Chapitre
8 :
L’hygiène dans les écoles
libertaires.
L’orphelinat Prévost et la Ruche ont
été particulièrement attentifs au respect de règles d’hygiènes dans tous les
domaines. L’hygiène est partie intégrante de l’éducation intégrale. A partir du
moment où l’on considère cette éducation comme la seconde étape de la
régénération humaine, l’hygiène est primordiale pour régénérer l’individu.
Dès son arrivée à Cempuis, Paul Robin a
donné une place prépondérante à l’hygiène alors que le sujet commençait juste à
préoccuper le ministère de l’Instruction publique. La découverte du
néo-malthusianisme en Grande Bretagne et sans doute son attachement au
darwinisme, l’ont amené à s’occuper spécifiquement du développement physique
des enfants. Mais l’hygiène est déjà un élément essentiel de sa première
ébauche d’éducation intégrale dans la Revue
de philosophie positive. Il se préoccupe déjà de prévenir l’alcoolisme et
le tabagisme[1]. Mais il ne détaille pas
encore ce que sont ces règles d’hygiène et quel est leur but précis. Son
évolution idéologique l’amène logiquement à s’inquiéter de tout ce qui concerne
l’environnement et l’alimentation de ses élèves. Pour Gabriel Giroud, l’hygiène
fut la « préoccupation principale, constante, des éducateurs de
Cempuis »[2]. La santé devant
déterminer la moralité et les capacités intellectuelles, l’hygiène est le
meilleur mode d’intervention sur la santé, après la sélection qui a été faite.
Elle découle d’une éducation qui se veut rationnelle et donc utilise les
découvertes de la science jusque dans les moindres détails de la vie
quotidienne.
Toutes ces règles d’hygiène, instituées
dès l’arrivée de Paul Robin à Cempuis sont détaillées dans le Bulletin de l’orphelinat Prévost en
juillet 1884. L’emploi du temps des pensionnaires de l’orphelinat Prévost âgés
de 9 à 13 ans comprenait trois heures chaque jour consacrées à l’hygiène, c’est
à dire les repas, les récréations, la culture physique, la toilette
individuelle. Il faut mettre ce temps en rapport avec les quatre heures
d’enseignement, les deux heures de travaux collectifs et les trois heures de
travaux manuels, c’est à dire le temps passé dans les ateliers ou les champs,
et les trois heures de travail facultatif.
Précisément, les enfants se lèvent à 5
heures et demi en été et à 6 heures en hiver. Ce réveil se fait au son du
clairon. Ils commencent par faire une toilette minutieuse, comprenant le lavage
à l’eau fraîche des mains, de la figure, de la bouche, des dents, de la tête,
du cou et de la poitrine. Cempuis s’est dotée d’une installation complexe pour
permettre cette toilette. L’eau de pluie est recueillie dans des réservoirs
placés aux étages supérieurs[3]. Elle
est distribuée dans les dortoirs, au milieu desquels sont disposés des lavabos.
Des cuvettes sont remplies et déposées sur de grandes tables à tréteaux avec
les objets de toilettes. Chaque enfant reçoit une terrine, un savon à l’huile
d’olive, un gant de toilette, une brosse à tête, une timbale et une brosse à
dent. Les filles ont en plus un démêloir, un peigne fin et une brosse à peigne.
Les garçons doivent se raser les cheveux mutuellement, alors que les filles
peuvent garder les cheveux longs. Paul Robin recommande donc un entretien
minutieux. Les enfants ne peuvent porter un couvre chef que lors de promenades
hors de l’orphelinat : un béret léger en hiver ou chapeau de paille en
été.
Après l’inspection de la toilette, les
enfants font 45 minutes de gymnastique, avec parfois l’utilisation d’agrès.
Pour les plus grands garçons, qui forment le bataillon scolaire, ce temps est
aussi consacré au maniement des armes. Après cela, les élèves participent aux
soins de propreté collective, c’est à dire au ménage et à l’entretien des
bâtiments. Pendant ce temps, les matelas et les draps sont retournés et exposés
à l’air. Puis arrive le déjeuner et une récréation. Les cours commencent donc à
8 heures et demi[4].
Afin de profiter au maximum du milieu
favorable, puisque rural, les cours sont donnés en plein air chaque fois que le
temps le permet. La vie à la campagne est vue comme un élément essentiel de
cette hygiène. Un certain nombre de ces règles seraient impossibles à appliquer
en zone urbaine, surtout dans les quartiers populaires. Les enfants partent
régulièrement en excursion dans la région, et parfois plus loin, notamment à
Mers-les-Bains. Ces excursions, à pied ou à vélo, sont également un moyen de
faire de l’exercice physique. L’orphelinat Prévost est la première école de
France à se doter de vélos en 1881. L’orphelinat possède 12 bicycles et 8
tricycles pour les filles et les adultes âgés. L’un des tricycles fut fabriqué
sur place.
La propreté corporelle est très soignée
et fait l’objet d’inspections quotidiennes très strictes, de 10 à 15 minutes,
selon Gabriel Giroud[5]. Si
l’inspection révèle des négligences, la toilette est à recommencer pendant la
récréation. L’inspection concerne la tête, les oreilles, le cou, la bouche, et
les pieds. La toilette des petits est aidée par des plus grands, le
« petits papas » et « petites mamans ». Dans les premières
années, ce sont les élèves méritants, qui ont obtenu le grade de caporal, qui
font ces inspections, sous la surveillance des enseignants. Il arrive aussi que
Anne Louise Robin fasse une inspection générale des élèves.
En plus de cela, les enfants profitent
de la piscine pour se baigner régulièrement d’avril à octobre. En hiver, ils
doivent aussi prendre un bain hebdomadaire, appelé « sponging bath ».
c’est un bain froid complet, « à l’éponge ». L’objectif de la piscine
est double. Il s’agit tout d’abord, par des bains fréquents, d’améliorer la
santé des enfants, mais aussi, de leur offrir une récréation qui leur permet de
se dépenser physiquement. Les longues heures de classes, sans mouvement, sont
considérées comme contraignantes pour le corps et donc anti-hygiéniques. De
plus elles vont à l’encontre de la nature des enfants, qui veulent bouger. Les
récréations doivent donc être nombreuses. Elle sont pourtant aussi surveillées
et dirigées dans un but sanitaire, notamment en été. Les enfants doivent se
baigner dans la piscine au moins trois fois par semaine d’avril à octobre.
L’eau est régulièrement renouvelée et salée au sel marin. Au bout d’un an à
Cempuis, tous les enfants de plus de 10 ans savent nager. A 15 ans, tous savent
plonger et sont maîtres nageurs. C’est aussi une des justifications de la
piscine. Tous les enfants doivent être à l’aise dans l’eau et éviter les
dangers. Par contre les concours de natation et la compétition sont rejetés. A
Cempuis, on considère les athlètes comme des êtres incomplets car ils ne sont
forts que dans un seul domaine et faibles dans la plupart des autres activités
physiques. La compétition va donc à l’encontre d’une éducation intégrale. Paul
Robin ira jusqu’à considérer la compétition sportive comme « une des plus
terrible marque de dégénérescence »[6].
La nourriture devait être simple et
variée. Elle a souvent été considérée comme végétarienne, sans que la viande
ait été totalement exclue. Il n’y avait ni vin, ni café, ni alcool, excepté du
cidre, peu alcoolisé, consommé modérément. Il est à noter que les menus étaient
identiques pour les adultes et les enfants, qui prenaient d’ailleurs leur repas
dans le même réfectoire.
Le déjeuner, à 7 heures, se compose
d’une « abondante soupe (le plus souvent au lait) », ou de purée de
gruau d’avoine d’Écosse, appelée « Scotch Oatmeal », ou
éventuellement d’une préparation au cacao[7].
L’alimentation est très surveillée, et calculée pour un meilleure efficacité
hygiénique. On nous indique que la quantité de soupe est exactement de 33
centilitres, pain compris, par enfant. La composition de la purée de gruau est
de 13 centilitres de lait, 13 centilitres d’eau, 10 grammes de sucre et 33
grammes de Gruau d’avoine d’Ecosse.
Au dîner, qui se prend à 12 heures, on
trouve une soupe ou un potage aux pâtes alimentaires. Trois fois par semaine,
il s’agit de soupe au bœuf. Puis il y a de la viande, des légumes et un
dessert. Au souper, à 18 heures, il y a, à nouveau, de la viande, des légumes
et un dessert.
Nous pouvons remarquer que la quantité
de viande est encore importante dans les premières années. Elle fait l’objet
d’une attention particulière. Outre la viande des porcs élevés sur place, le
boucher de l’orphelinat reçoit de l’administration de la viande de bœuf, de
veau ou de mouton. Elle doit être fraîchement abattue et bien saignée. Elle est
contrôlée par le directeur, ou son délégué au moment de la réception. Elle ne
doit pas contenir plus de deux hectogrammes d’os ou de déchet par kilogramme de
viande. Lorsque les élèves partent dans de longues excursions, ils emmènent des
conserves de « corned beef », importées d’Amérique ou d’Australie.
La consommation quotidienne de viande
est alors de 130 grammes par jour et par élève, dont au moins 104 grammes,
précisément, de viande maigre, répartie sur le dîner et le souper. La
répartition est faite à chaque table par un élève gradé, sous la surveillance
d’un adulte. Chaque table comprend 8 à 10 enfants d’âges divers. Là aussi, les
plus petits sont aidés par leurs « petits papas » ou leurs
« petites mamans ». Ceux ci doivent surveiller la propreté des mains
et le lavage des dents après le repas. La part de viande dépend de l’âge et de
la constitution physique de chacun.
Le pain est donné « à
discrétion », à tous les repas. Rien n’est indiqué sur le type de pain
utilisé : pain blanc ou pain complet ? Il semble qu’aucune attention
n’est prêtée à cet aliment, pourtant fabriqué sur place. La consommation
moyenne, 400 grammes par jour et par enfant, est importante. Il n’y a rien de
particulier à cela. Le pain est traditionnellement un élément de base à tous
les repas.
La boisson principale, après l’eau, est
le cidre. La consommation est étroitement surveillée. Les petits n’en
consomment pas autant que les grands. La consommation journalière moyenne est
de 26 centilitres par enfant. Cela sera d’ailleurs l’objet d’une critique d’un
journal libéral anglais, reproduite dans le
Bulletin de l’orphelinat Prévost. Le journaliste encense Paul Robin et son
« orphelinat laïque », mais se permet une seule critique :
« l’usage régulier du cidre ; ce breuvage quelque peu alcoolique qui
est fabriqué à la ferme »[8]. Le
journaliste anglais conseille l’usage exclusif de l’eau et du lait car
« les enfants s’élèvent mieux alors qu’ils ne prennent ni thé, ni aucun
autre stimulant ». Cela nous permet aussi de voir que Paul Robin garde des
contacts en Grande Bretagne avec des milieux qui se sentent concernés par
l’antialcoolisme.
La nourriture n’est pas la même pour
les excursions. Chaque enfant reçoit 600 à 800 grammes de pain, 100 grammes de
viandes, des œufs durs, des fromages secs, des noix, noisettes, amandes,
pruneaux ou raisins secs à midi. Le repas du soir comprend des légumes et 100
grammes de viandes par enfants[9]. Ils
peuvent aussi recevoir éventuellement du café, après de longues étapes.
L’utilisation du café en excursion est jugée comme « excellente »
d’un point de vue « moral et physiologique »[10]. Par
contre, les élèves ne reçoivent plus de cidre lors des excursions, mais un
« mélange d’eau et de sirop de Calabre […] fort recommandable au point de
vue hygiénique ». L’augmentation de la consommation de viande lors des
excursions montre bien que Paul Robin reste persuadé que la viande est un
aliment fortifiant. Ses amis naturiens ont justement expliqué que la viande ne
possédait aucune qualité nutritive qui puisse apporter de l’énergie que l’on ne
trouve pas dans des aliments végétaux. Pour la viande, même si sa consommation
reste mesurée et surveillée, Paul Robin ne l’a pas encore remise en cause. Il
est donc abusif de parler, d’une alimentation végétarienne ou « plutôt
végétarienne » à Cempuis, comme l’a fait Roland Lewin[11].
Il y eut toutefois une expérience de
végétarisme réel, tentée à Cempuis. Des élèves volontaires ont suivi un régime
végétarien pendant six mois, mais le résultat est obscur. Giroud indique que
cette expérience, dont il ne donne d’ailleurs pas la date, fut « gênée par
les préjugés » et qu’elle fut donc « abandonnée sans avoir donné de
résultats probants »[12].
Cette expérience a été assez mal reçue dans un contexte où la viande est
considérée comme l’aliment fortifiant de base, donc nécessaire à des enfants
qui grandissent. Une lettre des services de police du ministère de l’intérieur
adressée au Préfet de l’Oise, le 23 janvier 1888 dénonce des professeurs qui
« seraient végétariens et priveraient certains élèves de viande pour faire
des expériences in anima-vili »[13]. Il
faut bien comprendre les nuances de cette phrase. Le végétarisme n’est pas
considéré comme un mode d’alimentation, mais comme des expériences d’intérêt
purement scientifique. Elle sous-entend aussi que les élèves sont forcés par
des professeurs de se priver de viande, alors que Gabriel Giroud parlait
d’élèves volontaires. Ce rapport de police se discrédite lorsqu’il parle plus
loin de Cempuis comme d’une « école anarchiste », alors que nous
avons vu que le caractère libertaire n’était pas très prononcé, ou comme une
école « où l’on apprend la révolution » alors que l’enseignement
était peu influencé par les options pacifistes, néo-malthusiennes et
anticléricales de Paul Robin.
On peut aussi penser, en voyant la
manière dont la police reçoit cette expérience végétarienne, que Paul Robin a
eu peur d’être révoqué à cause de cela, raison pour laquelle l’expérience n’a
duré que six mois. Les gênes évoquées par Gabriel Giroud pourraient être des pressions
hiérarchiques hostiles au végétarisme.
L’alimentation tient une place
importante dans l’hygiène à Cempuis. Les bienfaits de cette alimentation simple
et saine sont expliqués dans le bulletin. Elle est vue comme un rempart à la
dégénérescence. Un rédacteur anonyme du Bulletin
de l’orphelinat Prévost considère qu’un enfant qui ne suit pas les
exercices que sont la gymnastique, la récréation et le repas a toutes les
chances de devenir anémique et névrosé[14]. En
ce qui concerne l’alcool, son élimination doit permettre d’éviter, outre les
maladies qui lui sont liées, un certain nombre de comportements tels que la
paresse, le vagabondage ou la cleptomanie[15].
Face aux dangers réels et répandus de l’alcoolisme, les éducateurs de Cempuis
ont tendance à exagérer les effets de l’alcool, et donc de son élimination.
L’orphelinat Prévost se fixe le but de « préserver les enfants par
l’éducation, les détourner, les prémunir, leur éviter absolument les
attractions d’un premier commencement »[16]. En
fait, il s’agit plus d’une éducation à la tempérance par la pratique et
l’exemple. Nous n’avons rien trouvé qui fasse penser que les méfaits de
l’alcoolisme étaient traités dans des cours, que l’alcool était étudié en tant
que produit.
Afin de contrôler une partie de
l’alimentation et de faire des économies, Paul Robin voulait développer la
ferme de l’orphelinat. Elle fournit déjà les pommes de terres, les haricots,
les petits pois, les salades, le riz, les pommes, les prunes, les poires, les
fraises, les cerises, le beurre, le fromage, les œufs, et parfois aussi de la
charcuterie. En 1886, le Bulletin de
l’orphelinat Prévost fait état des difficultés à trouver des enfants qui se
destinent au métier d’agriculteur. De fait, la ferme manque d’apprentis par
rapport aux autres ateliers. Paul Robin a pourtant des grandes ambitions pour
l’agriculture. Il fait pression sur plusieurs familles, qui finalement
acceptent de destiner leur enfant à l’agriculture. Paul Robin a l’intention de
leur fournir un apprentissage révolutionnaire, qui forme les enfants aux
« méthodes nouvelles de culture rationnelle »[17]. Il
a mis en place une agriculture intensive sur champ d’épandage, afin d’augmenter
au maximum la production. L’objectif est bien entendu d’économiser au maximum
sur le budget de l’orphelinat. Mais on peut aussi penser que Paul Robin, qui
conçoit Cempuis comme une expérience avant-gardiste devant servir de référence,
a aussi dans l’idée d’expérimenter une nouvelle agriculture capable d’éliminer
les famines dues à la surpopulation. Il prête une grande attention à la qualité
de l’alimentation des enfants, dans un désir évident de régénération humaine,
et n’imagine pas que l’augmentation de la production puisse se faire au
détriment de la qualité. La ferme reste, selon Christiane Demeulenaere-Douyère,
un des principaux échecs de Cempuis.
Paul Robin va aussi utiliser ses
capacités en chimie et les études faites en ce domaine par les élèves de
l’orphelinat pour créer un nouvel engrais. En 1886, des engrais maison sont
donc utilisés. Aucune indication ne sera donnée quant à leur efficacité. On
peut donc penser qu’elle ne fut pas révolutionnaire. Une telle réussite aurait
sans doute débouché sur des articles dans le bulletin et sur des communications
aux nombreuses sociétés scientifiques dont était membre Paul Robin.
Ces pratiques hygiéniques évoluent
régulièrement. Rien n’est figé. En ce qui concerne les bains par exemple, le Bulletin de l’orphelinat Prévost
regrette en 1888 de devoir se contenter d’un seul bain hebdomadaire en hiver[18]. Il
envisage une amélioration, mais il semble que rien ne changera dans ce domaine
jusqu’en 1894.
Il a été nécessaire d’améliorer
l’architecture de l’orphelinat qui a été construit en 1860, sans tenir compte
des règles d’hygiène. En 1887, Monsieur Paillot, rapporteur de la troisième
commission d’assistance publique demande un budget extraordinaire pour mettre
les salles de classe aux normes d’hygiène, pour leur orientation au soleil,
leur aération. Ces travaux doivent aussi permettre de construire une
infirmerie, utile en cas d’épidémie, d’agrandir les dortoirs et donc accueillir
180 enfants au lieu de 150[19]. Les
constructions commencent le 11 juillet 1888.
Des travaux permettent aussi d’ouvrir
les salles à la lumière et à l’air. Une loi concernant l’hygiène des écoles fixe
à cinq mètres cubes le volume minimum d’air par élève. A l’orphelinat Prévost
par contre, on souhaite arriver à quinze ou vingt mètres cubes. Les bâtiments
ne le permettant pas, un effort est fait sur l’aération. L’aération des salles
se fait par une ouverture au ras du sol et une autre au ras du plafond. Bien
entendu, le système privilégié reste la classe en plein air.
De même pour la lumière. Le manque de
lumière serait la cause du rachitisme. L’éclairage doit venir de gauche, pour
éviter l’ombre de la main droite, et doit être naturel. La lumière artificielle
est évitée. D’après Gabriel Giroud, « l’air et la lumière pénètrent à
flots » dans les dortoirs, les réfectoires, les classes, les ateliers[20].
L’eau courante a aussi été installée à
l’époque de Paul Robin, tout comme le tout à l’égout et une fosse pour le
fumier de la ferme. En 1892, de nouveaux travaux d’agrandissement ont lieu pour
la lingerie, la buanderie, la « repasserie », l’atelier de couture et
des salles de bains, appelées « temple de l’hygiène »[21].
C’est en 1888 qu’apparaît pour la
première fois dans le bulletin une mise en garde contre les méfaits du tabac et
de l’alcool à l’occasion d’un article sur les fêtes auxquelles participent
l’orphelinat[22]. Dans la pratique,
l’éducation était déjà antialcoolique dès le début. Les alcools forts et le vin
étaient déjà bannis de Cempuis. Mais cette éducation antialcoolique se faisait
par l’exemple, et non des cours théoriques ou par une active propagande contre
l’alcool. En 1888, cette propagande commence. Les méfaits de l’alcool, mais
aussi parfois du tabac, seront occasionnellement expliqués dans le bulletin ou
dans des conférences, signe qu’ils font bien parti de l’enseignement.
Le tabac est vu comme un passe-temps
qui est nuisible à l’activité humaine. Il est préférable d’user de son temps à
des choses constructives. On lui reproche aussi la fumée et la mauvaise odeur.
Cela est expliqué dans l’Éducation
intégrale en janvier 1891, accompagné de la reproduction d’une affiche de
la Société contre l’abus du tabac. L’adresse de la Société est donnée. Il est
étonnant de voir que Paul Robin semble alors entretenir de bonnes relations
avec cette société, qu’il attaquera plus tard en même temps que les
antialcooliques cléricaux. Gabriel Giroud affirme que l’orphelinat était abonné
aux publications de cette société[23].
Par la suite, le tabac sera combattu
comme un obstacle au chant[24].
Paul Robin s’était attaché a donner une bonne éducation musicale et avait formé
à Cempuis une chorale d’un excellent niveau. Il s’est donc servi de la musique
pour attaquer le tabac. Il a aussi utiliser un article de la Nature, organe naturiste, du 6 août 1892. Cet article insiste
sur le caractère onéreux du tabagisme[25]. Il
note que la consommation de tabac a augmenté en 1892, mais qu’elle serait en
baisse en 1893, selon le Trésor public. Le tabagisme est aussi traité lors des
sessions de pédagogie pratiques.
Une autre évolution arrive avec la
construction de l’infirmerie. Elle permet aux jeunes infirmières apprenties et
à Paul Robin de pratiquer de petites opérations chirurgicales bénignes. Paul
Robin était adepte de la dosimétrie, tout comme le docteur local. Le Docteur
Toussaint d’Argenteuil propage la méthode dosimétrique du Docteur Burggraeve,
de l’université de Gand. Elle consiste à attaquer, par des médicaments ou
autres produits, le moindre malaise, le moindre symptôme de maladie, pour
éviter le développement éventuel d’une maladie. Les médicaments, généralement
des alcaloïdes, sous forme de granules, doivent être pris à intervalles
rapprochés, mais à très faible dose. Paul Robin applique cette méthode à
Cempuis et commande donc au Docteur Toussaint un livre pour les éducateurs et
les parents. Il fait publier par l’orphelinat Prévost ce livre, « La santé
de l’enfant à la maison, à l’école, à l’atelier » en 1893 et en écrit la
préface.
L’orphelinat Prévost va aussi utiliser
plus de produits réconfortants durant les dures périodes d’hiver, en diminuant
les consommations de médicaments. L’huile de foie de morue et le quinquina sont
abondamment utilisés[26].
Les soins de propreté exigés de
l’enfants sont de plus en plus nombreux. Ils prennent une place plus
importante. Paul Robin a du mal à faire comprendre leur importance à beaucoup
de ses enseignants, qui sont à Cempuis par défaut. Il insiste sur l’hygiène
comme « un des côtés du rôle d’éducateur »[27]. Les
soins demandés alors concernent les mains, les ongles, la bouche, les dents,
les lèvres, le nez, les yeux, les cils et sourcils, le cou, le torse, les
oreilles, la tête, les cheveux et les pieds. A cela, Paul Robin ajoute que
l’appareil digestif est soigné par une alimentation suffisante, propre et
régulière et une évacuation quotidienne.
L’éducation intégrale nécessite des
éducateurs qui dépassent le simple rôle d’enseignants. Ils doivent aussi se
préoccuper de la santé et du développement physique de l’enfant. Cela implique
le contrôle de la propreté de l’enfant ou la présence de l’éducateur à la
cantine. Paul Robin s’opposera à Henriette Meyer et son Groupe d’action pour la
défense morale des instituteurs et institutrices laïques sur cette question en
1904. Henriette Meyer reconnaît que la surveillance des cantines peut avoir un
intérêt, notamment pour faire de l’éducation antialcoolique concrète, mais elle
pense que ce n’est pas le rôle de l’instituteur[28].
Par cet intérêt pour l’hygiène, les
éducateurs de Cempuis vont jusqu’à se préoccuper de l’écriture des enfants. A
partir de la rentrée de 1891, seule l’écriture droite est utilisée. Cette
écriture doit permettre à l’enfant de se tenir correctement sur sa chaise, et
éventuellement de porter des lunettes appropriées « sans crainte de voir
la myopie s’accentuer par suite de l’attitude incorrecte de la tête »[29]. En
adoptant cette écriture droite, l’orphelinat Prévost adopte la position défendue
par le Docteur Javal[30] à
l’académie de médecine et par les Professeurs Von Reuss et Lorenz du conseil
supérieur de santé de l’Autriche Hongrie.
Les pupitres de classe seront aussi
fabriqués sur place, selon le modèle du familistère de Guise, pour adopter une
forme hygiénique. L’enfant doit se tenir droit, contre le dossier, la tête un
peu penchée en avant, les bras pendants naturellement, sans poser les coudes
sur le pupitre, mais uniquement les poignets. Les enseignants doivent veiller à
ce que les élèves se tiennent correctement.
Plus tard, en 1903, dans l’Éducation intégrale, la revue
pédagogique de Paul Robin, Gabriel Giroud s’opposera à la pratique pédagogique
qui consiste à faire croiser les bras aux élèves pour obtenir le calme. Il
considère cela comme antihygiénique car le croisement des bras comprime le cœur
et le poumon[31].
Dans cette revue, la réflexion sur
l’alimentation ira plus loin encore qu’à Cempuis, sans doute influencée par les
naturiens. On parlera du lait maternisé, meilleur que le lait stérilisé, du
meilleur pain, ou de l’importance de la mastication.
Le résultat de cette politique
d’hygiène semble remarquable puisque tous les visiteurs de Cempuis constatent
la bonne santé des enfants et leur vigueur physique. Pour Christiane
Demeulenaere-Douyère, la santé, est « le principe fondamental sur lequel
repose tout l’édifice de l’éducation intégrale »[32]. La
santé est fortifiée par l’hygiène, une pratique réfléchie de la médecine, mais
aussi, d’une certaine manière, par l’ensemble des activités des élèves. Ces
activités visent à développer toutes les capacités des enfants, à ne laisser
aucun organe inutilisé, et donc à fortifier le corps dans son ensemble.
Cela commence par le milieu, qui est
essentiel. La campagne et les vastes espaces sont obligatoires pour la pratique
de l’éducation intégrale. L’hygiène se décline jusque dans des détails de la
vie quotidienne. En fait, Paul Robin est à l’écoute des hygiénistes, qui
commencent à cette époque à se faire entendre. En plus de cela, Paul Robin garde
des liens en Angleterre, comme en témoigne les nombreuses citations de journaux
anglais dans le Bulletin de l’orphelinat
Prévost, dont au moins un organe végétarien. De même, la Nature apparaît plusieurs fois dans le bulletin. Cet intérêt
pour l’hygiène, très ancien chez Paul Robin, se renforce au contact de ces
lectures, jusqu’à devenir un élément primordial de l’éducation intégrale. Mais
il s’agit toujours plus de pratiques que de propagandes pour l’hygiène.
L’antialcoolisme comme l’anti-tabagisme ne sont que tardivement des thèmes de
propagande de l’Éducation intégrale.
Les pratiques sanitaires ou alimentaires de l’orphelinat sont expliquées dans
le bulletin, plus pour informer que pour expliquer leur intérêt pédagogique.
Après son départ de Cempuis, Paul Robin continue à appliquer, et à diffuser
autour de lui, des règles d’hygiènes d’influences diverses, notamment
naturiennes. Il n’en fait toutefois pas un thème de propagande de la L.R.H.
L’hygiène n’est donc pas réellement intégrée dans la théorie néo-malthusienne
rigide de Paul Robin, très attaché à la loi de population de Malthus et à ses
trois étapes de régénération humaine.
L’hygiène est une pratique plus qu’une
pensée, il serait donc abusif de parler d’hygiénisme pour le courant
néo-malthusien, comme dans le courant éducatif libertaire. Occasionnellement,
le rôle de l’hygiène dans la régénération humaine peut être signalé, mais c’est
plus pour évoquer des préceptes venant des milieux scientifiques ou
éventuellement des naturiens, que pour y amener une vision spécifique.
C’est sans doute aussi avec des vues
régénératrices que Paul Robin a toujours cherché à améliorer l’hygiène de
Cempuis. Il laisse cela dans son concept d’éducation intégrale, qui sera repris
fidèlement par Sébastien Faure.
Celui que les enfants appelle
« Sébast » s’est directement inspiré de Cempuis et a donc insister
sur l’éducation physique et la santé de l’enfant. Il s’est donc aussi préoccupé
très sérieusement d’hygiène. Le Docteur Alfred Mignon explique l’intérêt de l’hygiène
enfantine dans le développement des enfants. C’est l’objet de son premier
article d’hygiène dans le Bulletin de la
Ruche.
« Mais que
l’habitude du tabac, que l’usage exagéré du café aient énervé leur cœur, que
l’alcool ait fait dégénérer leur foie, qu’une alimentation sophistiquée mal
préparée ou simplement trop copieuse ait perturbé l’état normal de leur estomac
et de leur intestin, que de mauvaises pratiques respiratoires aient diminuées
la résistance de leur poumon et ces forts parmi les forts pourront, le lendemain
être couchés dans un lit d’hôpital, voir sur les dalles d’un
amphithéâtre »[33].
L’exagération du Docteur Mignon est
générale chez les hygiénistes. Le Docteur Elosu explique de la même manière les
nombreux avantages qu’il y a à laisser les enfants au soleil :
vivification du sang, décongestionnement des organes, rayons calorifiques, plus
forte oxygénation du sang, cicatrisation plus rapide, attaque des microbes[34].
Même s’il est incontestable que cette héliothérapie a des effets bénéfiques,
ils sont largement exagérés par Fernand Elosu, qui ne mentionne pas les
éventuels effets d’excès de soleil.
L’emploi du temps annoncé dans le
deuxième Bulletin de la Ruche,
prévoit une demi heure de toilette chaque matin, entre 7 et 8 heures et chaque
soir, de 20 heures et demi à 21 heures. La Ruche n’avait pas l’eau courante.
Les deux salles d’eau étaient équipées de bacs à douche et de tout le matériel
de toilette individuel nécessaire. Au mur, des panneaux affichaient des
conseils d’hygiènes comme « Lavez vous et souvent et tout le corps »
ou « Brossez et peignez avec soins vos cheveux »[35]. Les
enfants prenaient aussi un bain hebdomadaire tous les samedis.
Une inspection était réalisée, comme à
Cempuis, après la toilette des enfants, mais le soir. Le matin, la toilette
était assez sommaire.
Les enfants faisaient de l’exercice le
matin au grand air, en été. De plus ils avaient une demi heure de gymnastique
tous les jours à 13 heures et demi. Comme à Cempuis, Sébastien Faure multiplie
les excursions et les classes au grand air. Les cours de botanique se font
essentiellement en extérieur. De plus, en été, les enfants vont se baigner
plusieurs fois par semaine dans des étangs.
Les sept heures quotidiennes de cours
et études sont coupées par de fréquentes récréations, en extérieur chaque fois
que c’est possible. Bien plus qu’à Cempuis, où près de 200 élèves cohabitaient
dans l’établissement en 1894, à la Ruche, on essaye de prendre en compte au
maximum les besoins de mouvement des plus petits. Le système de Sébastien Faure,
plus libertaire, moins rigide, facilite cette activité des enfants, surtout des
plus petits. Le Docteur Mignon en fait un élément essentiel de bon
développement physique des enfants, car « l’attitude forcée sur les bancs
de l’école en fait de plus des dégénérés physiques »[36].
La nourriture se voulait simple et
variée, confectionnée essentiellement avec les produits de la ferme de la
Ruche. Sébastien Faure reconnaît d’ailleurs que l’alimentation qu’il prône, à
base d’œufs, de laitages, de fruits et de légumes peu être trop chère pour une
famille ouvrière[37]. Pour l’instituteur Léon
Rouget, les aliments doivent correspondre le plus possible à la composition
chimique des tissus qu’il faut régénérer et accroître[38].
Le petit déjeuner se composait
essentiellement d’une soupe au lait. Le déjeuner comprenait aussi une soupe,
des légumes, une viande et un dessert. Pas de viande au dîner, mais toujours
une soupe, des légumes et un dessert. A cela il faut rajouter le goûter de 16
heures où l’on mangeait du pain avec du fromage, ou de la confiture, ou du
chocolat, ou du miel. Les informations sur l’alimentation sont moins précises
que pour Cempuis, mais il faut remarquer une nette différence dans la
consommation de viande. Sébastien Faure partage un certain nombre de critiques
envers la viande. Il en donne toutefois aux enfants, mais pas plus d’une fois
par jour. Étant totalement autonome de l’administration, il est probable que le
recours à la viande lui est plus onéreux. Roland Lewin note d’ailleurs que,
dans la pratique, la viande n’est pas au menus tous les jours[39].
Certaines viandes venaient des terres
du comte Potocki ou de la duchesse d’Uzès, sur lesquelles des éducateurs de la
Ruche allaient parfois braconner, avec la complicité des gendarmes. Les enfants
avaient donc parfois du lièvre ou du faisan. Il faut remarquer que si beaucoup
de libertaires, notamment des naturiens, considèrent la viande comme mauvaise,
la pire viande reste le gibier. Les animaux sauvages sont considérés comme les
plus dangereux pour la santé. Cela n’empêche pas les « ruchards »
d’en servir au repas. Ils ne semblent pas très sensibles aux arguments
végétariens. On peut donc penser que la première raison de leur faible
consommation de viande reste économique.
D’autre part, quand le Docteur Elosu se
sert du Bulletin de la Ruche pour
s’attaquer à la viande, qui ne serait pas sûre d’un point de vue sanitaire, il
remet en cause l’état de santé du bétail, son mode d’abattage ou de
préparation, mais pas la viande elle-même. Il accuse aussi les éleveurs, peu
soucieux de la santé de leurs animaux, préférant empoisonner que de limiter
leurs profits[40].
Il faut toutefois constater que
certains militants libertaires se sont intéressés au sort des animaux et ont
milité contre la vivisection après leur passage à la Ruche. C’est le cas de
Stephen Mac Say et de Julia Bertrand. Une thématique de certains naturiens
végétariens est reprise par Sébastien Faure. On le remarque particulièrement
dans le recueil de textes pour enfants qui paraît en 1907. De nombreux poèmes, notamment
de Stephen Mac Say célèbrent la nature, nourricière et vierge de toute
civilisation, et l’activité constructive des animaux, opposée au travail
destructeur des hommes.
Les collaborateurs de Sébastien Faure
étaient recrutés dans le milieu libertaire. Ils étaient à la Ruche par
conviction et n'étaient pas rémunérés. Sébastien Faure leur demandait par
contre d’être tempérants en matière d’alcool. Après la fête de la Ruche en août
1910, l’Indépendant de Rambouillet
remarque tout de même la consommation de 19 barriques de vin et de bière, pour
5 000 personnes[41]. Pour la fête de 1911, le
même journal semble étonné de ne pas avoir vu, malgré la fête, un seul
anarchiste ivre. On peut penser que Sébastien Faure a fait des efforts contre
la consommation d’alcool.
Les repas ne sont jamais accompagnés de
vin pur, ni de café ou de liqueurs. Il semble qu’il y ait eu quelques
exceptions occasionnelles, d’après Roland Lewin[42]. En
fait, il n’y avait pas vraiment de règles pour les adultes. Certains buvaient
occasionnellement du vin ou fumaient régulièrement. Sébastien Faure veillait à
ce que cette consommation de tabac et d’alcool reste modérée. Il demandait
d’ailleurs à ses compagnons qui accueillaient les enfants pendant les voyages
de ne pas changer leur régime alimentaire habituel. Il transmet donc aux
familles d’accueil une fiche précise, interdisant notamment le vin, l’alcool ou
le café.
L’éducation antialcoolique est aussi
basée sur l’exemple, facteur déterminant de l’alcoolisme selon le Docteur
Georges Petit[43], et non sur des discours.
Elle n’est pas dogmatique. Elle laisse une place, dans le Bulletin de la Ruche à un poème de Maurice Bouchor, par ailleurs
très critiqué pour son patriotisme, à la gloire du travail du vigneron,
intitulé « Chanson du tonnelier »[44]. Il
n’y a pas en fait de véritable doctrine alimentaire. Les conseils hygiéniques
tirés des milieux médicaux ou naturiens sont plus ou moins appliqués et
expliqués, mais sans qu’une théorie hygiéniste quelconque soit choisie pour
l’éducation libertaire.
La Grande Guerre plonge la Ruche dans
de grandes difficultés. Il faut se rationner. En 1917, Sébastien Faure
considère que le degré de rationnement atteint pourrait compromettre la santé
des enfants. Il décide donc de fermer la Ruche[45].
Ce régime hygiénique semble réussir aux
enfants, dont nombre de visiteurs remarquent la santé florissante. Le médecin
n’intervient que très rarement. Faure a pris soin d’installer une infirmerie,
mais elle sert surtout à soigner des écorchures. En 13 ans d’existence, la
Ruche a tout de même connu un décès. En 1914, Henri Philippe, âgé de 19 ans
meurt à l’hôpital de Rambouillet. La cause du décès n’est pas mentionnée par
Sébastien Faure.
La bonne santé des enfants est
attribuée par Sébastien Faure, au domaine, vaste, en pleine nature, pur, ainsi
qu’au régime régulier de propreté, d’hygiène, de nourriture saine et de vie au
grand air[46]. Il répète d’ailleurs à
plusieurs reprises dans ses écrits pédagogiques à quel point ses
« ruchards » sont sains et robustes. Jeanne Humbert note, quand elle
visite la Ruche, que les bâtiments sont conçus de manière particulièrement
hygiénique. Les classes sont claires, gaies et propres, les dortoirs, les
ateliers, le réfectoire et la cuisine sont bien aérés. Partout elle remarque
« l’ordre et la netteté ». Ce qui l’intéresse particulièrement à la
Ruche, outre le côté purement pédagogique, c’est la vie au grand air, l’hygiène
et la propreté[47]. Les salles de classes,
vastes et aérées, ont d’ailleurs été décorées par de grandes fresques murales
représentants la nature rayonnante et lumineuse, ce qui rend les salles
attrayantes, mais ce qui a aussi l’avantage d’améliorer l’éclairage des salles.
Les docteurs Elosu et Mignon, qui
écrivent les chroniques d’hygiène dans le Bulletin
de la Ruche sont toujours enclins à exagérer les effets des mesures qu’ils
préconisent, toujours plus essentielles les unes que les autres. Il ne faut
toutefois pas y voir une image de l’état d’esprit qui pouvait régner à la
Ruche. Si Sébastien Faure a bien traité longuement de l’hygiène dans ses écrits
pédagogiques, la Ruche n’avait pas la même obsession permanente que Cempuis.
Les inspections de propreté du matin à Cempuis, décrites par divers auteurs,
semblent plus strictes, plus sévères que les inspections de la Ruche, à peine
évoquées. Globalement, l’hygiène reste néanmoins la même qu’à Cempuis. Tout ce
qui a paru important à Paul Robin est repris par Sébastien Faure, dans ses
divers écrits pédagogiques, de l’air pur et vivifiant à l’habillement simple et
pratique.
On ne peut pas dire que le militantisme
néo-malthusien de Sébastien Faure ait vraiment compté dans ses pratiques
d’hygiène. Mais l’exemple de Paul Robin a énormément compté pour Faure. Il
reprend clairement la théorie de l’éducation intégrale, mais ses méthodes
pédagogiques évoluent, dans un sens plus libertaire. L’époque et le contexte
administratif ne sont pas les mêmes. Mais en ce qui concerne l’hygiène, Faure
reprend presque totalement le modèle de Cempuis. Pour Marcel Voisin,
l’influence de Robin se fait ressentir dans l’enseignement de la musique et
dans « l’école au grand air »[48].
Le seul point d’hygiène sur lequel
Faure innove par rapport à Robin concerne la consommation de viande. Il la
diminue bien plus que Paul Robin. Peut être peut-on voir ici une influence du
mouvement naturien, qui, dans la période d’existence de la Ruche, redécouvre le
végétarisme. Nous avons vu que sa vision de la nature est influencée par ce
courant. Contrairement à Paul Robin, auteur d’une brochure intitulée
« Contre la Nature »[49],
Faure déclare qu’à la Ruche « on ne cherche pas à se protéger de la
nature »[50]. Toutefois les raisons
économiques semble prépondérentes.
L’idée de régénération humaine reste
présente chez Sébastien Faure, mais il n’y fait pas appel pour justifier les
règles d’hygiène de la Ruche, qui, bien que moins rigoureuses qu’à Cempuis,
restent très avancées sur le reste des écoles de son temps.
L’Avenir social de Madeleine Vernet
s’inspire aussi directement de l’éducation intégrale de Cempuis. Madeleine
Vernet est aussi extrêmement sensibilisée aux problèmes hygiéniques, notamment
à la question de l’alcoolisme. Après un échec à Rouen en 1904, L’avenir social
a vu le jour à Neuilly Plaisance en 1906, près de Paris. Déplacée, pour avoir
plus d’espace à Epône, en Seine-et-Oise, en 1908, cet orphelinat perd une
grande partie de son intérêt en 1909 lorsque l’inspecteur académique lui retire
le droit d’enseigner à cause de la coéducation. L’Avenir social n’est plus
qu’un simple pensionnat. Son caractère libertaire est discutable, malgré la
référence nette à Cempuis. Des militants de divers horizons y sont impliquées
et Madeleine Vernet elle-même rejette le terme, tout comme elle rejette
l’autoritarisme. Dans la pratique, les enfants de l’Avenir social auront tout
de même plus de libertés que dans les écoles laïques d’État.
Malgré ces quelques divergences, c’est
l’Avenir social qui reçoit le matériel scolaire de la Ruche en 1918, notamment
du matériel qui venait de Cempuis et que Sébastien Faure avait récupéré.
Madeleine Vernet bénéficie aussi de la collaboration de néo-malthusiens
libertaires comme Nelly Roussel et Charles Malato ou socialistes comme Jean
Colly et le Docteur Meslier collabore aussi à l’Avenir social, mais sans
s’impliquer dans le fonctionnement direct de l’institution.
Dès le départ, l’Avenir social se fixe
comme but de donner « une éducation aussi rationnelle que possible, avec
les soins et l’hygiène nécessaires à l’enfance »[51]. Le
déménagement à Epône a permit d’agrandir l’espace utilisé par l’orphelinat. Les
pièce sont donc plus hygiéniques, plus vastes, plus claires, dotées de l’eau à
tous les étages.
La toilette est aussi surveillée, tous
les jours, sans pour autant faire l’objet d’une inspection rigoureuse. Le bain
hebdomadaire est aussi reprit, tout comme les excursions aussi souvent que
possible.
L’alimentation de l’Avenir sociale se
rapproche de celle de la Ruche : peu de viande, quasiment aucune viande
rouge, œufs, laitages, légumes. Mais elle se veut aussi plus riche, avec la
consommation régulière de pâtes, riz, farines d’avoine de maïs, de froment, du
poisson une fois par semaine, des châtaignes en hiver. Il n’y a pas de vins,
alcools ou cafés et le moins de médicaments chimiques possibles.
Plus particulièrement, Vernet insiste
sur l’antialcoolisme. Elle remarque que les effets de l’alcoolisme sont
désastreux sur les résultats scolaires des enfants. Paresseux et querelleurs, à
l’esprit fermés, les enfants d’alcooliques ne sont pas aptes à recevoir une
éducation intégrale. Madeleine Vernet affirme avoir pu l’observer à l’Avenir
social. Ces enfant ne pouvant devenir « pleinement conscients et
équilibrés », il leur faudra des lois et des gendarmes « parce qu’ils
seront incapables d’être libres dans la haute acception du mot, incapables de
s’imposer à eux-mêmes une discipline intérieure et voulue »[52].
Vernet pense tout de même qu’il faut s’occuper de l’éducation de ces enfants,
une éducation spécifique, dans l’intérêt des autres enfants.
Madeleine Vernet fait donc une
éducation antialcoolique à l’Avenir social, notamment par l’exemple, la
pratique. Nous n’avons trouvé aucun élément sur cette éducation antialcoolique
et la manière dont elle est faite.
La pratique de l’hygiène à l’Avenir
social reste basée sur le modèle de Cempuis, sans toutefois qu'elle attire
beaucoup l’attention. Madeleine Vernet s’étend peu sur le sujet. Il est évident
qu’elle ne fait pas de ce sujet un pilier de l’Avenir social, même si elle
reconnaît la nécessité primordiale d’un bon développement physique de l’enfant.
Elle ne s’étend pas sur ses pratiques hygiéniques et ne donne que peu de
conseils hygiéniques en dehors de la question de l’alcool.
Elle admet la nécessité d’une
régénération sans toutefois penser qu’elle viendra par une diminution des
naissance, ni par l’application d’une hygiène stricte. Pour elle, l’essentiel
de cette régénération se fait par l’abstinence de l’alcool et par
l’amélioration des qualités individuelles par l’éducation.
Sa vision pédagogique n’est donc pas
déterminée de la même manière. Elle évoque le grand air de la campagne, où est
installée l’Avenir social, mais n’en fait pas un élément nécessaire à
l’éducation intégrale. Elle conseille à une jeune institutrice de rentrer
plutôt dans l’école laïque, même en ville, plutôt que de tenter une expérience
libertaire, communautaire à la campagne[53]. La
régénération peut aussi s’entreprendre dans l’école laïque. En cela, elle va
clairement à l’encontre de l’idée de Paul Robin, pour qui la régénération
humaine, dans un sens néo-malthusien, passe par l’éducation intégrale,
forcément rurale.
Pour Madeleine Vernet, il est évident
que l’hygiène ne joue pas le même rôle régénérateur. Elle applique tout de même
les préceptes de Paul Robin, de manière sans doute moins rigoureuse.
Nous pouvons reconnaître que le cas est
le même pour l’École libertaire de Janvion et Degalves. Même si elle a peu
fonctionné, et que nous n’avons pas trouvé d’éléments sur cette école en ce qui
concerne l’hygiène, les divers textes écrits par les proches de Jean Grave pour
soutenir cette école laissent une large part à l’hygiène, sur le modèle de
Cempuis. Sans vouloir présumer de son application concrète, l’intérêt pour
l’hygiène est bien présent sous tous ses aspects : air, lumière, vêtements
et surtout alimentation[54].
Une nouvelle fois sur cette question de
l’hygiène, nous pouvons observer le poids fondamental de Paul Robin, qui a
poussé dans la pratique l’hygiène au premier rang des préoccupations de
Cempuis. L’intérêt pour la question, déjà relativement fort dans le mouvement
ouvrier, redouble chez Paul Robin de part sa volonté de régénération, ses
contacts avec des milieux scientifiques ou naturiens. Les résultats de Cempuis
lui ont valu diverses récompenses dans des expositions internationales
d’hygiène ou d’éducation.
Paul Robin divisait l’éducation
physique en deux parties : Tout d’abord, un régime hygiénique général
ayant pour but le développement normal et sain de l’enfant, puis une éducation
des organes de perception et d’action, permettant d’améliorer les capacités
physiques de l’enfant[55].
La première éducation hygiénique
comprend l’alimentation, abondante, simple, variée et sans excitants, la
régularité des horaires, l’air, la lumière, la gymnastique, les jeux, des
vêtements conformes à l’hygiène et la propreté. Cette éducation est appelée, un
peu brutalement, « élevage ».
L’impact de Paul Robin est profond sur
celui qui est peut être son plus fidèle héritier Sébastien Faure. La Ruche a
modernisé et poussé plus loin l’éducation intégrale, en conservant une place
importante à l’hygiène.
L’influence du naturisme libertaire ne
doit pas être exagérée, mais il ne faut pas non plus la nier. Le caractère
rural de ces écoles est essentiel pour l’hygiène. Le naturien Maurice Gilles
verra la Ruche et l’Avenir social comme des expériences communautaires de
retour à la terre, à la nature[56].
C’est particulièrement frappant pour Sébastien Faure, qui vit une époque où le
mouvement naturien c’est partiellement ouvert, notamment grâce à Henri Zisly, à
d’autres courants libertaires.
Une application aussi radicale de
l’hygiène est propre aux éducateurs libertaires néo-malthusiens, qui ont
clairement une optique de régénération humaine physique.
[1] Paul Robin, « De l’enseignement intégral » op. cit., Tome V, p. 282.
[2] Gabriel Giroud, Cempuis, op. cit., p. 36.
[3] Ce dispositif pour recueillir de l’eau de pluie et séparer l’eau pure et l’eau impure est décrit dans un article intitulé « De l’eau pure partout » dans l’Éducation intégrale n°1 (5ème série), janvier février 1894. Il y a déjà une allusion à ce dispositif en 1884, il a donc du être installé dans les premières années après l’arrivée de Paul Robin.
[4] « Emploi du temps » dans le Bulletin de l’orphelinat Prévost, n°1, novembre 1882.
[5] Gabriel Giroud, Cempuis, op. cit., p. 45.
[6] Paul Robin, « Les sports » dans l’Éducation intégrale, n°3, 15 décembre 1903.
[7] « Éducation physique des enfants » dans le Bulletin de l’orphelinat Prévost, n° 10, juillet 1884.
[8] « Un orphelinat laïque », dans le Bulletin de l’orphelinat Prévost n°12, mars 1885.
[9] Paul Robin, « Excursions scolaires », dans l’Éducation intégrale n°9 (7ème série), 15 juillet 1904.
[10] A. Sluys, « De vrais vacances scolaires », dans L’éducation intégrale, Documents de la session normale op. cit., p. 193.
[11] Roland Lewin, Sébastien Faure et la Ruche, op. cit., p. 38.
[12] Gabriel Giroud, Cempuis, op. cit., p. 49.
[13] Lettre citée par Nathalie Bremand, op. cit., p. 102.
[14] « Fabrication d’anémiques et de névrosés », dans le Bulletin de l’orphelinat Prévost, n°3 (3ème série), mai juin 1890.
[15] A. Sluys, « L’alcoolisme », dans Fêtes pédagogiques, 1890-1891-1892, op. cit., p. 303.
[16] A. Sluys, « L’alcoolisme », op. cit., p. 307.
[17] « Agriculture et jardinage » dans le Bulletin de l’orphelinat Prévost n°3 (2ème série), mai août 1886.
[18] « Les bains », dans le Bulletin de l’orphelinat Prévost n°8 (2ème série), janvier février 1888.
[19] Rapport de la troisième commission d’assistance publique, rapporté par M. Paillot le 22 décembre 1887, publié dans le Bulletin de l’orphelinat Prévost n°9 (2ème série), mars avril 1888.
[20] Gabriel Giroud, Cempuis, op. cit., p. 36.
[21] « Agrandissement de l’orphelinat », dans l’Éducation intégrale n°3 (4ème série), mai juin 1892.
[22] « Les fêtes de l’orphelinat », dans Bulletin de l’orphelinat Prévost n°10 (2ème série), mai juin 1888.
[23] Gabriel Giroud, Cempuis, op. cit., p. 211.
[24] « Le tabac et le chant », dans l’Éducation intégrale n°1 (4ème série), janvier février 1893.
[25] « A propos du tabac », dans l’Éducation intégrale n°5 (4ème série), septembre octobre 1893.
[26] « Santé de nos enfants », dans l’Éducation intégrale n°2 (4ème série), mars avril 1892.
[27] « Un des côtés du rôle d’éducateur », dans l’Éducation intégrale n°2 (4ème série), mars avril 1891.
[28] Henriette Meyer « A propos des cantines scolaires » dans l’Éducation intégrale n°5, 15 février 1904.
[29] « L’écriture droite » dans l’Éducation intégrale n°4 (4ème série), juillet août 1892.
[30] Le Dr. Javal, député de 1885 à 1889 est d’origine alsacienne. Républicain revanchard, il est membre fondateur de l’Alliance nationale pour la repopulation de la France. Il est membre de l’Association galiniste et s’est intéressé à l’expérience de Cempuis. En 1897, il s’oppose à Paul Robin lors d’une conférence sur la question de population. Par la suite, il aura une position moins nette sur la question et se rapprochera partiellement des vues de Paul Robin.
[31] Hardy, dans l’Education intégrale, n°2 (7ème série), 15 novembre 1903.
[32] Christiane Demeulenaere-Douyère, op. cit., p. 199.
[33] Dr. A. Mignon, « Hygiène enfantine, Chapitre introductif », dans le Bulletin de la Ruche n°3, 10 avril 1914.
[34] Dr. Fernand Elosu, « L’héliothérapie », dans le Bulletin de la Ruche n°8, 25 juin 1914.
[35] Voir cartes postales de la Ruche dans Édouard Stephan, op. cit., p. 38. Annexe n°6, p. 134.
[36] Dr. Mignon, « Hygiène sociale », dans le Bulletin de la Ruche n°7, 10 juin 1914.
[37] Sébastien Faure, Propos d’éducateurs, op. cit., p. 92.
[38] Léon Rouget, « De l’éducation physique », dans le Bulletin de la Ruche n°2, 25 mars 1914.
[39] Roland Lewin, Sébastien Faure et la Ruche, op. cit., p. 95.
[40] Dr. F. Elosu, « Les empoisonnement alimentaires », dans le Bulletin de la Ruche, n°10, 25 juillet 1914.
[41] Chiffres de l’Indépendant de Rambouillet, cités par Édouard Stephan, op. cit., p. 62.
[42] Roland Lewin, Sébastien Faure et la Ruche, op. cit., p. 95.
[43] Dr. Georges Petit, « L’exemple », dans le Bulletin de la Ruche, n°6, 25 mai 1914.
[44] Maurice Bouchor « Chanson du tonnelier » dans le Bulletin de la Ruche n°8, 25 juin 1914.
[45] Sébastien Faure, « La Ruche est fermée » dans CQFD du 3 mars 1917, cité par Roland Lewin, Sébastien Faure et la Ruche, op. cit., p. 145.
[46] Sébastien Faure, dans Pour les petits, op. cit., p. 68.
[47] La Ruche vue par Jeanne Humbert, op. cit., p. 115.
[48] Marcel Voisin, op. cit., p. 162.
[49] Paul Robin, Contre la nature, Paris, 1905.
[50] Sébastien Faure, Propos d’éducateurs, op. cit., p. 28.
[51] Article 14 des Statuts de l’Avenir social, dans Madeleine Vernet, L’avenir social, op. cit., p. 3.
[52] Madeleine Vernet, Le problème de l’alcoolisme, op. cit., p. 17.
[53] Madeleine Vernet, « Lettre ouverte à une jeune institutrice », dans Rénovation n°7 (2ème série), 15 octobre 1912.
[54] Voir notamment Domela Nieuwenhuis, L’éducation libertaire, Paris, 1900, pp. 4-7.
[55] Manifeste aux partisans de l’éducation intégrale, op. cit., pp. 9-10.
[56] Maurice Gilles, « Le retour à la terre » dans le Libertaire n°30, 26 mai au 2 juin 1907, cité par Invariance, op. cit., pp. 147-149.