Les enseignements de la politique indochinoise de Pierre Mendès France :

entretien avec Pierre Grosser

 

Agrégé d’histoire, Pierre Grosser enseigne à l’Institut d’études politiques de Paris.

Il y a soutenu sa thèse en 2002 sur la politique étrangère française en Indochine au milieu des années cinquante.

 

Pierre Mendès France, en homme d’action, pensait, avant d'entrer au gouvernement, que la question indochinoise pouvait être résolue dans la concertation ; or il semble que l'histoire lui a donné tort sur ce point : l'intervention d'une grande puissance était-elle donc indispensable?

 

Pierre Grosser : Je ne suis pas de l'avis que c'est la présence d'une grande puissance qui a permis de résoudre le conflit, elle a même peut-être empêché de le résoudre pendant un moment. Ce qui est vrai, c'est que Pierre Mendès France était opposé à la continuation de la guerre car cela affaiblissait la France.

Il n'a pas une vraie connaissance du dossier, ses sources d'informations sont assez faibles, même au sein du parti radical. Pierre Mendès France n'est pas un homme d'Empire, donc il voit la question indochinoise comme nuisible à la France. Mais il ne présente pas de solutions crédibles. D'ailleurs le problème est bien que personne n'en avait vraiment en 1953...

 

Georges Bidault avait-il une bien meilleure connaissance du dossier que Pierre Mendès France?

 

P. G. : Bien sûr, Bidault était ministre des Affaires étrangères, il connaissait bien le dossier ; la stratégie de Bidault, c’est-à-dire une stratégie construite par le gouvernement Laniel, extrêmement compliquée, peut être considérée comme erronée. C'est un point de vue qui peut être légitimé. Je ne suis toutefois pas si sûr qu'il y en avait d'autres possibles même si Bidault agissait ainsi sans doute aussi pour des raisons personnelles, mais surtout en fonction de sa vision de la grandeur de la France, opinion partagée par une partie des politiques et des militaires. Non, les propositions de Pierre Mendès France consistant à discuter avec le Viêt-Minh étaient inimaginables.

Là où une véritable réflexion naît chez Pierre Mendès France – comme chez des personnages tels que Boris et Sauvy en 1952 –, c'est l'idée que les dépenses militaires qui augmentent dans le monde occidental vont affaiblir la France et empêcher de faire une politique sociale et d'augmentation des salaires. Dans sa réflexion, cela est très grave, non pas pour l'économie de la France, mais car à l'époque on a l'impression que le niveau de vie de l'ouvrier soviétique augmente très rapidement et que la France est en train de se faire battre à cause de ses dépenses militaires. Ainsi, selon Mendès, si la France ne change pas ses priorités, les ouvriers auront un niveau de vie faible par rapport à ceux de l'Union Soviétique et voteront pour le parti communiste. Ce qui pose problème à Pierre Mendès France, ce n'est pas de résoudre le problème indochinois juste pour le résoudre – d'ailleurs ce n'est pas son monde, au contraire d'un Mitterrand par exemple – mais il s'inquiète plutôt des questions économiques.

 

Sans Diên Biên Phû, Mendès France aurait-il accédé au pouvoir ?

 

P. G. : D'abord ce n'est pas l'unique raison de son accession au pouvoir, les échecs successifs des gouvernements ont joué certainement mais en fait on ne sait toujours pas exactement pourquoi Auriol a fait appel à lui. On peut formuler beaucoup de spéculations, mais il n'était pas la personne évidente pour résoudre le conflit indochinois.

 

Pourtant Pierre Mendès France est souvent décrit comme "le recours évident", l'homme providentiel…

 

P. G. : Non, beaucoup de monde ne le voyait pas ainsi. Il existe aussi l'hypothèse selon laquelle Auriol l'a poussé vers le pouvoir pour voir s'il n'échouerait pas immédiatement. Auriol constate bien la montée des tensions sur cette guerre d'Indochine et cherche une alternative. Mais il n'y a pas une si grande différence entre Bidault et Mendès dans la négociation. C’est plutôt dans l’image.

 
Est-il exact qu'en 1953, Pierre Mendès France était le seul, hors du parti communiste, dans la classe politique française, à rejeter la guerre d'Indochine ? 

 

P. G. : Pierre Mendès France n'avait pas la fibre indochinoise. Un homme comme Cheysson, par exemple, avait cette fibre coloniale parce qu'il y avait vécu longtemps, mais Pierre Mendès France avait une vision européenne des choses et n'avait aucun lien avec l'Indochine. En effet il était l'un des rares à considérer que la France n'avait pas vraiment de mission coloniale dans la région. Même les communistes étaient persuadés que la France avait une mission là-bas, mais pas coloniale. Mais tout le monde dans le champ politique avait cette vision d'une France ayant une mission indochinoise. Et, même après Diên Biên Phû, beaucoup en restent persuadés.

 
Etes-vous d'accord pour dire que fixer un délai de six semaines à la résolution du conflit
 sous peine de l'envoi du contingent a été un mouvement habile de la part de PMF qui,
 en position de faiblesse à Genève à la suite de Dien Bien Phû, a pu dramatiser la
 situation et sortir la France dignement des négociations ?

 

P. G. : Le délai est toujours une tactique habile ; dire que l'on a que six semaines pour conclure met tout le monde sous pression. D'un autre côté, Pierre Mendès France se met aussi sous pression. Donc c'est une arme à double tranchant. La question de l'envoi du contingent est une légende. Pierre Mendès France n'avait pas de grande tactique liée au contingent et toutes les reconstructions historiques effectuées par ses proches sont fausses. Pour Mendès France, il fallait continuer avec l'objectif plus ou moins déjà établi du partage du Vietnam. L'idée de l'envoi du contingent est plutôt venue des militaires sur place, comme le Général Salan et le Général Ely.

Dans ces fameux jours de compte à rebours où il y a eu un certain flottement, où le Viêt-Minh ne négociait plus vraiment et où on ne savait pas ce qu'il se passait, Pierre Mendès France a essayé de rassurer le Viêt-Minh sur l'envoi du contingent. Mais il était important pour les Généraux Ely et Salan que le Viêt-Minh y croit, ou que, à partir du moment où on acceptait le partage du Vietnam, une partie des Vietnamiens pouvait s'en prendre à l'armée française. Le risque était de perdre la moitié d'un pays et d'abandonner des gens que la France avait fait se battre contre les communistes, et donc les militaires souhaitaient se retrouver en situation de surpuissance. Mais, quoi qu’il en soit, la France ne pouvait rien leur envoyer et certains chefs militaires voulaient déjà s'en désengager depuis longtemps. Il faut bien voir que le désengagement est réclamé par le ministère des Finances, par une grande partie de l'armée, donc ce n'était pas Pierre Mendès France seul qui prônait le désengagement indochinois.

 
Une question de politique étrangère peut avoir des répercutions en politique intérieure. 
PMF n'a pas décompté les voix communistes en 1954 car, expliquait-il,
 ils étaient d'une certaine manière partie au conflit. 
Qu'en pensez-vous ? Etait-ce la seule raison ?

 

P. G. : Mendès ne pouvait pas accepter les voix communistes à moins de vouloir se mettre à dos pratiquement tout le monde : les gaullistes, le MRP, etc. Cela aurait été illogique et revenait à se lier les mains lors des négociations avec le Viêt-Minh. Il n'y a jamais pensé par crainte de la réaction des Américains et des autres. Quand on voit comment ils ont réagi en 1981 pour seulement quatre ministres communistes... cela aurait très compliqué pour Pierre Mendès France !

 

Mendès France a donné l’impression à certains d’avoir laissé le problème vietnamien aux Américains après Genève.

 Qu’en pensez-vous ?

 

P. G. : Il est difficile de résumer cela en quelques mots mais, là encore, cela n'était pas une priorité pour lui. Non pas qu'il pensait que tout était réglé et qu'il pouvait passer à autre chose. Il espérait continuer à être présent au Vietnam du Nord, garder des liens avec le Viêt-Minh, non pour des raisons idéologiques ou pour commencer à créer une "super-détente" – car on est déjà à cette époque en train d'observer les premiers signes de la détente. De plus, il affrontait d'autres problèmes, tels que le maintien de la présence française, l'évacuation des troupes, tout en se méfiant d'une nouvelle attaque du Viêt-Minh. Pierre Mendès France essayait de garder une influence française au Vietnam du Sud sans tout "vendre" aux Américains, tout en profitant de l'aide américaine avec une présence coloniale renouvelée. Justement à une époque où la France n'était plus vraiment présente ni au Nord ni au Sud, l'action de Pierre Mendès France laissait des espoirs.

Quand on interprète les résultats, les espoirs sont déçus et  certains le considéraient alors comme un traître. Ils le croyaient de telle ou telle nature, avaient placé beaucoup d'espoirs en lui. Or Mendès n'avait pas vraiment de grandes ambitions, même en janvier 1955 quand il faisait un peu plus de politique au Vietnam du Nord, à l'égard de la Chine également (ce dont on ne se rappelle pas aujourd'hui). Donc, dans l'ensemble, Pierre Mendès France pratiquait une politique de désengagement dans l'ordre sans donner l'impression de capituler et en gardant un minimum de présence et surtout se battant pour cela. Mais il a été accusé par les gaullistes de laisser le Sud aux Etats-Unis et par le MRP et autres de s'acoquiner avec le Viêt-Minh. La situation était donc très complexe et beaucoup de gens ont mené leur propre politique locale. L'idée que Pierre Mendès France était le grand décideur de tout est totalement fausse.

 
Pierre Mendès France a été renversé en partie à cause des craintes 
qu'inspirait sa politique vis-à-vis de  l'Algérie. Estimez-vous que sa méthode 
– régler les problèmes les uns après les autres dans un laps de temps court –,
 qui avait tant réussi pour les décolonisations indochinoise et tunisienne, 
s'est heurtée à la réalité des liens très complexes entre les Français et l'Algérie ? 

 

P. G. : Je ne pense qu'on imaginait qu'il allait brader l'Indochine au début 1954 et encore moins l'Algérie car il avait tenu des propos très durs sur le maintien de l'Algérie à la France. Mais, à l'époque, la vie politique est très fragmentée, l'arithmétique parlementaire est très particulière. Ensuite je tiens à être clair sur la position de De Gaulle, si souvent vantée. D'abord sur la question indochinoise, De Gaulle n’a pas de solution miracle. Sur l'Algérie, il a mis quatre ans à régler le conflit et encore, dans des conditions épouvantables et avec les pleins pouvoirs. Cela prouve combien ces questions étaient complexes.

 

En 1954, il y a aussi le réarmement allemand – question considérable –, le poids des communistes qui demeure fort, et les difficultés économiques, alors que sous de Gaulle, lorsqu'il commence sa "grande politique" encore admirée par certains aujourd'hui, l'économie est bonne, les colonies n'existent plus, les communistes ont presque disparu, la question allemande est réglée depuis longtemps. La fragmentation ne s'explique donc pas uniquement par des calculs de la part des hommes politiques de la IVe République. Les enjeux politiques sont vraiment complexes et multiples.

En 1954 se joue le tournant de deux visions de la puissance française : une s'appuyant sur la vision atlantique, consistant à penser que c'est en résistant aux colonies que l'on peut parler d'égal à égal avec les Américains et les Britanniques, tout en demandant les crédits aux Etats-Unis pour conserver ces colonies, sources de puissance et de rang (de Gaulle fera la même chose pour l’Algérie en 1958). Les Américains ont d'ailleurs financé la fin de la guerre d'Indochine et ont continué à financer la France là-bas bien après la fin. Cette vision a montré ces limites en 1953-1954, quand la France s'est enfoncée dans la guerre et dans une crise économique. L'Allemagne semblait en conséquence devenir le premier partenaire des Américains. Cette stratégie est celle de Bidault et d'Ely. Ce dernier reste d'ailleurs en Indochine du Sud après la fin du conflit en continuant à affirmer que l'endroit est essentiel pour les plans mondiaux des alliés et qu'il doit donc être soutenu et aidé car son sort dépend des puissances occidentales.

Progressivement naît autre chose, en particulier chez les Gaullistes et un peu chez Pierre Mendès France, c'est que la France doit garder une partie de ces colonies, en particulier en Afrique du Nord, mais y jouer le rôle de trait d'union entre les Grands. La France serait un électron libre, s'appuyant sur l'Empire et les zones neutralisées – beaucoup de réflexions ont été menées sur la neutralisation de l'Asie du Sud-Est, réflexions dont de Gaulle s’inspirera dans les années 60. L'époque est au questionnement de la nature de la puissance française.

 
Sur le seul plan de la décolonisation, est-il juste de présenter Pierre Mendès France comme l'anti-Mollet ? Peut-on parler de deux modèles ?

 

P. G. : Les deux questions sont très différentes et il faut comprendre que l'Algérie constituait des départements français. Les socialistes avaient des difficultés à admettre que l'Indochine était un cas compliqué et qu'il faudrait un jour négocier avec le Viêt-Minh. Donc ils ont été largement pour la guerre jusqu'en 1953, date à laquelle ils ont réalisé que la situation n'était plus tenable. Le problème des socialistes – et que la plupart des autres partis connaît aussi –, était leur impression que la France avait une mission en Indochine. Au Sud, ils soutenaient quelques socialistes contre Diem, au Nord ils soutenaient plus ou mois l'expérience du Viêt-Minh car ils pensaient que la France aurait pu garder un lien dans le cadre d'une fusion socialisante sous tutelle française. Il étaient élevés à l'école de la République et pensaient que la France avait un rôle là-bas en tant que pays des droits de l'Homme et des Lumières.

 

Et cela, on ne le retrouvait pas au parti radical?

 

P. G. : Si, une partie du parti radical était extrêmement colonialiste. Cet élément était partagé par beaucoup parmi la classe politique et ce, pour des raisons diverses. Le colonialisme de Bidault par exemple se voulait multiracial, tendance très intéressante et fleurant l'humanisme, ce qui prouve que son image n'est pas toujours conforme à la réalité. Au sein du parti radical, certains avaient même des intérêts coloniaux extrêmement forts. Et le jeu au sein du parti radical est une question fondamentale.

Pierre Mendès France, comme Edgar Faure, se situait sur une autre ligne, parmi les rares qui n'avaient pas vraiment cette fibre coloniale, pourtant largement partagée. Chez les gaullistes cela était poussé à l'extrême : ils désiraient rester au Nord ET au Sud !

 

Quel poids la question coloniale a-t-elle pu avoir dans sa chute?

 

P. G. : Nous nous situons dans le jeu des intrigues politiques. Il y a ceux qui voulaient rester à tout prix, ceux qui ont tout tenté avant de se résoudre à quitter l'Indochine ; mais dans la plupart des esprits, c'est la déception, notamment au sein de ce qui deviendra la « nouvelle gauche », des intellectuels qui attendaient plus de Pierre Mendès France après l'Indochine. Au lendemain de Genève, certains chez les socialistes et même chez les radicaux ont pensé que Pierre Mendès France allait reproduire sa méthode indochinoise en Europe en poussant à la réconciliation. Beaucoup l'ont vu plus fort qu'il n'était. Il faut aussi dire qu'il devait faire tout cela dans un contexte d'attaques personnelles très dures, plus ou moins connues, surtout durant les mois d'octobre et novembre 1954.

 

A-t-il justement essayé de communiquer directement avec la population française à propos de la question indochinoise?

 

P. G. : Assez peu. Durant la conférence proprement dite, il faisait publier des communiqués pour expliquer ce qui allait se passer ; une fois la conférence terminée, il est revenu sur ces questions pour justifier brièvement son action et ensuite l'Indochine était déjà partie... En décembre 1954, la question revient au Parlement avec beaucoup d'attaques contre Pierre Mendès France : on lui reprochait d'abord d'avoir bradé l'Indochine, on prétendait également que d’autres auraient pu obtenir un meilleur accord, et enfin on lui enlevait tout mérite, considérant que l'accord était déjà réalisé avant son arrivée.

 

Quel rôle a eu l’opinion publique dans tout cela ?

 

P. G. : Aucun sur la chute. Sur la question indochinoise, l’opinion en avait assez du conflit mais il est difficile de savoir sa position exacte puisqu'il n'y avait pas vraiment de sondages précis à l'époque. Néanmoins certains Français auraient certainement aimé rester sous une forme renouvelée, sans tous les scandales et les affaires qui ont émaillé la guerre d'Indochine.

 

Au cours des années 70, Pierre Mendès-France se présente comme l’homme du dialogue Nord-Sud en mettant en avant son prestige lié à la décolonisation de l'Indochine. A-t-il alors exagéré son mérite ?

 

P. G. : Il est difficile de juger car vingt ans – entre les années 1950 et 1970 – représentent une distance temporelle importante. Je crois qu'il a donné l'impression – d'où les espoirs déçus –  qu'après l'humiliation de Dien Bien Phû (qui n’a concerné qu’une petite partie du Corps expéditionnaire), il avait réussi un miracle. Aujourd'hui, grâce aux multiples sources, nous savons que son mérite est d'abord d’avoir changé la méthode Bidault. Cette dernière reposait beaucoup sur la confrontation, sur les tactiques de bargaining (donnant-donnant), alors que Pierre Mendès France a montré que son objectif était la paix, que personne ne gagnerait à continuer la guerre. Le Viêt-Minh était aussi très fatigué, la Chine souhaitait s'affirmer comme puissance internationale, l'Union Soviétique regardait plutôt du côté de l'Europe et les Etats-Unis, bon gré mal gré, se sont aperçus qu’ils ne pouvaient guère s’opposer aux accords. Mendès a alors réussi à boucler la négociation. Ce n'était pas extraordinaire même s'il fallait obtenir des conditions de sortie qui apparurent à l'époque positives. Pour cela il doit être reconnu bien que ce résultat soit plus le fruit d'un état d'esprit que d'une stratégie.

 

Le fruit d’un certain pragmatisme, également ?

 

P. G. : Oui, un certain pragmatisme et un sens de l'adaptation. Mais là où il a été le plus fort et, ce pour quoi je l'admire d'une certaine manière, c'est qu'il n'a pas cédé aux stratagèmes des militaires. Au dernier moment, des militaires, dont le Général Ely, ont voulu montrer que la situation militaire en Indochine n'était pas désespérée et qu'il ne fallait pas capituler. Il n'a pas cédé et il a contraint le Général Ely, qui en a été furieux, à émettre un autre communiqué affirmant finalement que la situation n'était plus tenable et qu'il fallait réellement négocier. Dans le rapport civilo-militaire qui s'est beaucoup détérioré ensuite pendant la guerre d'Algérie, il a montré une certaine détermination malgré son manque de contacts chez les militaires.

 

Après, la manière dont il a traité la CED était plutôt positive, son ouverture à l'Union Soviétique n'était pas une provocation envers les Etats-Unis mais était liée à la politique intérieure (les Britanniques faisaient la même chose à l'époque). De ce point de vue, on peut garder une bonne image de Pierre Mendès France mais il n'était certainement pas l'homme qui tire toutes les ficelles. Les idées telles que "gouverner, c'est choisir" et "prendre les problèmes les uns après les autres" ne correspondent guère à la réalité du pouvoir : tout arrive en même temps. Au moment où il part pour les Etats-Unis, tous les problèmes sont simultanés. L'Algérie pointe déjà, l'Indochine est préoccupante, il évoque les questions économiques...L'idée de découper les questions pour les traiter en série est impossible à mettre en pratique.

 

Pourtant il subsiste cette anecdote selon laquelle on l’aurait vu décrocher le téléphone pour s'occuper de la Tunisie dès la fin de la Conférence de Genève?

 

P. G. : Il avait des informations sur la Tunisie avant, il pensait aussi à la CED avant que le problème ne se pose. L'arithmétique politique étant décisive, tous les grands enjeux sont liés. En allant dans un sens sur un dossier, on perdait des voix sur un autre. La raison en est la structure de la IVe  République et la complexité des enjeux.

 

Quelle image avait-il auprès des partenaires de Genève?

 

P. G. : Un certain nombre de gens se sont méfiés de lui car on ne savait alors pas vraiment ce qu'il allait faire. Plusieurs partenaires, notamment le Viêt-Minh, espéraient qu'il allait donner plus que ce que Bidault avait donné ou pouvait donner. Certains se sont étonnés que le négociateur principal, l'ambassadeur Chauvel, ne change pas. Puis, progressivement, grâce à un travail d'explications, notamment auprès des Chinois, Pierre Mendès France a montré qu'il voulait aboutir. C'est plus la manifestation de sa volonté d'aboutir que sa maîtrise des dossiers techniques (en partie gérés par des experts de la question) qui importait.

 

En dépit de rivalités, la négociation s'est plutôt bien passée avec les Britanniques car Eden voulait aussi être le grand ordonnateur de Genève. Je ne suis d'ailleurs pas sûr que Genève aurait accouché d'un tel résultat si Eden n'avait pas été présent. Il faut lui rendre hommage même si le personnage est un peu particulier. Les Britanniques ont fait beaucoup dans le rôle de go-between. Ils sont allés sonder les Chinois, discuter avec les Soviétiques ...

 

Dans l’ensemble, Pierre Mendès France a cette capacité à tenir bon et à communiquer, en particulier sur son envie d'en finir avec l'Indochine, même si l'accord est bâclé, bancal et surtout susceptible d'interprétations multiples...

 

Pendant sa période au pouvoir, en tant que président du Conseil, Mendès France occupait le Quai d'Orsay ; ce système préfigure-t-il la Ve République, à laquelle il s'est pourtant opposé?

 

P. G. : Je crois que l'urgence de la situation l'a contraint à prendre les deux fonctions. Je ne pense pas qu'il avait à sa disposition beaucoup de gens prêts à prendre le Ministère des Affaires Etrangères. De toute façon, confier ce portefeuille à un autre aurait été délicat car c'était sur des dossiers de politique étrangère qu'il était attendu : l'Indochine et la CED essentiellement, la Tunisie ensuite.

Je partage assez sa critique de la Ve  République sur le volet de la politique étrangère qui devient monarchique, opaque. Quand les missions sont confidentielles, les résultats sont d'une efficacité supérieure mais il n'y a aucun contrepoids. La période de la cohabitation a de ce point de vue été plutôt bénéfique car elle a obligé à un minimum de débats en politique étrangère – qui n'existent presque pas en France. La liberté totale qu'a le Président de la République dans ce domaine n'est pas très saine. Dans d'autres pays, la presse exerce au moins le rôle de contrepoids mais en France...

Cependant, sa volonté d'expliquer et de tenir compte d'autres avis est de toute façon une grande qualité de Pierre Mendès France. Sur l'Indochine il consulte souvent d'autres personnalités politiques, modifie sa position ... Il le faut car la situation, même après juillet 1954, est extrêmement complexe. Comme dans toute situation complexe, on l'a accusé de double jeu, alors que, j'en suis persuadé, ce n’était pas le cas. Il a mis en place plusieurs baromètres pour tester les tendances dans une situation très confuse. Il a pris en compte ces éléments mais dans l'ensemble je ne suis pas sûr qu'il pouvait faire une politique indochinoise très différente. L'image de l'homme politique faisant ce qu'il veut quand il veut ne tient pas debout, en particulier dans ces moments-là !

 

Surtout on a pu dire que ces évènements internationaux l'ont empêché de mettre en avant ses réformes économiques.

 

P. G. : A mon avis ces dernières étaient même prioritaires pour lui. Mais le point de départ était d'apaiser la situation. Comme d'autres à l'époque, Pierre Mendès France réfléchissait en termes de compétition internationale entre modèles. La première chose à faire était d'instaurer un climat de détente, de pouvoir diminuer les dépenses militaires et à ce moment-là on peut faire des réformes économiques, montrer que le modèle occidental pouvait se moderniser, être un concurrent au modèle communiste. Toutefois, avec la guerre d'Algérie qui arrive, il n'était pas facile de baisser les dépenses militaires...

 

Pierre Mendès France, adepte du plan, se montrait critique à l’égard de l'expérience soviétique. Toutefois n’en retirait-il pas certaines leçons ?

 

P. G. : Tout le monde était fasciné par le monde communiste. Dans un livre récemment publié, Engelman explique comment le modèle soviétique était perçu aux Etats-Unis avec beaucoup d'ambivalence. Il est vrai que si l'on juge a posteriori, on pense que cela ne fonctionnait guère mais si l'on considère ce qu'était l'Union Soviétique dans ces années en comparaison avec la situation de la Russie à la fin du XIXe  siècle, il faut remarquer une formidable modernisation. En 1957, les Soviétiques lancent Spoutnik et tout le monde pense que cela témoigne de la bonne santé de URSS. On aurait eu du mal à imaginer un régime tsariste avec du quasi-servage lançant un Spoutnik. Et il y avait une fascination due également à la méfiance populaire envers le capitalisme libéral, simplement parce que tous gardaient en mémoire la crise des années 30. Quelques réformes avait été faites depuis, mais l'idée selon laquelle le libéralisme allait tout résoudre n'était guère présente. Il faut se situer dans le contexte de l'époque et les textes de Boris et Sauvy montrent bien cette conscience selon laquelle la vraie compétition se situe sur la scène internationale. 

 

Cet entretien a été réalisé le 25 mars 2005 à l’Institut d’études politiques de Paris par Damien Augias et Nicolas Dorgeret. Nous remercions chaleureusement M. Pierre Grosser de nous avoir accordé cet entretien.

 

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