Conclusion

 

 

La convergence qui a existé au sein du mouvement libertaire entre les éducateurs et les néo-malthusiens vient en grande partie de la personnalité de Paul Robin et du rôle fondateur qu’il a eu. Ses conceptions éducatives novatrices se sont logiquement mêlées à ses convictions néo-malthusiennes. Cette convergence s’inscrit dans un cadre générale déterminé par le positivisme qui domine aussi bien la troisième République que le mouvement libertaire. Le contexte scientifique a favorisé une conception rationnelle de l’éducation reposant, en grande partie, sur la première étape de « l’élevage », étape facilement contrôlable scientifiquement. L’une des plus importantes innovations de Paul Robin, le carnet anthropométrique, vise justement à mesurer, contrôler l’éducation physique, déterminante pour l’éducation intellectuelle et morale.

En fait, le néo-malthusianisme a surtout contribué à la propagation de « l’idée évolutionniste dans l’éducation », selon l’expression d’André Girard.

 

A partir de là, il est évident que d’autres militants, partageant les mêmes visions évolutionnistes, le même esprit rationnel, le même intérêt pour la science, vont s’impliquer dans des tâches éducatives. Dans la pratique, ils n’apportent rien de spécifique. On ne peut pas parler d’un apport dans les méthodes d’enseignement, dans le contenu de l’enseignement ou dans les pratiques de vie communautaire.

Toutefois, ces militants ont des centres d’intérêt spécifiques qui les amènent à privilégier certains domaines, qui seraient secondaires pour d’autres éducateurs. Cela débouche notamment sur une pratique plus radicale de la coéducation des sexes, qui toutefois reste entravée par quelques préjugés et surtout par la réalité de la division sexuelle du travail. Ce qui aurait pu être une contribution spécifique des néo-malthusiens, c’est à dire une certaine éducation sexuelle, complète ou « intégrale » selon le mot de Manuel Devaldes, est surtout un échec. Là aussi, nous pouvons accuser le poids des préjugés, la crainte de poursuites. Mais l’argument ne tient pas en ce qui concerne la Ruche, qui était quasiment indépendante vis à vis de tout type de contrôle : celui de l’État ou celui d’une organisation politique.

 

En ce qui concerne la pratique de l’hygiène, l’influence des militants néo-malthusiens est accessoire. Les liens complexes entre la L.R.H. et des groupes naturiens ont sans doute déterminé une certaine vision de l’hygiène, qui ne fait toutefois pas l’unanimité parmi les régénérateurs. L’importance donnée à l’hygiène dans les milieux liés au pouvoir a sans doute peu influencé les éducateurs. C’est lorsque le pouvoir se préoccupe peu d’hygiène que Paul Robin met en place des règles rigoureuses et radicales à Cempuis, alors que, lorsque les législateurs mettent l’hygiène au centre de leur politique revancharde, Sébastien Faure se contente à peu près d’appliquer des règles élémentaires. Si dans la pratique la Ruche reste plus avancée en matière d’hygiène que la majorité des écoles, il faut y avoir surtout une volonté de régénération humaine et une influence de la science, nouveau « dieu » de ces libertaires.

 

Il faut aussi noter que les pratiques de Paul Robin sont soutenues par des institutions comme le département de la Seine et le ministère de l’Instruction publique. Ces institutions poussent Paul Robin a présenté l’orphelinat Prévost à des concours internationaux, à des expositions internationales d’hygiène ou d’éducation. Ferdinand Buisson, le conseil général de la Seine et Paul Robin veulent faire de Cempuis une référence en matière de régénération par l’éducation. Paul Robin a trouvé là un moyen de propager des principes d’éducation intégrale qu’il défendait déjà depuis de longues années. Il a sans doute voulu coller au désir des institutions qui lui avait confié l’orphelinat Prévost, d’où des craintes en ce qui concerne l’éducation sexuelle, et un zèle étonnant pour le bataillon scolaire. Dans les années qui suivent sa révocation de Cempuis, Paul Robin aura beaucoup de mal à se situer politiquement sur certaines questions. Lorsqu’il est candidat aux législatives de décembre 1894, profitant de sa popularité nouvelle, il a du mal à répondre aux questions sur son patriotisme ou son internationalisme. Les bataillons scolaires de Cempuis lui seront souvent reprochés.

Malgré des convictions fortes et un esprit provocateur, Paul Robin a aussi arrangé son projet d’éducation intégrale pour l’appliquer à Cempuis. Il a du l’adapter à une réalité qui comprenait aussi la tutelle de l’État et, plus précisément, de certains républicains avant-gardistes tel Ferdinand Buisson. C’est sans doute une des raisons qui font que certains domaines sur lesquels on attendrait une orientation néo-malthusienne, comme l’éducation sexuelle, sont absents de Cempuis. Christiane Demeulenaere-Douyère pense que l’expérience de Cempuis a été trop brève pour réaliser les vœux de régénération de Paul Robin. De plus, Cempuis n’était pas totalement ce qu’il aurait voulu. L’orphelinat Prévost n’était pas la micro société égalitaire, libertaire, ouverte sur la société, que Paul Robin souhaitait. Le caractère régénérateur fut aussi, en partie, sacrifié au principe de réalité. Mais il ne faut pas exagérer le fossé qui séparait Paul Robin des personnes qui avaient la responsabilité administrative de Cempuis. Ces républicains, conquérants, puisent leur volonté d’innovation dans une « foi » positiviste. Ils ont été à la même école philosophique que Paul Robin, l’influence britannique en moins.

 

L’éducation intégrale sert de référence pour de nombreux éducateurs et pédagogues, mais surtout pour ceux issus du mouvement libertaire, comme Francisco Ferrer, Jean Wintsch, Sébastien Faure et Madeleine Vernet. La théorie se modernise et s’adapte à des réalités peut être différentes. Les éléments régénérateurs qu’y a mis Paul Robin, et l’influence de la philosophie de Robin s’amenuisent au fur et à mesure que le courant libertaire s’éloigne d’une idéologie basée sur le positivisme. En tous cas, l’influence néo-malthusienne s’adapte à la personnalité des différents éducateurs. Il s’agit toujours de fortes personnalités, charismatiques et volontaires, portant leurs écoles à bout de bras. Leurs positions personnelles sont donc prépondérantes dans les pratiques pédagogiques. Le poids de Paul Robin, et ses particularités, s’amenuisent.

Mais la position de Madeleine Vernet peut être une très bonne illustration de ce qu’est l’éducation intégrale libertaire sans le néo-malthusianisme. Les différences entre l’Avenir social et la Ruche sont minimes dans les pratiques pédagogiques. Elles tiennent peut être plus au caractère pluraliste de l’Avenir social et à la forte personnalité, d’orientation totalement libertaire, de Sébastien Faure.

 

Il a été particulièrement difficile de définir les orientations néo-malthusiennes concernant l’éducation du fait de l’hétérogénéité de ce mouvement et de son imbrication étroite dans le milieu libertaire. Le militantisme d’alors est beaucoup plus lié à l’initiative personnelle des militants qu’à des textes de congrès, ce qui rend assez difficile la compréhension des divers courants, de leur logique, de leur activité réelle.

Après 1918, l’éducation libertaire connaît un sérieux coup d’arrêt en France. Il serait intéressant de voir quelle est alors l’attitude des néo-malthusiens dans cette période. Il serait aussi intéressant de creuser les liens entre les éducateurs libertaires et la franc-maçonnerie, élément important du militantisme positiviste, qui semble s’intéresser aux pédagogies innovantes. Une vision venue des autres pays européens permettrait d'éclaircir ces liens entre des courants régénérateurs et les pédagogies libertaires, particulièrement en Espagne, en Suisse, ou en Belgique, pays plus influencés par la pensée de Paul Robin.

De plus le milieu libertaire n’est pas isolé dans le mouvement ouvrier. Les militants subissent de multiples influences, y compris en matière d’éducation. Il n’est donc pas évident de faire la part des diverses influences.

Au départ de cette étude, nous constations que de nombreux éducateurs libertaires étaient les leaders néo-malthusiens. Mais cela n’est pas forcément révélateur de liens concrets et durables, malgré la volonté de Paul Robin.