Chapitre 8 :

L’hygiène dans les écoles libertaires.

 

 

L’orphelinat Prévost et la Ruche ont été particulièrement attentifs au respect de règles d’hygiènes dans tous les domaines. L’hygiène est partie intégrante de l’éducation intégrale. A partir du moment où l’on considère cette éducation comme la seconde étape de la régénération humaine, l’hygiène est primordiale pour régénérer l’individu.

Dès son arrivée à Cempuis, Paul Robin a donné une place prépondérante à l’hygiène alors que le sujet commençait juste à préoccuper le ministère de l’Instruction publique. La découverte du néo-malthusianisme en Grande Bretagne et sans doute son attachement au darwinisme, l’ont amené à s’occuper spécifiquement du développement physique des enfants. Mais l’hygiène est déjà un élément essentiel de sa première ébauche d’éducation intégrale dans la Revue de philosophie positive. Il se préoccupe déjà de prévenir l’alcoolisme et le tabagisme[1]. Mais il ne détaille pas encore ce que sont ces règles d’hygiène et quel est leur but précis. Son évolution idéologique l’amène logiquement à s’inquiéter de tout ce qui concerne l’environnement et l’alimentation de ses élèves. Pour Gabriel Giroud, l’hygiène fut la « préoccupation principale, constante, des éducateurs de Cempuis »[2]. La santé devant déterminer la moralité et les capacités intellectuelles, l’hygiène est le meilleur mode d’intervention sur la santé, après la sélection qui a été faite. Elle découle d’une éducation qui se veut rationnelle et donc utilise les découvertes de la science jusque dans les moindres détails de la vie quotidienne.

 

Toutes ces règles d’hygiène, instituées dès l’arrivée de Paul Robin à Cempuis sont détaillées dans le Bulletin de l’orphelinat Prévost en juillet 1884. L’emploi du temps des pensionnaires de l’orphelinat Prévost âgés de 9 à 13 ans comprenait trois heures chaque jour consacrées à l’hygiène, c’est à dire les repas, les récréations, la culture physique, la toilette individuelle. Il faut mettre ce temps en rapport avec les quatre heures d’enseignement, les deux heures de travaux collectifs et les trois heures de travaux manuels, c’est à dire le temps passé dans les ateliers ou les champs, et les trois heures de travail facultatif.

Précisément, les enfants se lèvent à 5 heures et demi en été et à 6 heures en hiver. Ce réveil se fait au son du clairon. Ils commencent par faire une toilette minutieuse, comprenant le lavage à l’eau fraîche des mains, de la figure, de la bouche, des dents, de la tête, du cou et de la poitrine. Cempuis s’est dotée d’une installation complexe pour permettre cette toilette. L’eau de pluie est recueillie dans des réservoirs placés aux étages supérieurs[3]. Elle est distribuée dans les dortoirs, au milieu desquels sont disposés des lavabos. Des cuvettes sont remplies et déposées sur de grandes tables à tréteaux avec les objets de toilettes. Chaque enfant reçoit une terrine, un savon à l’huile d’olive, un gant de toilette, une brosse à tête, une timbale et une brosse à dent. Les filles ont en plus un démêloir, un peigne fin et une brosse à peigne. Les garçons doivent se raser les cheveux mutuellement, alors que les filles peuvent garder les cheveux longs. Paul Robin recommande donc un entretien minutieux. Les enfants ne peuvent porter un couvre chef que lors de promenades hors de l’orphelinat : un béret léger en hiver ou chapeau de paille en été.

Après l’inspection de la toilette, les enfants font 45 minutes de gymnastique, avec parfois l’utilisation d’agrès. Pour les plus grands garçons, qui forment le bataillon scolaire, ce temps est aussi consacré au maniement des armes. Après cela, les élèves participent aux soins de propreté collective, c’est à dire au ménage et à l’entretien des bâtiments. Pendant ce temps, les matelas et les draps sont retournés et exposés à l’air. Puis arrive le déjeuner et une récréation. Les cours commencent donc à 8 heures et demi[4].

Afin de profiter au maximum du milieu favorable, puisque rural, les cours sont donnés en plein air chaque fois que le temps le permet. La vie à la campagne est vue comme un élément essentiel de cette hygiène. Un certain nombre de ces règles seraient impossibles à appliquer en zone urbaine, surtout dans les quartiers populaires. Les enfants partent régulièrement en excursion dans la région, et parfois plus loin, notamment à Mers-les-Bains. Ces excursions, à pied ou à vélo, sont également un moyen de faire de l’exercice physique. L’orphelinat Prévost est la première école de France à se doter de vélos en 1881. L’orphelinat possède 12 bicycles et 8 tricycles pour les filles et les adultes âgés. L’un des tricycles fut fabriqué sur place.

 

La propreté corporelle est très soignée et fait l’objet d’inspections quotidiennes très strictes, de 10 à 15 minutes, selon Gabriel Giroud[5]. Si l’inspection révèle des négligences, la toilette est à recommencer pendant la récréation. L’inspection concerne la tête, les oreilles, le cou, la bouche, et les pieds. La toilette des petits est aidée par des plus grands, le « petits papas » et « petites mamans ». Dans les premières années, ce sont les élèves méritants, qui ont obtenu le grade de caporal, qui font ces inspections, sous la surveillance des enseignants. Il arrive aussi que Anne Louise Robin fasse une inspection générale des élèves.

En plus de cela, les enfants profitent de la piscine pour se baigner régulièrement d’avril à octobre. En hiver, ils doivent aussi prendre un bain hebdomadaire, appelé « sponging bath ». c’est un bain froid complet, « à l’éponge ». L’objectif de la piscine est double. Il s’agit tout d’abord, par des bains fréquents, d’améliorer la santé des enfants, mais aussi, de leur offrir une récréation qui leur permet de se dépenser physiquement. Les longues heures de classes, sans mouvement, sont considérées comme contraignantes pour le corps et donc anti-hygiéniques. De plus elles vont à l’encontre de la nature des enfants, qui veulent bouger. Les récréations doivent donc être nombreuses. Elle sont pourtant aussi surveillées et dirigées dans un but sanitaire, notamment en été. Les enfants doivent se baigner dans la piscine au moins trois fois par semaine d’avril à octobre. L’eau est régulièrement renouvelée et salée au sel marin. Au bout d’un an à Cempuis, tous les enfants de plus de 10 ans savent nager. A 15 ans, tous savent plonger et sont maîtres nageurs. C’est aussi une des justifications de la piscine. Tous les enfants doivent être à l’aise dans l’eau et éviter les dangers. Par contre les concours de natation et la compétition sont rejetés. A Cempuis, on considère les athlètes comme des êtres incomplets car ils ne sont forts que dans un seul domaine et faibles dans la plupart des autres activités physiques. La compétition va donc à l’encontre d’une éducation intégrale. Paul Robin ira jusqu’à considérer la compétition sportive comme « une des plus terrible marque de dégénérescence »[6].

La nourriture devait être simple et variée. Elle a souvent été considérée comme végétarienne, sans que la viande ait été totalement exclue. Il n’y avait ni vin, ni café, ni alcool, excepté du cidre, peu alcoolisé, consommé modérément. Il est à noter que les menus étaient identiques pour les adultes et les enfants, qui prenaient d’ailleurs leur repas dans le même réfectoire.

Le déjeuner, à 7 heures, se compose d’une « abondante soupe (le plus souvent au lait) », ou de purée de gruau d’avoine d’Écosse, appelée « Scotch Oatmeal », ou éventuellement d’une préparation au cacao[7]. L’alimentation est très surveillée, et calculée pour un meilleure efficacité hygiénique. On nous indique que la quantité de soupe est exactement de 33 centilitres, pain compris, par enfant. La composition de la purée de gruau est de 13 centilitres de lait, 13 centilitres d’eau, 10 grammes de sucre et 33 grammes de Gruau d’avoine d’Ecosse.

Au dîner, qui se prend à 12 heures, on trouve une soupe ou un potage aux pâtes alimentaires. Trois fois par semaine, il s’agit de soupe au bœuf. Puis il y a de la viande, des légumes et un dessert. Au souper, à 18 heures, il y a, à nouveau, de la viande, des légumes et un dessert.

Nous pouvons remarquer que la quantité de viande est encore importante dans les premières années. Elle fait l’objet d’une attention particulière. Outre la viande des porcs élevés sur place, le boucher de l’orphelinat reçoit de l’administration de la viande de bœuf, de veau ou de mouton. Elle doit être fraîchement abattue et bien saignée. Elle est contrôlée par le directeur, ou son délégué au moment de la réception. Elle ne doit pas contenir plus de deux hectogrammes d’os ou de déchet par kilogramme de viande. Lorsque les élèves partent dans de longues excursions, ils emmènent des conserves de « corned beef », importées d’Amérique ou d’Australie.

La consommation quotidienne de viande est alors de 130 grammes par jour et par élève, dont au moins 104 grammes, précisément, de viande maigre, répartie sur le dîner et le souper. La répartition est faite à chaque table par un élève gradé, sous la surveillance d’un adulte. Chaque table comprend 8 à 10 enfants d’âges divers. Là aussi, les plus petits sont aidés par leurs « petits papas » ou leurs « petites mamans ». Ceux ci doivent surveiller la propreté des mains et le lavage des dents après le repas. La part de viande dépend de l’âge et de la constitution physique de chacun.

Le pain est donné « à discrétion », à tous les repas. Rien n’est indiqué sur le type de pain utilisé : pain blanc ou pain complet ? Il semble qu’aucune attention n’est prêtée à cet aliment, pourtant fabriqué sur place. La consommation moyenne, 400 grammes par jour et par enfant, est importante. Il n’y a rien de particulier à cela. Le pain est traditionnellement un élément de base à tous les repas.

La boisson principale, après l’eau, est le cidre. La consommation est étroitement surveillée. Les petits n’en consomment pas autant que les grands. La consommation journalière moyenne est de 26 centilitres par enfant. Cela sera d’ailleurs l’objet d’une critique d’un journal libéral anglais, reproduite dans le Bulletin de l’orphelinat Prévost. Le journaliste encense Paul Robin et son « orphelinat laïque », mais se permet une seule critique : « l’usage régulier du cidre ; ce breuvage quelque peu alcoolique qui est fabriqué à la ferme »[8]. Le journaliste anglais conseille l’usage exclusif de l’eau et du lait car « les enfants s’élèvent mieux alors qu’ils ne prennent ni thé, ni aucun autre stimulant ». Cela nous permet aussi de voir que Paul Robin garde des contacts en Grande Bretagne avec des milieux qui se sentent concernés par l’antialcoolisme.

La nourriture n’est pas la même pour les excursions. Chaque enfant reçoit 600 à 800 grammes de pain, 100 grammes de viandes, des œufs durs, des fromages secs, des noix, noisettes, amandes, pruneaux ou raisins secs à midi. Le repas du soir comprend des légumes et 100 grammes de viandes par enfants[9]. Ils peuvent aussi recevoir éventuellement du café, après de longues étapes. L’utilisation du café en excursion est jugée comme « excellente » d’un point de vue « moral et physiologique »[10]. Par contre, les élèves ne reçoivent plus de cidre lors des excursions, mais un « mélange d’eau et de sirop de Calabre […] fort recommandable au point de vue hygiénique ». L’augmentation de la consommation de viande lors des excursions montre bien que Paul Robin reste persuadé que la viande est un aliment fortifiant. Ses amis naturiens ont justement expliqué que la viande ne possédait aucune qualité nutritive qui puisse apporter de l’énergie que l’on ne trouve pas dans des aliments végétaux. Pour la viande, même si sa consommation reste mesurée et surveillée, Paul Robin ne l’a pas encore remise en cause. Il est donc abusif de parler, d’une alimentation végétarienne ou « plutôt végétarienne » à Cempuis, comme l’a fait Roland Lewin[11].

Il y eut toutefois une expérience de végétarisme réel, tentée à Cempuis. Des élèves volontaires ont suivi un régime végétarien pendant six mois, mais le résultat est obscur. Giroud indique que cette expérience, dont il ne donne d’ailleurs pas la date, fut « gênée par les préjugés » et qu’elle fut donc « abandonnée sans avoir donné de résultats probants »[12]. Cette expérience a été assez mal reçue dans un contexte où la viande est considérée comme l’aliment fortifiant de base, donc nécessaire à des enfants qui grandissent. Une lettre des services de police du ministère de l’intérieur adressée au Préfet de l’Oise, le 23 janvier 1888 dénonce des professeurs qui « seraient végétariens et priveraient certains élèves de viande pour faire des expériences in anima-vili »[13]. Il faut bien comprendre les nuances de cette phrase. Le végétarisme n’est pas considéré comme un mode d’alimentation, mais comme des expériences d’intérêt purement scientifique. Elle sous-entend aussi que les élèves sont forcés par des professeurs de se priver de viande, alors que Gabriel Giroud parlait d’élèves volontaires. Ce rapport de police se discrédite lorsqu’il parle plus loin de Cempuis comme d’une « école anarchiste », alors que nous avons vu que le caractère libertaire n’était pas très prononcé, ou comme une école « où l’on apprend la révolution » alors que l’enseignement était peu influencé par les options pacifistes, néo-malthusiennes et anticléricales de Paul Robin.

On peut aussi penser, en voyant la manière dont la police reçoit cette expérience végétarienne, que Paul Robin a eu peur d’être révoqué à cause de cela, raison pour laquelle l’expérience n’a duré que six mois. Les gênes évoquées par Gabriel Giroud pourraient être des pressions hiérarchiques hostiles au végétarisme.

 

L’alimentation tient une place importante dans l’hygiène à Cempuis. Les bienfaits de cette alimentation simple et saine sont expliqués dans le bulletin. Elle est vue comme un rempart à la dégénérescence. Un rédacteur anonyme du Bulletin de l’orphelinat Prévost considère qu’un enfant qui ne suit pas les exercices que sont la gymnastique, la récréation et le repas a toutes les chances de devenir anémique et névrosé[14]. En ce qui concerne l’alcool, son élimination doit permettre d’éviter, outre les maladies qui lui sont liées, un certain nombre de comportements tels que la paresse, le vagabondage ou la cleptomanie[15]. Face aux dangers réels et répandus de l’alcoolisme, les éducateurs de Cempuis ont tendance à exagérer les effets de l’alcool, et donc de son élimination. L’orphelinat Prévost se fixe le but de « préserver les enfants par l’éducation, les détourner, les prémunir, leur éviter absolument les attractions d’un premier commencement »[16]. En fait, il s’agit plus d’une éducation à la tempérance par la pratique et l’exemple. Nous n’avons rien trouvé qui fasse penser que les méfaits de l’alcoolisme étaient traités dans des cours, que l’alcool était étudié en tant que produit.

Afin de contrôler une partie de l’alimentation et de faire des économies, Paul Robin voulait développer la ferme de l’orphelinat. Elle fournit déjà les pommes de terres, les haricots, les petits pois, les salades, le riz, les pommes, les prunes, les poires, les fraises, les cerises, le beurre, le fromage, les œufs, et parfois aussi de la charcuterie. En 1886, le Bulletin de l’orphelinat Prévost fait état des difficultés à trouver des enfants qui se destinent au métier d’agriculteur. De fait, la ferme manque d’apprentis par rapport aux autres ateliers. Paul Robin a pourtant des grandes ambitions pour l’agriculture. Il fait pression sur plusieurs familles, qui finalement acceptent de destiner leur enfant à l’agriculture. Paul Robin a l’intention de leur fournir un apprentissage révolutionnaire, qui forme les enfants aux « méthodes nouvelles de culture rationnelle »[17]. Il a mis en place une agriculture intensive sur champ d’épandage, afin d’augmenter au maximum la production. L’objectif est bien entendu d’économiser au maximum sur le budget de l’orphelinat. Mais on peut aussi penser que Paul Robin, qui conçoit Cempuis comme une expérience avant-gardiste devant servir de référence, a aussi dans l’idée d’expérimenter une nouvelle agriculture capable d’éliminer les famines dues à la surpopulation. Il prête une grande attention à la qualité de l’alimentation des enfants, dans un désir évident de régénération humaine, et n’imagine pas que l’augmentation de la production puisse se faire au détriment de la qualité. La ferme reste, selon Christiane Demeulenaere-Douyère, un des principaux échecs de Cempuis.

Paul Robin va aussi utiliser ses capacités en chimie et les études faites en ce domaine par les élèves de l’orphelinat pour créer un nouvel engrais. En 1886, des engrais maison sont donc utilisés. Aucune indication ne sera donnée quant à leur efficacité. On peut donc penser qu’elle ne fut pas révolutionnaire. Une telle réussite aurait sans doute débouché sur des articles dans le bulletin et sur des communications aux nombreuses sociétés scientifiques dont était membre Paul Robin.

 

 

Ces pratiques hygiéniques évoluent régulièrement. Rien n’est figé. En ce qui concerne les bains par exemple, le Bulletin de l’orphelinat Prévost regrette en 1888 de devoir se contenter d’un seul bain hebdomadaire en hiver[18]. Il envisage une amélioration, mais il semble que rien ne changera dans ce domaine jusqu’en 1894.

Il a été nécessaire d’améliorer l’architecture de l’orphelinat qui a été construit en 1860, sans tenir compte des règles d’hygiène. En 1887, Monsieur Paillot, rapporteur de la troisième commission d’assistance publique demande un budget extraordinaire pour mettre les salles de classe aux normes d’hygiène, pour leur orientation au soleil, leur aération. Ces travaux doivent aussi permettre de construire une infirmerie, utile en cas d’épidémie, d’agrandir les dortoirs et donc accueillir 180 enfants au lieu de 150[19]. Les constructions commencent le 11 juillet 1888.

Des travaux permettent aussi d’ouvrir les salles à la lumière et à l’air. Une loi concernant l’hygiène des écoles fixe à cinq mètres cubes le volume minimum d’air par élève. A l’orphelinat Prévost par contre, on souhaite arriver à quinze ou vingt mètres cubes. Les bâtiments ne le permettant pas, un effort est fait sur l’aération. L’aération des salles se fait par une ouverture au ras du sol et une autre au ras du plafond. Bien entendu, le système privilégié reste la classe en plein air.

De même pour la lumière. Le manque de lumière serait la cause du rachitisme. L’éclairage doit venir de gauche, pour éviter l’ombre de la main droite, et doit être naturel. La lumière artificielle est évitée. D’après Gabriel Giroud, « l’air et la lumière pénètrent à flots » dans les dortoirs, les réfectoires, les classes, les ateliers[20].

L’eau courante a aussi été installée à l’époque de Paul Robin, tout comme le tout à l’égout et une fosse pour le fumier de la ferme. En 1892, de nouveaux travaux d’agrandissement ont lieu pour la lingerie, la buanderie, la « repasserie », l’atelier de couture et des salles de bains, appelées « temple de l’hygiène »[21].

 

C’est en 1888 qu’apparaît pour la première fois dans le bulletin une mise en garde contre les méfaits du tabac et de l’alcool à l’occasion d’un article sur les fêtes auxquelles participent l’orphelinat[22]. Dans la pratique, l’éducation était déjà antialcoolique dès le début. Les alcools forts et le vin étaient déjà bannis de Cempuis. Mais cette éducation antialcoolique se faisait par l’exemple, et non des cours théoriques ou par une active propagande contre l’alcool. En 1888, cette propagande commence. Les méfaits de l’alcool, mais aussi parfois du tabac, seront occasionnellement expliqués dans le bulletin ou dans des conférences, signe qu’ils font bien parti de l’enseignement.

Le tabac est vu comme un passe-temps qui est nuisible à l’activité humaine. Il est préférable d’user de son temps à des choses constructives. On lui reproche aussi la fumée et la mauvaise odeur. Cela est expliqué dans l’Éducation intégrale en janvier 1891, accompagné de la reproduction d’une affiche de la Société contre l’abus du tabac. L’adresse de la Société est donnée. Il est étonnant de voir que Paul Robin semble alors entretenir de bonnes relations avec cette société, qu’il attaquera plus tard en même temps que les antialcooliques cléricaux. Gabriel Giroud affirme que l’orphelinat était abonné aux publications de cette société[23].

Par la suite, le tabac sera combattu comme un obstacle au chant[24]. Paul Robin s’était attaché a donner une bonne éducation musicale et avait formé à Cempuis une chorale d’un excellent niveau. Il s’est donc servi de la musique pour attaquer le tabac. Il a aussi utiliser un article de la Nature, organe naturiste, du 6 août 1892. Cet article insiste sur le caractère onéreux du tabagisme[25]. Il note que la consommation de tabac a augmenté en 1892, mais qu’elle serait en baisse en 1893, selon le Trésor public. Le tabagisme est aussi traité lors des sessions de pédagogie pratiques.

 

Une autre évolution arrive avec la construction de l’infirmerie. Elle permet aux jeunes infirmières apprenties et à Paul Robin de pratiquer de petites opérations chirurgicales bénignes. Paul Robin était adepte de la dosimétrie, tout comme le docteur local. Le Docteur Toussaint d’Argenteuil propage la méthode dosimétrique du Docteur Burggraeve, de l’université de Gand. Elle consiste à attaquer, par des médicaments ou autres produits, le moindre malaise, le moindre symptôme de maladie, pour éviter le développement éventuel d’une maladie. Les médicaments, généralement des alcaloïdes, sous forme de granules, doivent être pris à intervalles rapprochés, mais à très faible dose. Paul Robin applique cette méthode à Cempuis et commande donc au Docteur Toussaint un livre pour les éducateurs et les parents. Il fait publier par l’orphelinat Prévost ce livre, « La santé de l’enfant à la maison, à l’école, à l’atelier » en 1893 et en écrit la préface.

L’orphelinat Prévost va aussi utiliser plus de produits réconfortants durant les dures périodes d’hiver, en diminuant les consommations de médicaments. L’huile de foie de morue et le quinquina sont abondamment utilisés[26].

 

Les soins de propreté exigés de l’enfants sont de plus en plus nombreux. Ils prennent une place plus importante. Paul Robin a du mal à faire comprendre leur importance à beaucoup de ses enseignants, qui sont à Cempuis par défaut. Il insiste sur l’hygiène comme « un des côtés du rôle d’éducateur »[27]. Les soins demandés alors concernent les mains, les ongles, la bouche, les dents, les lèvres, le nez, les yeux, les cils et sourcils, le cou, le torse, les oreilles, la tête, les cheveux et les pieds. A cela, Paul Robin ajoute que l’appareil digestif est soigné par une alimentation suffisante, propre et régulière et une évacuation quotidienne.

L’éducation intégrale nécessite des éducateurs qui dépassent le simple rôle d’enseignants. Ils doivent aussi se préoccuper de la santé et du développement physique de l’enfant. Cela implique le contrôle de la propreté de l’enfant ou la présence de l’éducateur à la cantine. Paul Robin s’opposera à Henriette Meyer et son Groupe d’action pour la défense morale des instituteurs et institutrices laïques sur cette question en 1904. Henriette Meyer reconnaît que la surveillance des cantines peut avoir un intérêt, notamment pour faire de l’éducation antialcoolique concrète, mais elle pense que ce n’est pas le rôle de l’instituteur[28].

 

Par cet intérêt pour l’hygiène, les éducateurs de Cempuis vont jusqu’à se préoccuper de l’écriture des enfants. A partir de la rentrée de 1891, seule l’écriture droite est utilisée. Cette écriture doit permettre à l’enfant de se tenir correctement sur sa chaise, et éventuellement de porter des lunettes appropriées « sans crainte de voir la myopie s’accentuer par suite de l’attitude incorrecte de la tête »[29]. En adoptant cette écriture droite, l’orphelinat Prévost adopte la position défendue par le Docteur Javal[30] à l’académie de médecine et par les Professeurs Von Reuss et Lorenz du conseil supérieur de santé de l’Autriche Hongrie.

Les pupitres de classe seront aussi fabriqués sur place, selon le modèle du familistère de Guise, pour adopter une forme hygiénique. L’enfant doit se tenir droit, contre le dossier, la tête un peu penchée en avant, les bras pendants naturellement, sans poser les coudes sur le pupitre, mais uniquement les poignets. Les enseignants doivent veiller à ce que les élèves se tiennent correctement.

 

Plus tard, en 1903, dans l’Éducation intégrale, la revue pédagogique de Paul Robin, Gabriel Giroud s’opposera à la pratique pédagogique qui consiste à faire croiser les bras aux élèves pour obtenir le calme. Il considère cela comme antihygiénique car le croisement des bras comprime le cœur et le poumon[31].

Dans cette revue, la réflexion sur l’alimentation ira plus loin encore qu’à Cempuis, sans doute influencée par les naturiens. On parlera du lait maternisé, meilleur que le lait stérilisé, du meilleur pain, ou de l’importance de la mastication.

 

Le résultat de cette politique d’hygiène semble remarquable puisque tous les visiteurs de Cempuis constatent la bonne santé des enfants et leur vigueur physique. Pour Christiane Demeulenaere-Douyère, la santé, est « le principe fondamental sur lequel repose tout l’édifice de l’éducation intégrale »[32]. La santé est fortifiée par l’hygiène, une pratique réfléchie de la médecine, mais aussi, d’une certaine manière, par l’ensemble des activités des élèves. Ces activités visent à développer toutes les capacités des enfants, à ne laisser aucun organe inutilisé, et donc à fortifier le corps dans son ensemble.

Cela commence par le milieu, qui est essentiel. La campagne et les vastes espaces sont obligatoires pour la pratique de l’éducation intégrale. L’hygiène se décline jusque dans des détails de la vie quotidienne. En fait, Paul Robin est à l’écoute des hygiénistes, qui commencent à cette époque à se faire entendre. En plus de cela, Paul Robin garde des liens en Angleterre, comme en témoigne les nombreuses citations de journaux anglais dans le Bulletin de l’orphelinat Prévost, dont au moins un organe végétarien. De même, la Nature apparaît plusieurs fois dans le bulletin. Cet intérêt pour l’hygiène, très ancien chez Paul Robin, se renforce au contact de ces lectures, jusqu’à devenir un élément primordial de l’éducation intégrale. Mais il s’agit toujours plus de pratiques que de propagandes pour l’hygiène. L’antialcoolisme comme l’anti-tabagisme ne sont que tardivement des thèmes de propagande de l’Éducation intégrale. Les pratiques sanitaires ou alimentaires de l’orphelinat sont expliquées dans le bulletin, plus pour informer que pour expliquer leur intérêt pédagogique. Après son départ de Cempuis, Paul Robin continue à appliquer, et à diffuser autour de lui, des règles d’hygiènes d’influences diverses, notamment naturiennes. Il n’en fait toutefois pas un thème de propagande de la L.R.H. L’hygiène n’est donc pas réellement intégrée dans la théorie néo-malthusienne rigide de Paul Robin, très attaché à la loi de population de Malthus et à ses trois étapes de régénération humaine.

L’hygiène est une pratique plus qu’une pensée, il serait donc abusif de parler d’hygiénisme pour le courant néo-malthusien, comme dans le courant éducatif libertaire. Occasionnellement, le rôle de l’hygiène dans la régénération humaine peut être signalé, mais c’est plus pour évoquer des préceptes venant des milieux scientifiques ou éventuellement des naturiens, que pour y amener une vision spécifique.

C’est sans doute aussi avec des vues régénératrices que Paul Robin a toujours cherché à améliorer l’hygiène de Cempuis. Il laisse cela dans son concept d’éducation intégrale, qui sera repris fidèlement par Sébastien Faure.

 

 

Celui que les enfants appelle « Sébast » s’est directement inspiré de Cempuis et a donc insister sur l’éducation physique et la santé de l’enfant. Il s’est donc aussi préoccupé très sérieusement d’hygiène. Le Docteur Alfred Mignon explique l’intérêt de l’hygiène enfantine dans le développement des enfants. C’est l’objet de son premier article d’hygiène dans le Bulletin de la Ruche.

 

« Mais que l’habitude du tabac, que l’usage exagéré du café aient énervé leur cœur, que l’alcool ait fait dégénérer leur foie, qu’une alimentation sophistiquée mal préparée ou simplement trop copieuse ait perturbé l’état normal de leur estomac et de leur intestin, que de mauvaises pratiques respiratoires aient diminuées la résistance de leur poumon et ces forts parmi les forts pourront, le lendemain être couchés dans un lit d’hôpital, voir sur les dalles d’un amphithéâtre »[33].

 

L’exagération du Docteur Mignon est générale chez les hygiénistes. Le Docteur Elosu explique de la même manière les nombreux avantages qu’il y a à laisser les enfants au soleil : vivification du sang, décongestionnement des organes, rayons calorifiques, plus forte oxygénation du sang, cicatrisation plus rapide, attaque des microbes[34]. Même s’il est incontestable que cette héliothérapie a des effets bénéfiques, ils sont largement exagérés par Fernand Elosu, qui ne mentionne pas les éventuels effets d’excès de soleil.

 

L’emploi du temps annoncé dans le deuxième Bulletin de la Ruche, prévoit une demi heure de toilette chaque matin, entre 7 et 8 heures et chaque soir, de 20 heures et demi à 21 heures. La Ruche n’avait pas l’eau courante. Les deux salles d’eau étaient équipées de bacs à douche et de tout le matériel de toilette individuel nécessaire. Au mur, des panneaux affichaient des conseils d’hygiènes comme « Lavez vous et souvent et tout le corps » ou « Brossez et peignez avec soins vos cheveux »[35]. Les enfants prenaient aussi un bain hebdomadaire tous les samedis.

Une inspection était réalisée, comme à Cempuis, après la toilette des enfants, mais le soir. Le matin, la toilette était assez sommaire.

Les enfants faisaient de l’exercice le matin au grand air, en été. De plus ils avaient une demi heure de gymnastique tous les jours à 13 heures et demi. Comme à Cempuis, Sébastien Faure multiplie les excursions et les classes au grand air. Les cours de botanique se font essentiellement en extérieur. De plus, en été, les enfants vont se baigner plusieurs fois par semaine dans des étangs.

Les sept heures quotidiennes de cours et études sont coupées par de fréquentes récréations, en extérieur chaque fois que c’est possible. Bien plus qu’à Cempuis, où près de 200 élèves cohabitaient dans l’établissement en 1894, à la Ruche, on essaye de prendre en compte au maximum les besoins de mouvement des plus petits. Le système de Sébastien Faure, plus libertaire, moins rigide, facilite cette activité des enfants, surtout des plus petits. Le Docteur Mignon en fait un élément essentiel de bon développement physique des enfants, car « l’attitude forcée sur les bancs de l’école en fait de plus des dégénérés physiques »[36].

 

La nourriture se voulait simple et variée, confectionnée essentiellement avec les produits de la ferme de la Ruche. Sébastien Faure reconnaît d’ailleurs que l’alimentation qu’il prône, à base d’œufs, de laitages, de fruits et de légumes peu être trop chère pour une famille ouvrière[37]. Pour l’instituteur Léon Rouget, les aliments doivent correspondre le plus possible à la composition chimique des tissus qu’il faut régénérer et accroître[38].

Le petit déjeuner se composait essentiellement d’une soupe au lait. Le déjeuner comprenait aussi une soupe, des légumes, une viande et un dessert. Pas de viande au dîner, mais toujours une soupe, des légumes et un dessert. A cela il faut rajouter le goûter de 16 heures où l’on mangeait du pain avec du fromage, ou de la confiture, ou du chocolat, ou du miel. Les informations sur l’alimentation sont moins précises que pour Cempuis, mais il faut remarquer une nette différence dans la consommation de viande. Sébastien Faure partage un certain nombre de critiques envers la viande. Il en donne toutefois aux enfants, mais pas plus d’une fois par jour. Étant totalement autonome de l’administration, il est probable que le recours à la viande lui est plus onéreux. Roland Lewin note d’ailleurs que, dans la pratique, la viande n’est pas au menus tous les jours[39].

Certaines viandes venaient des terres du comte Potocki ou de la duchesse d’Uzès, sur lesquelles des éducateurs de la Ruche allaient parfois braconner, avec la complicité des gendarmes. Les enfants avaient donc parfois du lièvre ou du faisan. Il faut remarquer que si beaucoup de libertaires, notamment des naturiens, considèrent la viande comme mauvaise, la pire viande reste le gibier. Les animaux sauvages sont considérés comme les plus dangereux pour la santé. Cela n’empêche pas les « ruchards » d’en servir au repas. Ils ne semblent pas très sensibles aux arguments végétariens. On peut donc penser que la première raison de leur faible consommation de viande reste économique.

D’autre part, quand le Docteur Elosu se sert du Bulletin de la Ruche pour s’attaquer à la viande, qui ne serait pas sûre d’un point de vue sanitaire, il remet en cause l’état de santé du bétail, son mode d’abattage ou de préparation, mais pas la viande elle-même. Il accuse aussi les éleveurs, peu soucieux de la santé de leurs animaux, préférant empoisonner que de limiter leurs profits[40].

Il faut toutefois constater que certains militants libertaires se sont intéressés au sort des animaux et ont milité contre la vivisection après leur passage à la Ruche. C’est le cas de Stephen Mac Say et de Julia Bertrand. Une thématique de certains naturiens végétariens est reprise par Sébastien Faure. On le remarque particulièrement dans le recueil de textes pour enfants qui paraît en 1907. De nombreux poèmes, notamment de Stephen Mac Say célèbrent la nature, nourricière et vierge de toute civilisation, et l’activité constructive des animaux, opposée au travail destructeur des hommes.

 

Les collaborateurs de Sébastien Faure étaient recrutés dans le milieu libertaire. Ils étaient à la Ruche par conviction et n'étaient pas rémunérés. Sébastien Faure leur demandait par contre d’être tempérants en matière d’alcool. Après la fête de la Ruche en août 1910, l’Indépendant de Rambouillet remarque tout de même la consommation de 19 barriques de vin et de bière, pour 5 000 personnes[41]. Pour la fête de 1911, le même journal semble étonné de ne pas avoir vu, malgré la fête, un seul anarchiste ivre. On peut penser que Sébastien Faure a fait des efforts contre la consommation d’alcool.

Les repas ne sont jamais accompagnés de vin pur, ni de café ou de liqueurs. Il semble qu’il y ait eu quelques exceptions occasionnelles, d’après Roland Lewin[42]. En fait, il n’y avait pas vraiment de règles pour les adultes. Certains buvaient occasionnellement du vin ou fumaient régulièrement. Sébastien Faure veillait à ce que cette consommation de tabac et d’alcool reste modérée. Il demandait d’ailleurs à ses compagnons qui accueillaient les enfants pendant les voyages de ne pas changer leur régime alimentaire habituel. Il transmet donc aux familles d’accueil une fiche précise, interdisant notamment le vin, l’alcool ou le café.

L’éducation antialcoolique est aussi basée sur l’exemple, facteur déterminant de l’alcoolisme selon le Docteur Georges Petit[43], et non sur des discours. Elle n’est pas dogmatique. Elle laisse une place, dans le Bulletin de la Ruche à un poème de Maurice Bouchor, par ailleurs très critiqué pour son patriotisme, à la gloire du travail du vigneron, intitulé « Chanson du tonnelier »[44]. Il n’y a pas en fait de véritable doctrine alimentaire. Les conseils hygiéniques tirés des milieux médicaux ou naturiens sont plus ou moins appliqués et expliqués, mais sans qu’une théorie hygiéniste quelconque soit choisie pour l’éducation libertaire.

La Grande Guerre plonge la Ruche dans de grandes difficultés. Il faut se rationner. En 1917, Sébastien Faure considère que le degré de rationnement atteint pourrait compromettre la santé des enfants. Il décide donc de fermer la Ruche[45].

 

Ce régime hygiénique semble réussir aux enfants, dont nombre de visiteurs remarquent la santé florissante. Le médecin n’intervient que très rarement. Faure a pris soin d’installer une infirmerie, mais elle sert surtout à soigner des écorchures. En 13 ans d’existence, la Ruche a tout de même connu un décès. En 1914, Henri Philippe, âgé de 19 ans meurt à l’hôpital de Rambouillet. La cause du décès n’est pas mentionnée par Sébastien Faure.

La bonne santé des enfants est attribuée par Sébastien Faure, au domaine, vaste, en pleine nature, pur, ainsi qu’au régime régulier de propreté, d’hygiène, de nourriture saine et de vie au grand air[46]. Il répète d’ailleurs à plusieurs reprises dans ses écrits pédagogiques à quel point ses « ruchards » sont sains et robustes. Jeanne Humbert note, quand elle visite la Ruche, que les bâtiments sont conçus de manière particulièrement hygiénique. Les classes sont claires, gaies et propres, les dortoirs, les ateliers, le réfectoire et la cuisine sont bien aérés. Partout elle remarque « l’ordre et la netteté ». Ce qui l’intéresse particulièrement à la Ruche, outre le côté purement pédagogique, c’est la vie au grand air, l’hygiène et la propreté[47]. Les salles de classes, vastes et aérées, ont d’ailleurs été décorées par de grandes fresques murales représentants la nature rayonnante et lumineuse, ce qui rend les salles attrayantes, mais ce qui a aussi l’avantage d’améliorer l’éclairage des salles.

Les docteurs Elosu et Mignon, qui écrivent les chroniques d’hygiène dans le Bulletin de la Ruche sont toujours enclins à exagérer les effets des mesures qu’ils préconisent, toujours plus essentielles les unes que les autres. Il ne faut toutefois pas y voir une image de l’état d’esprit qui pouvait régner à la Ruche. Si Sébastien Faure a bien traité longuement de l’hygiène dans ses écrits pédagogiques, la Ruche n’avait pas la même obsession permanente que Cempuis. Les inspections de propreté du matin à Cempuis, décrites par divers auteurs, semblent plus strictes, plus sévères que les inspections de la Ruche, à peine évoquées. Globalement, l’hygiène reste néanmoins la même qu’à Cempuis. Tout ce qui a paru important à Paul Robin est repris par Sébastien Faure, dans ses divers écrits pédagogiques, de l’air pur et vivifiant à l’habillement simple et pratique.

On ne peut pas dire que le militantisme néo-malthusien de Sébastien Faure ait vraiment compté dans ses pratiques d’hygiène. Mais l’exemple de Paul Robin a énormément compté pour Faure. Il reprend clairement la théorie de l’éducation intégrale, mais ses méthodes pédagogiques évoluent, dans un sens plus libertaire. L’époque et le contexte administratif ne sont pas les mêmes. Mais en ce qui concerne l’hygiène, Faure reprend presque totalement le modèle de Cempuis. Pour Marcel Voisin, l’influence de Robin se fait ressentir dans l’enseignement de la musique et dans « l’école au grand air »[48].

Le seul point d’hygiène sur lequel Faure innove par rapport à Robin concerne la consommation de viande. Il la diminue bien plus que Paul Robin. Peut être peut-on voir ici une influence du mouvement naturien, qui, dans la période d’existence de la Ruche, redécouvre le végétarisme. Nous avons vu que sa vision de la nature est influencée par ce courant. Contrairement à Paul Robin, auteur d’une brochure intitulée « Contre la Nature »[49], Faure déclare qu’à la Ruche « on ne cherche pas à se protéger de la nature »[50]. Toutefois les raisons économiques semble prépondérentes.

L’idée de régénération humaine reste présente chez Sébastien Faure, mais il n’y fait pas appel pour justifier les règles d’hygiène de la Ruche, qui, bien que moins rigoureuses qu’à Cempuis, restent très avancées sur le reste des écoles de son temps.

 

L’Avenir social de Madeleine Vernet s’inspire aussi directement de l’éducation intégrale de Cempuis. Madeleine Vernet est aussi extrêmement sensibilisée aux problèmes hygiéniques, notamment à la question de l’alcoolisme. Après un échec à Rouen en 1904, L’avenir social a vu le jour à Neuilly Plaisance en 1906, près de Paris. Déplacée, pour avoir plus d’espace à Epône, en Seine-et-Oise, en 1908, cet orphelinat perd une grande partie de son intérêt en 1909 lorsque l’inspecteur académique lui retire le droit d’enseigner à cause de la coéducation. L’Avenir social n’est plus qu’un simple pensionnat. Son caractère libertaire est discutable, malgré la référence nette à Cempuis. Des militants de divers horizons y sont impliquées et Madeleine Vernet elle-même rejette le terme, tout comme elle rejette l’autoritarisme. Dans la pratique, les enfants de l’Avenir social auront tout de même plus de libertés que dans les écoles laïques d’État.

Malgré ces quelques divergences, c’est l’Avenir social qui reçoit le matériel scolaire de la Ruche en 1918, notamment du matériel qui venait de Cempuis et que Sébastien Faure avait récupéré. Madeleine Vernet bénéficie aussi de la collaboration de néo-malthusiens libertaires comme Nelly Roussel et Charles Malato ou socialistes comme Jean Colly et le Docteur Meslier collabore aussi à l’Avenir social, mais sans s’impliquer dans le fonctionnement direct de l’institution.

Dès le départ, l’Avenir social se fixe comme but de donner « une éducation aussi rationnelle que possible, avec les soins et l’hygiène nécessaires à l’enfance »[51]. Le déménagement à Epône a permit d’agrandir l’espace utilisé par l’orphelinat. Les pièce sont donc plus hygiéniques, plus vastes, plus claires, dotées de l’eau à tous les étages.

La toilette est aussi surveillée, tous les jours, sans pour autant faire l’objet d’une inspection rigoureuse. Le bain hebdomadaire est aussi reprit, tout comme les excursions aussi souvent que possible.

L’alimentation de l’Avenir sociale se rapproche de celle de la Ruche : peu de viande, quasiment aucune viande rouge, œufs, laitages, légumes. Mais elle se veut aussi plus riche, avec la consommation régulière de pâtes, riz, farines d’avoine de maïs, de froment, du poisson une fois par semaine, des châtaignes en hiver. Il n’y a pas de vins, alcools ou cafés et le moins de médicaments chimiques possibles.

Plus particulièrement, Vernet insiste sur l’antialcoolisme. Elle remarque que les effets de l’alcoolisme sont désastreux sur les résultats scolaires des enfants. Paresseux et querelleurs, à l’esprit fermés, les enfants d’alcooliques ne sont pas aptes à recevoir une éducation intégrale. Madeleine Vernet affirme avoir pu l’observer à l’Avenir social. Ces enfant ne pouvant devenir « pleinement conscients et équilibrés », il leur faudra des lois et des gendarmes « parce qu’ils seront incapables d’être libres dans la haute acception du mot, incapables de s’imposer à eux-mêmes une discipline intérieure et voulue »[52]. Vernet pense tout de même qu’il faut s’occuper de l’éducation de ces enfants, une éducation spécifique, dans l’intérêt des autres enfants.

Madeleine Vernet fait donc une éducation antialcoolique à l’Avenir social, notamment par l’exemple, la pratique. Nous n’avons trouvé aucun élément sur cette éducation antialcoolique et la manière dont elle est faite.

 

La pratique de l’hygiène à l’Avenir social reste basée sur le modèle de Cempuis, sans toutefois qu'elle attire beaucoup l’attention. Madeleine Vernet s’étend peu sur le sujet. Il est évident qu’elle ne fait pas de ce sujet un pilier de l’Avenir social, même si elle reconnaît la nécessité primordiale d’un bon développement physique de l’enfant. Elle ne s’étend pas sur ses pratiques hygiéniques et ne donne que peu de conseils hygiéniques en dehors de la question de l’alcool.

Elle admet la nécessité d’une régénération sans toutefois penser qu’elle viendra par une diminution des naissance, ni par l’application d’une hygiène stricte. Pour elle, l’essentiel de cette régénération se fait par l’abstinence de l’alcool et par l’amélioration des qualités individuelles par l’éducation.

Sa vision pédagogique n’est donc pas déterminée de la même manière. Elle évoque le grand air de la campagne, où est installée l’Avenir social, mais n’en fait pas un élément nécessaire à l’éducation intégrale. Elle conseille à une jeune institutrice de rentrer plutôt dans l’école laïque, même en ville, plutôt que de tenter une expérience libertaire, communautaire à la campagne[53]. La régénération peut aussi s’entreprendre dans l’école laïque. En cela, elle va clairement à l’encontre de l’idée de Paul Robin, pour qui la régénération humaine, dans un sens néo-malthusien, passe par l’éducation intégrale, forcément rurale.

Pour Madeleine Vernet, il est évident que l’hygiène ne joue pas le même rôle régénérateur. Elle applique tout de même les préceptes de Paul Robin, de manière sans doute moins rigoureuse.

 

Nous pouvons reconnaître que le cas est le même pour l’École libertaire de Janvion et Degalves. Même si elle a peu fonctionné, et que nous n’avons pas trouvé d’éléments sur cette école en ce qui concerne l’hygiène, les divers textes écrits par les proches de Jean Grave pour soutenir cette école laissent une large part à l’hygiène, sur le modèle de Cempuis. Sans vouloir présumer de son application concrète, l’intérêt pour l’hygiène est bien présent sous tous ses aspects : air, lumière, vêtements et surtout alimentation[54].

 

Une nouvelle fois sur cette question de l’hygiène, nous pouvons observer le poids fondamental de Paul Robin, qui a poussé dans la pratique l’hygiène au premier rang des préoccupations de Cempuis. L’intérêt pour la question, déjà relativement fort dans le mouvement ouvrier, redouble chez Paul Robin de part sa volonté de régénération, ses contacts avec des milieux scientifiques ou naturiens. Les résultats de Cempuis lui ont valu diverses récompenses dans des expositions internationales d’hygiène ou d’éducation.

Paul Robin divisait l’éducation physique en deux parties : Tout d’abord, un régime hygiénique général ayant pour but le développement normal et sain de l’enfant, puis une éducation des organes de perception et d’action, permettant d’améliorer les capacités physiques de l’enfant[55].

La première éducation hygiénique comprend l’alimentation, abondante, simple, variée et sans excitants, la régularité des horaires, l’air, la lumière, la gymnastique, les jeux, des vêtements conformes à l’hygiène et la propreté. Cette éducation est appelée, un peu brutalement, « élevage ».

L’impact de Paul Robin est profond sur celui qui est peut être son plus fidèle héritier Sébastien Faure. La Ruche a modernisé et poussé plus loin l’éducation intégrale, en conservant une place importante à l’hygiène.

L’influence du naturisme libertaire ne doit pas être exagérée, mais il ne faut pas non plus la nier. Le caractère rural de ces écoles est essentiel pour l’hygiène. Le naturien Maurice Gilles verra la Ruche et l’Avenir social comme des expériences communautaires de retour à la terre, à la nature[56]. C’est particulièrement frappant pour Sébastien Faure, qui vit une époque où le mouvement naturien c’est partiellement ouvert, notamment grâce à Henri Zisly, à d’autres courants libertaires.

Une application aussi radicale de l’hygiène est propre aux éducateurs libertaires néo-malthusiens, qui ont clairement une optique de régénération humaine physique.

 

 



[1] Paul Robin, « De l’enseignement intégral » op. cit., Tome V, p. 282.

[2] Gabriel Giroud, Cempuis, op. cit., p. 36.

[3] Ce dispositif pour recueillir de l’eau de pluie et séparer l’eau pure et l’eau impure est décrit dans un article intitulé « De l’eau pure partout » dans l’Éducation intégrale n°1 (5ème série), janvier février 1894. Il y a déjà une allusion à ce dispositif en 1884, il a donc du être installé dans les premières années après l’arrivée de Paul Robin.

[4] « Emploi du temps » dans le Bulletin de l’orphelinat Prévost, n°1, novembre 1882.

[5] Gabriel Giroud, Cempuis, op. cit., p. 45.

[6] Paul Robin, « Les sports » dans l’Éducation intégrale, n°3, 15 décembre 1903.

[7] « Éducation physique des enfants » dans le Bulletin de l’orphelinat Prévost, n° 10, juillet 1884.

[8] « Un orphelinat laïque », dans le Bulletin de l’orphelinat Prévost n°12, mars 1885.

[9] Paul Robin, « Excursions scolaires », dans l’Éducation intégrale n°9 (7ème série), 15 juillet 1904.

[10] A. Sluys, « De vrais vacances scolaires », dans L’éducation intégrale, Documents de la session normale op. cit., p. 193.

[11] Roland Lewin, Sébastien Faure et la Ruche, op. cit., p. 38.

[12] Gabriel Giroud, Cempuis, op. cit., p. 49.

[13] Lettre citée par Nathalie Bremand, op. cit., p. 102.

[14] « Fabrication d’anémiques et de névrosés », dans le Bulletin de l’orphelinat Prévost, n°3 (3ème série), mai juin 1890.

[15] A. Sluys, « L’alcoolisme », dans Fêtes pédagogiques, 1890-1891-1892, op. cit., p. 303.

[16] A. Sluys, « L’alcoolisme », op. cit., p. 307.

[17] « Agriculture et jardinage » dans le Bulletin de l’orphelinat Prévost n°3 (2ème série), mai août 1886.

[18] « Les bains », dans le Bulletin de l’orphelinat Prévost n°8 (2ème série), janvier février 1888.

[19] Rapport de la troisième commission d’assistance publique, rapporté par M. Paillot le 22 décembre 1887, publié dans le Bulletin de l’orphelinat Prévost n°9 (2ème série), mars avril 1888.

[20] Gabriel Giroud, Cempuis, op. cit., p. 36.

[21] « Agrandissement de l’orphelinat », dans l’Éducation intégrale n°3 (4ème série), mai juin 1892.

[22] « Les fêtes de l’orphelinat », dans Bulletin de l’orphelinat Prévost n°10 (2ème série), mai juin 1888.

[23] Gabriel Giroud, Cempuis, op. cit., p. 211.

[24] « Le tabac et le chant », dans l’Éducation intégrale n°1 (4ème série), janvier février 1893.

[25] « A propos du tabac », dans l’Éducation intégrale n°5 (4ème série), septembre octobre 1893.

[26] « Santé de nos enfants », dans l’Éducation intégrale n°2 (4ème série), mars avril 1892.

[27] « Un des côtés du rôle d’éducateur », dans l’Éducation intégrale n°2 (4ème série), mars avril 1891.

[28] Henriette Meyer « A propos des cantines scolaires » dans l’Éducation intégrale n°5, 15 février 1904.

[29] « L’écriture droite » dans l’Éducation intégrale n°4 (4ème série), juillet août 1892.

[30] Le Dr. Javal, député de 1885 à 1889 est d’origine alsacienne. Républicain revanchard, il est membre fondateur de l’Alliance nationale pour la repopulation de la France. Il est membre de l’Association galiniste et s’est intéressé à l’expérience de Cempuis. En 1897, il s’oppose à Paul Robin lors d’une conférence sur la question de population. Par la suite, il aura une position moins nette sur la question et se rapprochera partiellement des vues de Paul Robin.

[31] Hardy, dans l’Education intégrale, n°2 (7ème série), 15 novembre 1903.

[32] Christiane Demeulenaere-Douyère, op. cit., p. 199.

[33] Dr. A. Mignon, « Hygiène enfantine, Chapitre introductif », dans le Bulletin de la Ruche n°3, 10 avril 1914.

[34] Dr. Fernand Elosu, « L’héliothérapie », dans le Bulletin de la Ruche n°8, 25 juin 1914.

[35] Voir cartes postales de la Ruche dans Édouard Stephan, op. cit., p. 38. Annexe n°6, p. 134.

[36] Dr. Mignon, « Hygiène sociale », dans le Bulletin de la Ruche n°7, 10 juin 1914.

[37] Sébastien Faure, Propos d’éducateurs, op. cit., p. 92.

[38] Léon Rouget, « De l’éducation physique », dans le Bulletin de la Ruche n°2, 25 mars 1914.

[39] Roland Lewin, Sébastien Faure et la Ruche, op. cit., p. 95.

[40] Dr. F. Elosu, « Les empoisonnement alimentaires », dans le Bulletin de la Ruche, n°10, 25 juillet 1914.

[41] Chiffres de l’Indépendant de Rambouillet, cités par Édouard Stephan, op. cit., p. 62.

[42] Roland Lewin, Sébastien Faure et la Ruche, op. cit., p. 95.

[43] Dr. Georges Petit, « L’exemple », dans le Bulletin de la Ruche, n°6, 25 mai 1914.

[44] Maurice Bouchor « Chanson du tonnelier » dans le Bulletin de la Ruche n°8, 25 juin 1914.

[45] Sébastien Faure, « La Ruche est fermée » dans CQFD du 3 mars 1917, cité par Roland Lewin, Sébastien Faure et la Ruche, op. cit., p. 145.

[46] Sébastien Faure, dans Pour les petits, op. cit., p. 68.

[47] La Ruche vue par Jeanne Humbert, op. cit., p. 115.

[48] Marcel Voisin, op. cit., p. 162.

[49] Paul Robin, Contre la nature, Paris, 1905.

[50] Sébastien Faure, Propos d’éducateurs, op. cit., p. 28.

[51] Article 14 des Statuts de l’Avenir social, dans Madeleine Vernet, L’avenir social, op. cit., p. 3.

[52] Madeleine Vernet, Le problème de l’alcoolisme, op. cit., p. 17.

[53] Madeleine Vernet, « Lettre ouverte à une jeune institutrice », dans Rénovation n°7 (2ème série), 15 octobre 1912.

[54] Voir notamment Domela Nieuwenhuis, L’éducation libertaire, Paris, 1900, pp. 4-7.

[55] Manifeste aux partisans de l’éducation intégrale, op. cit., pp. 9-10.

[56] Maurice Gilles, « Le retour à la terre » dans le Libertaire n°30, 26 mai au 2 juin 1907, cité par Invariance, op. cit., pp. 147-149.