Pierre Mendès France et les communistes

Mendésisme et marxisme

 

par Jean-Gabriel DELACROY

 

Si les liens politiques entre l’individu PMF et le PCF ont toujours été, de l’aveu même des deux parties, marqués de la plus grande retenue, il paraît abusif d’en déduire un total désintérêt de l’un envers l’autre. Bien que peu d’éléments prédisposaient, il est vrai, le futur président du Conseil à adhérer au mouvement communiste ou à en devenir l’un des « compagnons de route », il reste que Mendès France, en tant que « jeune Turc » radical, fut l’un des premiers à soutenir au sein de son mouvement la logique du rassemblement populaire après les émeutes du 6 février 1934. Élu de 1936, il n’aura plus tard de cesse de défendre l’héritage du Front populaire.

Entre Mendès et les communistes, il n’y eut pratiquement jamais d’affinités autre que celles révélées par les grandes crises mondiales – la montée du fascisme en particulier –, jamais d’animosité profonde non plus, si ce n’est à quelques moments-clés : 1944-1945, 1954-1955, 1968. Plutôt une longue défiance, et un souci constant du PCF de contrebalancer tout « effet Mendès », susceptible d’empiéter sur son électorat.

Mendès France n’était pas marxiste mais n’ignorait cependant pas le marxisme : au contraire, il le discutait, le nuançait – et, s’il n’a pas « épousé » le marxisme, il l’a considéré avec respect, comme l’un des modes possibles de rendre compte du réel, et a marqué à plusieurs reprises l’intérêt qu’il portait aux expériences en cours à l’Est.

 

« La grande originalité de Pierre Mendès France est d’avoir été le seul homme de cette envergure […] à ne s’être jamais déterminé par rapport au marxisme […]. Il était parfaitement ou totalement a-marxiste »[1]. Le constat demeure patent mais n’épuise pas la question des rapports entretenus entre Pierre Mendès France et le parti communiste français et – ce n’est pas la même chose – entre PMF et l’idée communiste. Si les liens politiques entre l’individu PMF et le PCF ont toujours été, de l’aveu même des deux parties, marqués de la plus grande retenue, il paraît abusif d’en déduire un total désintérêt de l’un envers l’autre. Si Mendès a souvent dérouté les communistes par ses prises de position, il a pour sa part marqué à plusieurs reprises l’intérêt qu’il portait aux expériences en cours à l’Est.

            Peu d’éléments prédisposaient, il est vrai, le futur président du Conseil à adhérer au mouvement communiste ou à en devenir l’un des « compagnons de route ». On ne reviendra pas sur son parcours de jeunesse, qui l’a conduit, par goût pour la liberté et par une certaine inclination envers Édouard Herriot, à choisir le parti radical comme cadre de son action. Mendès s’est positionné assez tôt à gauche. Mais du côté de cette gauche républicaine héritière des grands combats radicaux du début du siècle. Une gauche qui, abritée dans la « vieille maison » qu’invoquait Léon Blum au congrès de Tours (1920), refuse l’aventure d’Octobre et la rupture avec une certaine tradition faite de légalisme et de progrès « raisonnables ». Déjà, étudiant, adhérent à la Ligue d’action universitaire républicaine et socialiste (LAURS), il n’avait pu que constater le départ des étudiants communistes vers leur nouvelle organisation en 1925. De son côté, son évolution ultérieure (comme avocat, candidat dans l’Eure ou au sein du parti de la rue de Valois) ne se prêtait guère avec une quelconque camaraderie envers un PCF qui n’est pas encore celui du Front populaire. Candidat radical à la députation de Louviers en 1932, il affronte, dans cette ville presque industrielle, une solide opposition communiste, même si près de 400 voix se porteront sur lui au second tour (faisant naître les premiers échos de la légende du Mendès agent du communisme international, discrètement soutenu par le PCF dans ses entreprises électorales[2]). La réalité des débats locaux fait justice de cette assertion, tout comme les professions de foi d’un PMF qui, en 1936 (en tant que candidat de Front populaire) s’affirme comme le « défenseur de la propriété », attirant, il est vrai, neuf électeurs communistes sur dix au second tour après le désistement prévu par les accords électoraux. Mais Mendès est plus que cet avocat petit bourgeois, que ce pur produit de l’idéologie républicaine, ami des petites gens tout autant qu’effrayé par « l’homme au couteau entre les dents », que l’on pourrait soupçonner. Il est surtout le « jeune Turc » des radicaux aux côtés de Pierre Cot, et l’un des premiers à soutenir au sein de son mouvement la logique du rassemblement populaire après les émeutes du 6 février 1934, conscient qu’il est de la nécessité de se rapprocher des communistes face aux dangers venus de l’extrême-droite. Élu de 1936, il deviendra sous-secrétaire d’État au Trésor du deuxième gouvernement Blum, en 1938. Plus tard, il n’aura de cesse de défendre l’héritage du Front populaire, déclarant ainsi au colloque de l’École normale supérieure en 1965 : « Pour la première fois de notre histoire contemporaine, le peuple a eu l’impression que le gouvernement était à lui »[3]. D’autres éléments auraient pu contribuer à un rapprochement entre le jeune ministre et le parti de Thorez : la condamnation de la non-intervention en Espagne et le rôle de Mendès dans la « contrebande d’État » organisé le long de la frontière, les critiques envers une action économique qui paraissait assez timorée ou hors de propos (notamment concernant la dévaluation de 1936), puis la critique des accords de Munich. Mais Mendès n’était pas Pierre Cot, sa proximité intellectuelle avec le PCF ne devant guère aller plus loin par la suite. La guerre et ses conséquences sont venues sanctionner cet impossible union.

            1944 constitue l’année-charnière en ce qui concerne les rapports proprement politiques entre Mendès et les communistes. Le condamné de Clermont-Ferrand, l’évadé, l’aviateur du groupe Lorraine n’avait pas eu à se poser cette question. Sa position de commissaire aux Finances, à partir de 1943, du Comité français de libération nationale le forcera à prendre parti. Sa conviction keynésienne, déjà faite depuis longtemps, l’entraînait certes à soutenir des initiatives approuvées par le PCF et ses représentants à Alger puis à Paris. Mais sa conviction monétariste, tout aussi affirmée, l’a conduit à s’interroger sur la politique économique à suivre au moment de la Libération, après des années d’inflation due notamment au marché noir et aux indemnités payées à l’Allemagne par Vichy. L’un des éléments du mendésisme est déjà en place : la nécessité de dire la vérité (ou ce qu’il pense telle) aux Français en les prévenant qu’un effort prolongé pourra seul permettre le retour de l’expansion économique, effort organisé autour de la rigueur budgétaire, du blocage des salaires et de l’estampillage et l’échange des billets. On conçoit l’opposition qu’il affronta du côté des communistes, de la CGT de Benoît Frachon, comptable des promesses faites aux travailleurs français après les dures années d’occupation, mais aussi à la SFIO reconstituée. Avant sa célèbre querelle avec René Pleven, lorsque celui-ci prendra les Finances (Mendès occupant l’Économie nationale), ses discussions avec le socialiste Adrien Tixier furent tout autant animées. Mendès écrit ainsi à Georges Boris, le 30 mars 1945 : « Tixier, dont vous paraissez attendre qu’il m’appuie dans cette affaire, s’est laissé complètement entraîner par les représentants de la CGT, lesquels, à leur tour, ne veulent pas être moins démagogues que les communistes ». « Démagogues » : un mot qui reviendra souvent dans la bouche du Mendès de ces années-là… Au PCF, on fustige un ministre accusé de vouloir « amputer le pouvoir d’achat des masses ». Dénonçant une lutte par trop exclusive contre l’inflation, les communistes seront plus tard accusés d’avoir joué la politique du pire en refusant leur appui à toute tentative de réforme d’un système capitaliste qui ne vaut pas mieux qu’auparavant une fois tempéré par l’interventionnisme. Alain Gourdon écrit ainsi : « Mendès France voudrait que le pays se dote d’un plan de modernisation et d’équipement. Les syndicats suspectent, d’entrée de jeu, le caractère prétendument technocratique d’une telle mesure, mais, comme en 1936, les communistes ne veulent pas plus entendre parler de planification que de nationalisation industrialisée. André Marty refuse de rapporter devant l’Assemblée nationale le projet de nationalisation des compagnies d’électricité et cite le soviétique Kouzminov : "La nationalisation des banques, des entreprises et branches d’industries, qui s’effectue parfois dans les pays bourgeois, n’est pas réalisée contre les monopoles, mais à leur profit". Toute réforme d’un régime économique honni retarde l’heure de la révolution »[4]. Toute autre est bien entendue la justification des communistes, qui fondent leurs préventions sur le caractère imparfait des réformes envisagées, ou par la nécessité d’une union nationale qui imposait de ne pas effrayer les partenaires gouvernementaux du PCF. Après sa démission d’avril 1945, PMF, pressenti pour revenir au gouvernement, dirigé par Félix Gouin l’année suivante, est récusé par le PCF. Ce n’est que le début d’une longue suite de refus…

            L’expérience de Mendès aux Finances puis à l’Économie nationale l’ont catalogué comme conservateur et « antisocial » aux yeux de l’appareil communiste. Sans revenir sur sa crainte de l’inflation, PMF va, au cours des années suivantes, étoffer ses propositions pour offrir une alternative convenable à la pratique qui est alors celle de la IVe République. Mais il lui faut d’abord revenir sur le devant de la scène : son rôle de « Cassandre » dans les affaires indochinoises lui en procure l’occasion. Mais il ne trouve pratiquement jamais l’assentiment d’un PCF qui s’est encore opposé à son retour en 1947 et qui met en avant son image de « pro-américain » qui ne s’est pas opposé assez vigoureusement au pacte atlantique et approuve le plan Marshall. Il est vrai que PMF ne pense nullement à séduire les instances dirigeantes du parti : il est conscient depuis longtemps du caractère illusoire d’une telle démarche. Alors, tout en dénonçant l’engagement croissant, militaire et surtout (aux yeux de PMF) financier, de la France en Indochine, les conditions du « partenariat » franco-américain, il se démarque de plus en plus de la gauche non communiste, toujours obnubilée par son puissant voisin. Son discours social, empiétant sur le discours communiste traditionnel, ne fait pourtant aucune concession au PCF. « Le chômage, qui nous menace et qui se trouve directement ou indirectement à l’origine des difficultés sociales dont nous sortons à peine, c’est le réservoir que nos erreurs remplissent jour après jour pour que la propagande communiste puisse y  prospérer et y recruter », déclare-t-il au congrès radical d’Aix-les-Bains en 1953[5]. Tout son effort peut se résumer à ceci : rompre le lien ombilical liant encore la gauche au marxisme en investissant un certain nombre de terrains (économiques, coloniaux…) jusque-là laissés aux seuls communistes – Mendès déclare ainsi : « S’ils critiquent la guerre d’Indochine, s’ils se posent en défenseurs de la classe ouvrière, s’ils font assaut de patriotisme, s’ils prétendent être les champions de "l’indépendance nationale", devons-nous leur en laisser le monopole ? ». Ceux-ci ne s’y trompent d’ailleurs pas et perçoivent ce qu’il y a d’inquiétant dans l’émergence de cet homme qui ne leur doit rien et incarne les mutations socioprofessionnelles qui commencent à ébranler la société française : montée des classes moyennes, amélioration du niveau de vie des ouvriers, transformation du salariat traditionnel. De là l’insistance des communistes à s’opposer à Mendès, notamment au cours de sa première tentative d’investiture en juin 1953, et à dénoncer la « duperie » (Jacques Duclos) du mendésisme. C’est aussi qu’une part non négligeable de l’électorat communiste est séduit par ce politique atypique, porté par l’opinion en ces jours de 1952-1953, si fougueux dans sa dénonciation du conflit indochinois, qui s’adresse aux ouvriers avec la même exigence qu’il a à s’adresser aux cadres ou aux commerçants[6]. L’Humanité du 4 juin dénonce un PMF qui « peut gêner l’unité d’action de la classe ouvrière », comme si le parti percevait qu’avec Mendès, une gauche non communiste plus ambitieuse et hégémonique allait succéder aux alliances d’autrefois, où le PCF aspirait à jouer le rôle d’appoint indispensable. Mais le conflit indochinois se radicalise, les menaces d’internationalisation sont toujours aussi fortes que par le passé de par les tentations désespérées des plus belliqueux des dirigeants français, les successeurs de Staline commencent à rechercher les bases d’un nouvel équilibre avec l’Ouest, et Hô-Chi-Minh ne comprend pas que l’on s’oppose ainsi à celui qui a fini par incarner (avec le PCF, il est vrai) l’opposition à la guerre d’Indochine et qui est si près d’accéder au pouvoir. La base communiste fait aussi pression – « Ils se sont faits engueuler par leurs électeurs » confiera plus tard Mendès France[7].

            Dès le départ, il est clair que l’expérience Mendès qui s’annonce ne jouera à terme aucun rôle dans les positions respectives de PMF et du PCF. À l’attitude de l’un, qui annonce dans la presse avant sa seconde tentative d’investiture qu’il ne tiendra pas compte des voix communistes, s’oppose le discours de l’autre – guère différent de celui d’une bonne part de la gauche non communiste – qui prévient que, plus qu’à la personne et aux idées de Mendès France, c’est à la paix en Indochine que l’on devra apporter son suffrage le cas échéant. L’investiture de juin 1954, si dramatisée par la suite, n’est donc que la résultante de cet état de fait. Comme promis, Mendès ne tint pas compte des voix communistes (il était de toute manière élu sans celles-ci) qui, comme annoncées, se portèrent néanmoins sur lui. « Ce ne sont pas les sentiments que M. Mendès France nourrit à notre égard, ce n’est pas la personne morale qui compte, c’est la volonté de paix du peuple » déclare ainsi Waldeck-Rochet à la tribune ce 17 juin 1954, tandis que Mendès s’interroge, de façon à jouer, sur sa droite, de l’apport communiste comme d’un repoussoir : « Serons-nous les jouets du parti communiste ? ». Mais même si les enjeux étaient posés depuis longtemps (soutien non reconnu du PCF), si Mendès a plus tard expliqué qu’il ne s’agissait que d’une tactique visant à ne pas ruiner sa crédibilité dans les négociations avec le Viêt-Minh à Genève et non d’un rejet doctrinal pure et simple (« Il va de soi qu’en tout autre domaine […], je souhaitais l’aide des communistes, je restais l’homme du Front populaire… Je n’ai pas repoussé les voix « communistes », mais celles des hommes et d’un parti qui avant très publiquement apporté leur soutien inconditionnel […] à ceux qui étaient encore des adversaires […] et que nous devions affronter dans la négociation »[8]), les symboles restent les symboles, et ce rejet si médiatisé devait peser lourd dans la mémoire communiste quelques années plus tard … et même aujourd’hui. Comme devaient l’écrire Jean-Jacques Becker, Catherine Simon et Jean Loignon[9], « si 43 % des Français l’ont approuvé [l’attitude de PMF envers le soutien communiste] contre 29 % et 28 % qui ne se prononcent pas, l’approbation fut d’autant plus forte que les personnes interrogées étaient plus à droite. Elles risquent bien d’y avoir vu un choix idéologique ». Au-delà des conditions de l’investiture et de quelques mots restés fameux – Jacques Duclos déclarant à propos de Mendès : « C’est ça, mais sans le bas de soie », allusion transparente au mot de Napoléon sur Talleyrand ; Laurent Casanova cité par Jean Récanati : « La France, ce n’est pas quand même pas ce petit juif marchand de tapis »... –, l’expérience gouvernementale de PMF ne fut, du point de vue des relations avec le parti communiste, qu’une longue suite de ruptures et de dénonciations, malgré la légère accalmie due aux accords de Genève (21 juillet) et au rejet de la Communauté européenne de défense le 30 août 1954. En ce mois de juillet, le ton de la presse communiste reste modéré, mais la conclusion de la paix indochinoise est portée au crédit de l’action des masses et de l’opinion plus qu’à celle de Mendès. Le retour de PMF à l’action intérieure, en matière économique notamment, fournit une première occasion au PCF de dénoncer « l’illusion mendésiste ». Mais le vrai tournant doit être recherché entre octobre et décembre 1954, de la signature à la ratification des accords de Londres et Paris sur l’entrée de la RFA dans l’OTAN et l’intégration de la Bundeswehr à la défense occidentale. Quelques semaines après le rejet de la CED… Si le MRP avait trouvé dans son « crime du 30 août » un slogan porteur, le PCF avait, avec ce « crime du 30 décembre », trouvé l’occasion de détacher définitivement son électorat de l’attrait mendésiste. Mendès partant en Italie en janvier, France Nouvelle devait écrire : « Après un vote de confiance extorqué difficilement à l’Assemblée nationale, à force de pressions, de chantage, de ruses et de manœuvres, M. Mendès France s’est empressé de quitter la France, guidé comme par cette sorte d’instinct du malfaiteur qui sent l’absolue nécessité pour apaiser les remords de sa conscience, de fuir les lieux maudits de son exécrable crime »[10]. Les caricatures mettant en scène Mendès et le casque à pointe se multiplient, d’autres journaux (dont Combat) reprenant du reste le même thème d’un PMF ressuscitant la Wehrmacht dix ans après la Libération. Les débuts du conflit algérien voient aussi la presse communiste, et la presse de gauche dans son ensemble, appeler à la vigilance quant au développement de la torture. De fait, dans l’esprit de nombre de militants de gauche, cela fait beaucoup, et Jean Kanapa croit décrire le sentiment général dans un article de La Nouvelle Critique donné aux lendemains de son renversement, en février 1955 : « De fait, il connut la popularité lorsqu’il signa la fin de la guerre du Vietnam. Mais cette popularité lui venait de ce qu’il allait alors dans le sens du mouvement de l’opinion nationale puissamment agissante. Du jour où il devint l’homme du réarmement allemand, il allait contresens de ce courant. Il devenait inévitable qu’il fut renversé ».

            Entre PMF et les communistes, il y avait déjà les idées. Après 1955, il y eut aussi la pratique du pouvoir, l’investiture, les accords de Londres et Paris, le retour au scrutin d’arrondissement, et le PCF resta toujours vigilant face aux velléités mendésistes. Il y avait toujours ce risque que Mendès faisait à terme courir au parti : la construction d’une gauche non communiste indépendante du PCF, appuyant son succès sur les nouvelles couches de la société tout en souhaitant faire bénéficier la classe ouvrière des bienfaits d’une gestion moderne et « rénovée » de l’économie et de la croissance. Le Front républicain de 1955-1956, réunissant SFIO, mendésistes et le courant gaulliste-centriste de Jacques Chaban-Delmas confirma encore l’opinion des communistes sur les intentions de Mendès. Ce fut l’occasion pour Duclos de dénoncer le « prétendu homme providentiel », reproche qui allait resurgir douze ans plus tard. Hormis l’épisode de mai-juin 1958, le rapprochement avec le PCF dans la défense de la République face au retour de De Gaulle et le « non » au référendum de septembre, Mendès affine sa pensée théorique et tente de mettre en pratique ses idées sur une gauche moderne et technicienne, soucieuse de progrès et d’équité tout autant que de rigueur et de bonne gestion. Au PSU, il aborde une gauche « qui ne doit rien au marxisme ». Mais les années 1960 seront moins, à gauche, celles de Mendès que de Mitterrand : Mendès se met lui-même hors-jeu pour cette République-là, dont il récuse le présidentialisme, voire le bonapartisme, et le PCF a désormais, sur sa droite, choisi son homme. Mendès croit, avec la crise de mai 1968, retrouver l’occasion de faire passer ses idées sur le devant de la scène. Ce sera, en réalité, son chant du cygne. Proche de la CFDT, il est naturellement amené à prendre connaissance, et à faire part de sa compréhension face aux demandes de la jeunesse parisienne. Il perçoit bien ce qu’il y a de potentiellement novateur dans cet enchaînement de protestations étudiantes, puis sociales. Mais il sous-évalue la capacité de réaction du pouvoir qui, fin mai, va faire de la crise le prétexte à sa plus grande victoire électorale, jouant sur la peur du désordre et de l’anarchie. Mendès France – comme Mitterrand, du reste – a tenté de se mettre en avant à la faveur des événements : le 27 mai, sa présence, même muette, au stade Charléty, aux côtés de Rocard et de Sauvageot, déclenche l’ire du parti communiste et le discrédite aux yeux d’une grande partie de l’opinion. Le 29, la place du colonel Fabien fait savoir qu’il entend dénoncer « les illusions d’un nouvel "homme-miracle" qui ne serait qu’une variante du régime qui, en dix ans, a conduit notre pays à la faillite actuelle ». Le refus de Mendès s’exprime plus que jamais, et se traduit aussi par une campagne électorale grenobloise en juin moins pacifique à gauche que celle de l’année précédente. La crise de mai et la défaite de Grenoble (132 voix d’écart avec le vainqueur, Jean-Marcel Jeanneney) laisseront un goût amer à Mendès France, qui constatera plus tard : « Je ne voyais pas à quel point les communistes étaient déterminés, quoi qu’il arrive, à aider le gouvernement. […] Je savais bien qu’ils ne m’aimaient pas ». Les communistes avaient fait le choix de Mitterrand, dont les promesses, pourtant grosses de menaces, d’union de la gauche et de plate-forme commune, les attiraient plus que le parlementarisme ressourcé de Mendès France. Du reste, épisode de 1968 mis à part, le PCF n’a plus envers Mendès cette attitude d’étonnement et d’inquiétude qui était la sienne dans les années 1950 : « l’heure d’un Mendès France, qui trouve encore moins sa place sous la Ve République que sous la IVe, était passée, il n’était plus dangereux et le parti communiste, en fait, en parle très peu, même quand il est à la une de l’actualité. Quand il le fait, c’est alors plutôt sur le ton de la dérision que sur celui de la haine. On se moque de la "vedette" de Charléty qui n’a pas souscrit à la plate-forme commune de la FGDS et du parti communiste parce qu’il ne le trouvait probablement pas assez "révolutionnaire" »[11]. Le score du tandem Defferre-Mendès (5,1 %) en 1969 face à celui de Duclos (21,5 %) au premier tour ne devait pas contrevenir à cette attitude.

            Nous nous sommes contentés jusque-là de retracer l’évolution des rapports entre Mendès France et les communistes du point de vue de la chronique politique. Survol révélateur, certes, en ce qu’il démontre ceci : entre Mendès et les communistes, il n’y eut pratiquement jamais d’affinités autre que celles révélées par les grandes crises mondiales – la montée du fascisme en particulier –, jamais d’animosité profonde non plus, si ce n’est à quelques moments-clés : 1944-1945, 1954-1955, 1968. Plutôt une longue défiance, et un souci constant du PCF de contrebalancer tout « effet Mendès », comme le notent Jean-Jacques Becker, Catherine Simon et Jean Loignon : « En politiciens chevronnés, ils [les communistes] ont eu nettement conscience du danger mortel qu’il représentait pour le communisme en France. Ceci explique qu’ils n’aient eu de cesse de provoquer son échec »[12]. L’on a déjà laissé entrevoir les raisons de cette hostilité latente : l’originalité de Mendès France, réclamant la rigueur en 1944, brouillant les cartes politiques les années suivantes, adressant à l’opinion, par-dessus les partis, des appels à l’effort et à la modernité… Et plus encore, la possibilité qui s’offrait à lui de conduire une gauche non communiste sans complexe, prête à prendre acte de la société de la croissance et de l’expansion. Mais au-delà, il nous faut revenir sur l’aspect théorique de l’antagonisme Mendès-PCF.

Avec François Mitterrand, le PCF devait retrouver un allié plus « traditionnel », même s’il devait en définitive réaliser lui-même le dessein prêté par les communistes au seul Mendès France : marginaliser ce qui avait été le premier parti de France dans l’après-guerre. Victoire à la Pyrrhus ? Oui, si l’on considère que le PCF eut probablement gagné à l’établissement d’un projet politique tiré de La République moderne, parlementaire, assurant la primauté du programme et du contrat sur les coalitions, de la responsabilité sur la personnalisation du pouvoir. Victoire posthume de PMF ? Non, car si, même sans Mendès, la transformation de la gauche française a eu lieu, la transformation de la vie politique et économique ne s’est pas produite dans le sens souhaité par lui. Ce qu’il voulait, on l’aura compris, ce n’était pas l’application d’un schéma léniniste de prise du pouvoir et de transformation radicale de la société et des rapports de production. En ce sens, il n’y a pas eu de « rendez-vous manqué » entre Mendès et les communistes. Mais ces derniers auraient peut-être dû considérer le mendésisme autrement que comme le paravent d’un supposé « homme providentiel ». Mendès n’était pas marxiste. Les observateurs ont retenu de son entrée au PSU en 1959 qu’il ne mentionna nullement le marxisme, durant le discours qu’il tint à l’occasion. Sa formation économique fut classique, ses lectures progressistes, certes, mais toujours dans le sens d’une transformation démocratique de la situation économique et sociale, d’un surcroît d’internationalisme dans la conduite des affaires économiques mondiales – il écrit La Banque internationale dès 1930 –, et d’une intervention accrue de l’État en la matière. S’il découvre Keynes après 1936 – et le rencontre à Bretton Woods en 1944 –, cette découverte venait corroborer certaines de ses intuitions sur l’action nécessaire de l’État comme devant corriger les imperfections des marchés et devant assurer le rôle de régulateur et d’allocataire de ressources. Le plan d’action économique qu’il présente en 1938 avec Georges Boris lors de son passage au Trésor s’inscrit dans cette logique, tout comme son soutien à la création à la Libération du Commissariat général au Plan. S’il n’avait rien d’un anti-américain, l’Amérique qu’il admirait alors, c’était celle de Roosevelt et du New Deal. Bref, originalité au sein du parti radical qui est encore le sien, c’est un keynésien convaincu, qui plus est sensibilisé aux problèmes internationaux de par sa participation à la conférence de Bretton Woods, mais aussi aux travaux du FMI ou de l’ONU. C’est alors qu’il a l’occasion de connaître d’autres expériences, d’aborder de nouveaux mondes, tels que le Tiers-Monde naissant ou les expériences socialistes. Ses idées resteront dès lors remarquablement cohérentes. En 1954, La Science économique et l’action témoigne déjà d’un effort certain de comparaison et de synthèse en matière économique. Cette importance donnée à l’ « action » politique explique que Mendès ne s’est jamais refusé à tourner les yeux vers ce qui se passe alors à l’Est, du côté de l’économie collectiviste. « Cette attitude explique que Pierre Mendès France n’ait pas de complexe à prendre modèle à l’Est, si une expérience qui y est faite lui semble intéressante »[13]. Centrée sur la France, La République moderne ne concerne qu’indirectement le monde communiste. Mais la thématique du Plan y occupe une place centrale, un chapitre s’intitulant : « L’État et la vie économique ». On y lit notamment : « Les marxistes ont longtemps pensé que la maturation du capitalisme conduirait à son remplacement par un type d’économie dans lequel la totalité des biens de production reviendrait à la collectivité. Mais Bevan a souvent fait observé que l’évolution à laquelle nous assistons ne se conforme pas à ce schéma ; que le capitalisme ne correspond pas à un modèle fixé une fois pour toutes et incapable de se modifier par lui-même, ainsi qu’on pouvait le croire au siècle dernier, et que celui d’aujourd’hui ne ressemble plus au capitalisme que Marx a connu »[14]. Mendès n’ignore donc pas le marxisme : il le discute, le nuance, comme il le ferait à propos de toute autre théorie économique. Il est aussi soucieux de relever les évolutions des systèmes qu’il mentionne. Il insiste ainsi, dans Science économique et lucidité politique (reprise de l’ouvrage de 1954)  sur les réformes économiques internes au monde socialiste, notamment en URSS. « Au début, écrit-il, le plan était centralisé, bureaucratique, autoritaire pour faire face à des besoins primordiaux dont seuls les gouvernements pouvaient avoir une claire conscience. Plus récemment, dans un contexte différent, on a eu recours à des procédures plus souples comportant décentralisation, desserrement, délégation de pouvoirs, reconnaissance de la responsabilité propre des directeurs d’entreprise… »[15] : voilà qui ne témoigne pas d’une hostilité aveugle à ce qui vient de l’Est, mais au contraire d’un intérêt pour les expériences tentées ailleurs, dans ce qu’elles ont d’évolutives et d’instructives quant à l’efficacité des politiques économiques. On pourrait multiplier les exemples. Cette prise en compte du réel, cette importance accordée à ce que les idées ont de transitoire, ce pragmatisme dans la comparaison économique ont conduit Mendès à observer attentivement la vie économique des régimes communistes, contrepoint de sa critique des déséquilibres du monde capitaliste. Radical dans l’âme, Mendès a emprunté à ses maîtres l’idée que la technique et la science doivent être mises au service d’une action et d’une volonté politique. Il n’a pas « épousé » le marxisme ; mais il l’a considéré avec respect, comme l’un des modes possibles de rendre compte du réel, quitte à le discuter et à le replacer dans un contexte historique donné.

La phrase d’Alain Gourdon est éclairante : « Mendès France est ou sera celui qui dérange et ne joue pas le jeu »[16]. Mendès a souvent eu l’occasion de croiser le parti communiste, et ces rencontres furent toujours faites d’incompréhension et de réserve au mieux, de franche hostilité au pire. Il distinguera toujours cependant sa relation au PCF de sa relation aux idées socialistes qu’il observe dans leur mise en œuvre à l’Est, surtout à partir des années 1940 ; Jean-Jacques Becker, Catherine Simon et Jean Loignon remarquent à ce sujet : « chez Mendès, le problème des relations au communisme ne se posait pas, […] il était réglé de longue date. Invulnérable aux thèses communistes, animé de solides convictions sur le plan politique et philosophique, assuré que la démocratie, ce n’était pas seulement des institutions, mais un "code moral", il poursuivait son chemin »[17]. C’est justement cette absence de complexe face au marxisme et au communisme qui lui permit d’envisager l’économie collectiviste avec autant de sérénité ; mais il se rendit aussi compte que son ouverture d’esprit ne lui serait d’aucune aide face à un PCF dérouté par son irruption dans le champ politique hexagonal et menacé dans son identité même par le novateur que fut PMF. Le parti communiste ne neutralisa pas Mendès France politiquement à lui tout seul. Mais l’ampleur du désamour entre les deux en dit beaucoup sur la particularité du mendésisme.

 

Jean-Gabriel DELACROY, mars 2005.

 

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[1] BECKER Jean-Jacques, SIMON Catherine, LOIGNON Jean, « Pierre Mendès France et le communisme, le Parti communiste et Pierre Mendès France » in BÉDARIDA François et RIOUX Jean-Pierre (dir.), Pierre Mendès France et le mendésisme, Paris, Fayard, 1985, p. 60.

[2] CIVICUS, Monsieur Mendès France et les communistes, Paris, Amiot, 1957.

[3] Cité in LACOUTURE Jean, Pierre Mendès France, Paris, Le Seuil, 1981, p. 88.

[4] GOURDON Alain, Mendès France ou le rêve français, Paris, Ramsay, 1977, pp. 42-43.

[5] BECKER Jean-Jacques, SIMON Catherine, LOIGNON Jean, art. cit., p. 60.

[6] Pouvoirs, n° 27, « Le mendésisme », Paris, P.U.F., 1983, p. 72-73.

[7] LACOUTURE Jean, op. cit.,p. 212.

[8] LACOUTURE Jean, op. cit., p. 18.

[9] BECKER Jean-Jacques, SIMON Catherine, LOIGNON Jean, art. cit., p. 60.

[10] Cité in BECKER Jean-Jacques, SIMON Catherine, LOIGNON Jean, art. cit., p. 64.

 

[11] Ibid., p. 67.

[12] Ibid., p. 67.

[13] Ibid., p. 61.

[14] MENDÈS FRANCE Pierre, La République moderne, Paris, Gallimard, 1962, p. 154.

[15] MENDÈS FRANCE Pierre, Science économique et lucidité politique, Paris, Gallimard, 1973, p. 304.

[16] GOURDON Alain, op. cit., p.41.

[17] BECKER Jean-Jacques, SIMON Catherine, LOIGNON Jean, art. cit., p. 62.