cours de même degré. Les domaines concernés ne sont pas les mêmes[26]. Il ne remet pas en cause le rôle social des femmes, mais leur préparation à ce rôle. Gabriel Giroud attache de l’importance aux travaux manuels pour les enfants des deux sexes pour l’utilité de ces travaux dans la vie quotidienne. Il accepte implicitement une division sexuelle au niveau des professions, mais encourage l’autonomie des individus, quel que soient leur sexe, pour les tâches de la vie quotidienne[27].

 

Madeleine Pelletier dépasse cette simple coéducation à but moral. Elle entend tirer tous les bénéfices de la coéducation des sexes. Pour elle, il faut supprimer toute différence dans l’éducation des enfants. Elle met en cause l’éducation sexuée qui place garçons et filles dans des rôles bien distincts. Bien sûr, le rôle des garçons est plus valorisé. Si les filles sont traitées ainsi, c’est que « l’homme seul est considéré comme individu, la femme n’est […] que la chose de l’homme, un instrument de jouissance sexuelle »[28]. Il faut donc donner aux femmes un enseignement professionnel, ce qui leur assurera un rôle social et, de fait, une indépendance et une valorisation. La femme doit à tout prix avoir une carrière et ne doit pas apprendre à compter sur un mari. Son projet d’éducation des filles est détaillé dans un ouvrage intitulé « L’éducation féministe des filles », publié en 1914.

Madeleine Pelletier n’insiste pas seulement sur une éducation commune aux enfants des deux sexes, mais aussi sur une vie en tout point identique. Les filles doivent s’habiller comme les garçons, ce qui facilite les mouvements et donc le développement physique, et ce qui évite la coquetterie. Les jeux doivent l’endurcir, quitte à avoir des jouets militaires. Il faut aussi que la petite fille fréquente des garçons en dehors de l’école et évite de n’avoir que des amies de son sexe. Il faut aussi qu’elle ait une certaine vigueur physique afin d’éviter qu’un garçon puisse se poser en protecteur. Elle doit apprendre les travaux ménagers, comme les garçons, mais il ne faut pas en faire l’apologie. Elle doit faire beaucoup de sport, y compris des sports de combat. Ses lectures doivent relater de grandes aventures, doivent valoriser de grands personnages, de Guillaume Tell à Garibaldi, en passant par Jeanne d’Arc. Elle accepte le système des punitions et récompenses, ce qui endurcit la petite fille.

 

Il semble en fait que les néo-malthusiens soient partagés sur les modalités d’applications de la coéducation. Toujours est-il que la plupart d’entre eux reprennent les arguments de Paul Robin, basés sur la maternité consciente. Celle-ci n’est possible qu’avec des femmes instruites du fonctionnement des organes reproducteurs, mais aussi ayant acquis une volonté et une indépendance lui permettant de mettre en œuvre les méthodes contraceptives. Pour Paul Robin, c’est une des clés de la bonne naissance.

 

« Aujourd’hui, la femme ignorante et résignée est le lugubre laboratoire dans lequel s’accomplit le crime de la production des dégénérés, de plus en plus nombreux et redoutables. Donnons-lui science et indépendance et nous sommes assurés que si, comme toujours, dans son immense bonté, elle consent à donner les voluptés de l’amour à des êtres inférieurs, voire même aux dégradés les plus affreux, elle ne consentira à être rendue mère que par les hommes de qualité supérieure au point de vue physique, intellectuel et moral. »[29]

 

La coéducation a donc son rôle dans la régénération humaine. Contrairement à l’éducation sexuelle, elle est appliquée à divers niveaux à la Ruche et à Cempuis.

 

Outre l’enseignement intellectuel qui est parfaitement identique, dans les mêmes classes pour les enfants des deux sexes, la coéducation est aussi appliquée dans les tâches ménagères. Chaque individu, quel que soit son sexe doit apprendre à tenir un foyer. C’est à dire qu’il doit apprendre à être autonome dans sa vie adulte. Par contre pour les apprentis, seules les filles continuent à apprendre les tâches ménagères car « une jeune fille, même quand elle s’est fait une profession spécialisée, doit savoir coudre, blanchir, repasser, faire la cuisine, non pas sans doute aussi bien que celles qui font leur métier de ces travaux, mais dans la mesure qui convient à une femme de ménage ». Finalement l’optique reste assez conventionnel. Le rôle de la femme au foyer, est toujours considéré comme une norme.

Paul Robin reconnaîtra d’ailleurs que le partage des tâches se fait mal. Les travaux de terrassement, le travail du bois ou des métaux sont plutôt réservés aux garçons, tandis que la couture, le blanchissage, la cuisine et l’infirmerie sont principalement attribués aux filles[30]. Ce partage est institutionnel. Parmi les 19 ateliers ceux qui sont réservés aux garçons sont celui de terrassement et maçonnerie, celui de travail du bois, charpente, menuiserie et tournage, celui de travail des métaux, fils métalliques, zinguerie, plomberie, forge, serrurerie, mécanique, ajustage et tournage et celui de peinture et vitrerie. Les ateliers réservés aux filles sont celui de couture et lingerie, celui de blanchissage et repassage, celui de cuisine et soins du ménage et celui d’infirmerie et pharmacie[31]. En tout, ce sont 8 des 19 ateliers qui sont réservés à un sexe. Les 11 autres sont parfaitement mixtes. Il s’agit là d’une séparation qui vaut pour l’apprentissage. Pendant la période de préapprentissage, lorsque les enfants « papillonnent » d’un atelier à l’autre, ils passent par tous.

C’est cela qui fera dire aux inspecteurs de 1894, Pissart, Jacoulet et Bres, que, si les résultats de l’enseignement professionnel en commun sont satisfaisants, ils ne représentent aucun intérêt pratique car « les filles travaillent le fer et le bois pendant que les garçons ourlent des mouchoirs de poches et tricotent des mitaines »[32]. Cette vision simpliste oublie cependant que les filles aussi ourlaient des mouchoirs et que les garçons aussi travaillaient le fer. Il est évident que l’Instruction publique n’est pas prête à considérer l’enseignement des filles autrement que comme une préparation au rôle d’épouse et de mère.

Nous pouvons aussi voir un partage sexuelle des tâches dans l’enseignement de la musique. Jusqu’en 1892, seuls les garçons peuvent jouer d’un instrument à vent. La danse est par contre pratiquée par les enfants des deux sexes.

 

La coéducation était aussi de mise dans les sports, sauf pour ce qui était lié au bataillon scolaire et au maniement de la pompe à incendie, enseigné comme éducation physique, qui ne concerne que les garçons. Les sports de combat étaient aussi réservés aux garçons, alors même que Robin refusait d’en faire des sports violents. La canne de combat et la boxe étaient enseignées par de simple exercices, pour l’adresse, sans combat entre enfants. Garçons et filles faisaient de la natation ensemble, dans la piscine qu’ils avaient construit eux-mêmes. Ces bains réguliers mixtes ont provoqué un scandale utilisé lors de l’affaire qui a abouti à la révocation de Paul Robin.

La coéducation à Cempuis a été la principale cible des ennemis de Paul Robin. Edouard Drumont parle du « système pornographique de coéducation des sexes »[33]. Pourtant elle est toujours pratiquée après le départ de Paul Robin, et tant que le Bulletin de l’orphelinat Prévost paraît encore, jusqu’en novembre 1895, elle est objet de propagande.

Face aux accusations d’immoralité, Gabriel Giroud défend Cempuis en observant les bienfaits de la coéducation. Il explique qu’il n’y a pas eu de puberté précoce, d’intérêt précoce pour la sexualité, ce qui est considéré par Paul Robin comme une cause de pathologie sexuelle et de dégénérescence. Gabriel Giroud note que les voix des garçons ne muaient pas avant 16 ans[34]. D’ailleurs les différents inspecteurs qui ont visité l’orphelinat Prévost, que ce soit en 1892 ou en 1894 on été unanimes à reconnaître qu’il n’y avaient pas observé d’immoralité et que la santé morale des enfants était excellente[35]. Le Docteur Napias, inspecteur à Cempuis en 1892, note d’ailleurs qu’il « semblerait que cette éducation en commun si complètement réglée, et où les exercices physiques ont tant de place, ait pour effet de retarder l’âge où se fait chez l’enfant l’évolution sexuelle »[36].

 

Le témoignage d’Alfred Joriot, ancien « ruchard » semble confirmer « la pénétration réciproque des esprits ». Il pense que « la présence des filles incitait les gars à plus de sagesse, celle des gars encourageait les filles à l’effort. Tout cela à leur insu »[37]. Les vêtements identiques pour les filles et les garçons n’étaient pas élégants mais permettaient l’exercice physique. Toutefois, il semble que la coéducation n’ai pas eu vraiment tous les effets moralisateurs prévus. Alfred Joriot se souvient de l’espionnage par les garçons du bain des grandes filles[38].

A la Ruche, la coéducation est aussi une réalité dans l’éducation professionnelle. Des filles sont à la forge, à l’imprimerie, c’est à dire dans des ateliers généralement réservés aux garçons. Cela posera d’ailleurs un problème avec la section de Versailles du syndicat C.G.T. du Livre qui reproche à la Ruche d’apprendre le métier d’imprimeur à une fille de 13 ans, ce qui est interdit. Le métier est encore réservé aux hommes. En fait, cette jeune fille n’a jamais eu l’intention d’apprendre le métier. Elle travaillait à l’imprimerie une demi-journée toutes les 4 semaines. Le syndicat reproche aussi à la Ruche d’avoir trop d’apprentis, et donc une main d’œuvre quasi-gratuite, ce qui fait de la concurrence déloyale aux autres imprimeries de la région, surtout dans l’imprimerie d’ouvrages du mouvement ouvrier. La C.G.T. reproche à la Ruche d’avoir envoyé des formulaires à des organisations d’avant garde pour avoir des commandes sur des considérations politiques et non commerciales. En fait, comme à Cempuis, les enfants passent dans chaque atelier, ce qui leur permet de choisir un apprentissage en connaissance de cause, d’acquérir une habilité manuelle et d’apprendre certains gestes utiles de la vie quotidienne. De ce fait, il y a plusieurs enfants qui travaillent à l’imprimerie, y compris des filles.

Une rencontre est donc organisée à Paris entre la C.G.T. et la Ruche. La direction parisienne de la C.G.T. veut jouer les médiateurs, mais ne transige pas sur le fait que la Ruche ne doit pas dépasser le nombre des apprentis qui est de 1 pour 5 ouvriers. Le travail de la jeune fille est totalement interdit. La C.G.T. demande à ce que les collaborateurs de Sébastien Faure qui sont syndiqués obtiennent la cessation de son activité à l’imprimerie. Bien entendu, toute la Ruche la soutient et ne cède pas. L’affaire n’eut pas de suite[39]. Dans le Bulletin de la Ruche, un article d’Eugénie Casteu, institutrice à la Ruche, défend cette jeune fille. Elle explique finalement pourquoi la Ruche donne une éducation professionnelle aux femmes. Son argumentation n’est pas celle des néo-malthusiens.

 

« Nous sommes pour que la femme reste au foyer. Mais dans l’état actuel des choses, nous savons que ce sera impossible tant que nous n’aurons pas démoli l’édifice bourgeois. Nous sommes contre l’avilissement des salaires. Mais nous entendons y résister par la lutte directe contre les patrons et par la diminution des heures de travail, non en raréfiant la main d’œuvre par la limitation des apprentis. »[40]

 

Dans cette conclusion, au nom de toute la communauté, Eugénie Casteu n’exprime pas du tout les visées néo-malthusiennes par rapport à l’émancipation des femmes et leur indépendance. L’apprentissage pour les jeunes filles n’est présenté que comme une préparation à un monde injuste. La limitation des apprentis prônée par les néo-malthusiens, par la limitation des naissances, est rejetée au profit d’une lutte politique et syndicale classique.

Les cartes postales de la Ruche montrent des scènes de la vie quotidienne de cette école. On y voit des groupes divers qui ne sont pas toujours mixtes. Une carte montre 10 enfants autour d’un ballon de basket ball[41]. Il n’y a pas une seule fille. On voit aussi une carte représentant l’atelier de couture, où ne figurent que des filles, alors que sur une autre carte de cet atelier il y a aussi des garçons[42]. On peut se demander si la coéducation fut totale dans certaines activités comme le sport. De plus, si les enfants participent à toutes les activités quel que soit leur sexe, les adultes conservent une division sexuelle du travail. Des femmes s’occupent de la couture, de cuisine, et les hommes de la menuiserie, de l’imprimerie.

Les petites comédies et chansons publiées par la Ruche en 1907 mettent en scène la coéducation. « L’heureux accident », une pièce d’Eugène Poitevin, militant néo-malthusien, met en scène les relations entre garçons et filles[43]. Eugène Poitevin veut montrer que la violence des garçons s’efface au contact des filles. Un garçon qui refuse de jouer avec des filles sera un homme qui battra sa femme. La pièce remet aussi en cause la division sexuelle des tâches ménagères. La morale de l’histoire est qu’un homme comme une femme doit savoir tout faire pour ne compter que sur soi et être autonome. Plus intéressante, est la comédie « Mademoiselle Laure » de Stephen Mac Say, lui aussi militant néo-malthusien, mais enseignant à la Ruche. La scène se déroule à la Ruche, à l’arrivée d’une nouvelle, Mademoiselle Laure. Cette pièce évoque la coquetterie de mademoiselle Laure, opposée à l’activité bruyante, joyeuse, et peu féminine des autres filles élevées à la Ruche. Mac Say souhaite aussi montrer que la coéducation n’a pas pour effet d’annihiler les caractères spécifiques de chaque sexe, mais de les nuancer. Si garçons et filles de la Ruche jouent ensemble, les filles préfèrent souvent jouer entre elles à la poupée, alors que les garçons se retrouvent pour jouer aux billes. Par contre, on ne retrouve pas à la Ruche, selon Stephen Mac Say, les jouets militaires courants. D’après Sébastien Faure, ces scènes sont « la reproduction exacte de la vie à la Ruche, l’image fidèle des travaux, des plaisirs, des sentiments de nos enfants, ainsi que l’affirmation des procédés pédagogiques et des méthodes éducatives en usage et en honneur à la Ruche »[44].

 

De même, Francisco Ferrer pratique aussi la coéducation à l’École moderne. Elle est pour lui le seul moyen d’arriver à l’égalité des sexes, d’assurer une compréhension mutuelle dans le ménage, mais aussi, de soustraire les femmes à l’influence de l’Église.

A l’Avenir social, la coéducation est une évidence dès le début en 1906. Mais elle est interdite en 1909. Marcel Sembat défend alors Madeleine Vernet et écrit que la coéducation ne peut être néfaste qu’à l’apprentissage de la religion, de la guerre ou de la criminalité[45]. Une nouvelle fois, c’est dans l’éducation morale que la coéducation est classée. Madeleine Vernet ne précise pas dans ses écrits sur l’éducation sociale si les filles recevaient les mêmes enseignements professionnels que les garçons.

 

La coéducation des sexes est appliquée dans presque tous les domaines. Il est vrai que la formation professionnelle souffre d’un vision normative du rôle de la femme dans la société. Mais la coéducation des sexes est extrêmement rare et les écoles libertaires sont à peu près les seules à la pratiquer. Il s’agit essentiellement d’un élément de moralisation de la jeunesse. L’objectif proclamé est l’émancipation des femmes, dans les différents sens que cela peut prendre. Pour les néo-malthusiens, il est évident que cela passe par la maternité consciente. La coéducation est donc vue comme un élément d’éducation des filles, et les effets moraux sur les garçons sont secondaires. Contrairement à l’éducation sexuelle, dont le but, la maternité consciente, est finalement le même, la coéducation est pratiquée dans toutes les écoles libertaires. Si, comme le dit Sébastien Faure, « la pratique de la coéducation pose le délicat problème de l’éducation sexuelle » [46], c’est bien dans cet objectif de moralisation.

Mais cette coéducation des sexes n’est pas complète et ne se détache pas totalement de la norme, ce qui pourrait limiter les effets désirés surtout en ce qui concerne l’indépendance des femmes. Les enseignements professionnels restent trop conformes à la division sexuelle du travail. Malgré tout, dans le contexte du dix-neuvième siècle, il faut noter que l’enseignement donné est largement supérieur à l’enseignement habituel des filles.

 

 



[1] Loi du 30-10-1886, citée par Gabriel Giroud, Cempuis, op. cit., p. 17.

[2] « Réunion des enfants des deux sexes » Bulletin de l’orphelinat Prévost, n°4 (4ème série), juillet août 1890.

[3] Gabriel Giroud nous apprend que le collège Oberlin, dans l’Ohio est le plus ancien collège mixte des États Unis, mais sans préciser de dates. Ce collège porte ce nom en hommage au pasteur alsacien Jean-Frédéric Oberlin, mort en 1826.

[4] Marie Guillot, « Instruction et éducation des filles » dans l’École émancipée, n°26, 25 mars 1911.

[5] A. Mignon, « Éducation des femmes » dans l’École émancipée n° 35 (2ème année), 25 mai 1912.

[6] Dr. Henri Fischer, De l’éducation sexuelle, op. cit., p. 198.

[7] Dr. Henri Fischer, De l’éducation sexuelle, op. cit., pp. 179-180.

[8] Marie Bonnevial, « L’œuvre d’Epône et la coéducation » dans Madeleine Vernet, L’Avenir Social, 5 années d’expériences éducatives, 1906-1911, Paris, 1911, p. 33.

[9] Marie Bonnevial, op. cit., p. 34.

[10] Madeleine Vernet, « La coéducation » dans Madeleine Vernet, L’Avenir social, op. cit., p. 47.

[11] Madeleine Vernet, « Considérations sur le néo-malthusianisme » dans Rénovation n°11, 15 février 1912.

[12] Manuel Devaldes, « La famille néo-malthusienne » dans Génération consciente n°47, février 1912.

[13] Eugène Lericolais, Peu d’enfants. Pourquoi. Comment, Paris, 1912 (6ème édition), p. 157.

[14] Jeanne Marquès, « Féminisme et néo-malthusianisme » dans Génération consciente n°51, juin 1912.

[15] E. Blanchard, « Le féminisme et le problème des rapports de sexe » dans Génération consciente n°49, avril 1912.

[16] J.-T. Blanchard, « La personnalité féminine et le développement social moderne », dans Génération consciente n°68, novembre 1913.

[17] Génération consciente n°68, novembre 1913.

[18] Paul Robin, « Du rôle de la femme dans l’enseignement » dans le Bulletin de l’orphelinat Prévost n°4 (3ème série), juillet août 1889.

[19] Texte cité dans le Bulletin de l’orphelinat Prévost n°1 (4ème série), janvier février 1890.

[20] Manifeste aux partisans de l’éducation intégrale, dans un numéro exceptionnel du Bulletin de l’orphelinat Prévost, août 1893.

[21] Extrait du livre de Jeanne Desmoineaux, Éducation, cité par Régénération n°44-45, septembre octobre 1908.

[22] Ida Templier, « L’éducation du courage » dans Rénovation n°5, 15 août 1911.

[23] Extrait du livre du Dr. Sicard de Plauzolles, Les fonctions sexuelles au point de vue de l’éthique et de l’hygiène sociale, cité par le Malthusien n°15, février 1910.

[24] Dr. Sicard de Plauzolles, op. cit., dans le Malthusien n° 15, février 1910.

[25] C.-A. Laisant, L’éducation de demain, Paris, 1913, p. 29.

[26] C.-A. Laisant, L’éducation fondée sur la science, Paris, 1904, p. 133.

[27] Gabriel Giroud, Cempuis, op. cit., p. 107.

[28] Madeleine Pelletier, « Libre maternité » dans Rénovation n°6, 15 septembre 1911.

[29] Paul Robin, cité par Maurice Dommanget, Paul Robin, op. cit., p. 37.

[30] Christiane Demeulenaere-Douyère, op. cit., p. 213.

[31] Nathalie Bremand, op. cit., p. 77.

[32] Synthèse des rapports Pissart, Jacoulet, Bres, cité par Nathalie Bremand, op. cit., p. 7.

[33] Edouard Drumont, cité par Roland Lewin, Sébastien Faure et la Ruche, op. cit., p. 42.

[34] Gabriel Giroud, Cempuis, op. cit., p. 180.

[35] Sur les rapports d’inspection, voir Christiane Demeulenaere-Douyère, op. cit., p. 194.

[36] Cité par Christiane Demeulenaere-Douyère, op. cit., p. 265.

[37] Témoignage d’Alfred Joriot, cité par Roland Lewin, Sébastien Faure et la Ruche, op. cit., p. 99.

[38] Témoignage d’Alfred Joriot, cité par Roland Lewin, Sébastien Faure et la Ruche, op. cit., p. 100.

[39] Sur cette affaire, voir Roland Lewin, Sébastien Faure et la Ruche, op. cit., p. 122.

[40] Eugénie Casteu, « La question de l’apprentissage à la Ruche » dans le Bulletin de la Ruche n°5, 10 mai 1914.

[41] Voir Édouard Stephan, op. cit., p. 46.

[42] Voir Édouard Stephan, op. cit., p. 54.

[43] Eugène Poitevin, « L’heureux accident » dans Pour les petits, recueil de chansons, chœurs et petites comédies, Dijon, 1907, pp. 5-11.

[44] Sébastien Faure, dans Pour les petits, op. cit., p. 63.

[45] Marcel Sembat, préface de Madeleine Vernet, L’Avenir social, op. cit., p. 6.

[46] Sébastien Faure, Propos d’éducateur, op. cit., p.81.