Entretien avec Raymond Aubrac :

Pierre Mendès France, du Ministre de la Libération au Cassandre de l’Indochine

 

 

Pendant la guerre et peu après la Libération, votre chemin et celui de Pierre Mendès France se sont souvent croisés, notamment parce que vous avez été tous deux à Alger, au Comité de Libération nationale. Vous étiez représentant du mouvement Libération-Sud et Mendès France commissaire aux finances. Pouvez-vous nous parler de cette époque, ainsi que du problème de la hausse des salaires que vous avez rencontré, en 1944, en tant que commissaire de la République à Marseille alors que Mendès était ministre de l’Economie nationale ?

 

Raymond Aubrac : En ce qui concerne mes relations avec Mendès, je l’avais d’abord rencontré à Alger – j’ai quitté la France métropolitaine en février 1944 –, où j’étais membre de l’Assemblée consultative provisoire. Je ne crois pas que Mendès y ait siégé car, à ce moment il était au gouvernement. Mais je ne suis pas resté très longtemps à l’Assemblée consultative provisoire car je me suis un peu fâché avec le général de Gaulle et je suis parti comme parachutiste. Mendès France était commissaire aux finances au moment de la Libération. C’était à ce moment-là que j’ai été nommé par le général de Gaulle commissaire de la République à Marseille. Les commissaires de la République avaient alors été nommés pour faire face au vide qu’on avait prévu pendant la bataille de France et pour lequel les Américains avaient prévu l’AMGOT[1] – dont de Gaulle et les résistants ne voulaient pas.

Or, c’est avant la Libération qu’a été imaginé et élaboré puis mis en place un dispositif complexe qui comportait les comités départementaux de Libération dans chaque département et même dans chaque ville et les commissaires de la République qui étaient dotés de pouvoir exorbitants – par exemple le droit de suspendre l’application des lois et de prendre, à titre provisoire, des textes à valeur législative ou réglementaire ou encore des pouvoirs qui empiétaient sur le pouvoir judiciaire (j’ai ainsi changé le premier président de la Cour d’Aix-en-Provence, qui était le siège judiciaire de ma région). Notre mission globale était de s’efforcer de rétablir la légalité républicaine ; autrement dit, nous étions des espèces de fusibles et nous en avions parfaitement conscience. Le gouvernement, lorsqu’il s’est installé à Paris, n’était pas organisé ; nous n’avions pas de liaisons à l’intérieur de la France : il fallait se débrouiller.

Parmi les problèmes que j’ai rencontrés, celui de l’augmentation des salaires était particulièrement important. Les salaires étaient bloqués au moment de la Libération alors que le prix de la vie ne l’était pas ; tout était très cher. Par exemple, dans la région dont j’avais à m’occuper, les problèmes alimentaires étaient extrêmement difficiles, ce qui fait que, finalement, les gens étaient contraints d’avoir recours au marché noir. Dans ce contexte, il y avait une revendication très forte d’augmentation de salaires, particulièrement forte dans ma région. Les syndicats étaient puissants et tout le monde reconnaissait la légitimité de la revendication. Or, une augmentation de salaires importante ne pouvait être faite localement, ce problème concernait l’échelon national. J’ai donc nommé une commission comprenant des représentants du patronat et des représentants des syndicats, sous l’autorité d’un président auquel j’ai demandé d’instruire un dossier et de constituer tous les éléments afin d’obtenir la décision de Paris. Je suis donc allé à Paris voir mon patron ministre de l’Intérieur, Adrien Tixier, pour lui demander quelle était sa décision. Il me répondit : « Si vous faites moins de 40 %, les communistes vont prendre le pouvoir ». « Que pensez-vous alors de 42 % ? » lui ai-je alors demandé. Et Tixier de me répondre : « Vous ne pouvez pas, car mon collègue ministre de l’Economie, Mendès France, n’est pas d’accord. Allez le voir ».

Alors j’ai été voir Mendès, qui me confirma que, selon lui, 42 % était impossible car, au-delà de 30 %, on entre dans la fameuse spirale inflationniste. Il me dit alors que seul le général de Gaulle pouvait me donner des instructions. Je téléphonai donc au directeur de cabinet de De Gaulle, Gaston Palewski, qui me demanda de rentrer à Marseille et d’attendre des instructions. Mais je lui répondis alors que je ne comptais rentrer à Marseille qu’après avoir obtenu les instructions du gouvernement. C’est pourquoi je déjeunai le lendemain avec le général de Gaulle qui, après m’avoir raconté l’histoire de l’unité nationale depuis Louis XI, me demanda de rentrer à Marseille, d’y passer une bonne nuit puis de prendre la solution qui me paraîtrait la plus juste et la plus judicieuse. Je décidai donc finalement une augmentation des salaires de 36 %.

 

Quel jugement portez-vous aujourd'hui sur les mesures économiques préconisées par Mendès France à la Libération, comme l'échange des billets ?
 
R. A. : Je pense qu'il avait raison. Ce qu'il préconisait était juste, j'étais d'accord avec lui. 
Vous savez, il faut souvent de grands chocs pour pouvoir changer les choses en matière économique. 
Or la Libération en était un, et la population, je pense, était prête à accepter d'importants bouleversements. 
On aurait dû suivre Mendès.

 

Chacun sait le rôle que vous avez joué vis-à-vis de Hô-Chi-Minh, que vous avez reçu pendant plusieurs semaines chez vous au moment des négociations de 1946. Or, quelques années plus tard, Mendès France a connu un certain retour en grâce dans l’opinion, grâce à son rôle de « Cassandre » vis-à-vis de l’Indochine. Ses interventions à la Chambre ont été sans cesse plus nombreuses et plus argumentées, pour demander au fil du temps un retrait, d’abord financier puis militaire de l’implication française dans le conflit indochinois. Vous avez partagé ce que disait PMF de ce conflit. Avez-vous eu alors l’occasion d’en discuter plus avant avec lui durant cette période, c’est-à-dire avant qu’il devienne président du Conseil en juin 1954 ? Comment avez-vous évalué les chances qui s’offraient à lui de faire la paix à Genève ?

 

R. A. : Après la guerre, à travers les péripéties de la vie d’Hô-Chi-Minh et mes propres péripéties, j’ai vu Mendès France de temps en temps, nous avions des relations très cordiales et je le tenais soigneusement au courant de mes activités.

J’ai quitté la fonction publique en 1948, après avoir été, de 1945 à 1948, au ministère de la Reconstruction. En 1948, j’ai créé un bureau d’études, le BERIM, qui travaillait pour la reconstruction. En 1953, il s’est trouvé une occasion d’aller en Chine. La France n’avait alors pas de relations avec la Chine de Mao-tsé-Toung tandis que les Anglais avaient établi quelques relations économiques.  Un jour, un de mes amis, un banquier qui travaillait beaucoup avec les pays de l’est, me dit qu’une mission était en train d’être établie pour rétablir les relations commerciales entre la France et la Chine et me laissa entendre qu’il y avait une place pour un bureau d’études dans cette affaire. Je suis donc parti en Chine, j’ai trinqué avec Chou-en-Laï, qui nous a reçus glorieusement. Et le BERIM est devenu chargé d’agréage des achats chinois, non seulement en France mais dans l’ensemble de l’Europe.

Rentré de Pékin, j’ai bien sûr raconté cela à Mendès France, sachant qu’il s’est toujours beaucoup intéressé à l’Asie – il m’a souvent fait part de données et de résumés sur la Chine qui m’ont toujours beaucoup intéressé.

 

Lorsque vous étiez à Alger, en 1944, le problème de la décolonisation n’était pas mentionné, on ne se préoccupait alors pas de ce problème. 
N'avait-on alors pas conscience que la décolonisation serait un problème majeur de l'après-guerre ?

 

R. A. : On ne s’en préoccupait pas du tout. Pas même dans le programme du Conseil National de la Résistance.

 

Savez-vous si Mendès s’intéressait alors déjà à ce problème ?

 

R. A. : Je n’en suis pas sûr. Ceux qui étaient au pouvoir en 1944 venaient de passer quatre ans pour rendre au pays sa liberté, son indépendance et son patrimoine. De plus, de Gaulle s’était beaucoup appuyé sur les colonies d’Afrique dans ses négociations avec les alliés. Par conséquent, j’ai toujours été persuadé – et personne ne m’a vraiment démenti – que la vraie cause de la guerre d’Indochine, c’était la défaite de 1940 – et sans celle-ci, il est très probable que l’opinion et la politique françaises auraient évolué comme celles des Anglais. C’est pour cela que l’on s’est embarqué dans les guerres coloniales, en Indochine mais aussi en Algérie.

Mendès faisait partie de ceux qui étaient au pouvoir à la Libération ; il s’était battu, il s’était engagé dans l’aviation, il avait risqué sa vie, il s’était évadé. Mon opinion personnelle est qu’il considérait comme un véritable impératif de rendre au pays sa liberté, son indépendance et son patrimoine. Et je n’ai jamais été véritablement contredit, même par les historiens spécialisés. Mais je ne sais pas si Mendès s’intéressait alors à la décolonisation. Je crois qu’il suivait de près la politique anglaise – il était très sensible à l’influence des Britanniques (on s’en est aperçu dans la bataille de la CED).

Pour revenir à la conférence de Genève (1954), peu après que je lui ai rapporté mon expérience en Chine, Mendès arriva au pouvoir, au soulagement de tous ceux – dont j’étais – qui souhaitaient que cette guerre se termine. Au moment de Genève, je n’ai pas vu Mendès personnellement mais j’étais assez lié avec son directeur de cabinet, Georges Boris – personnage qui a été très important, notamment au moment du gouvernement d’Alger – qui me dit alors, trois jours avant la conférence, que les Chinois allaient avoir un rôle capital, que Chou-en-Laï allait venir, accompagné de plusieurs ministres, et que ma venue pouvait être utile. Boris me dit également que les Chinois voulaient profiter de la conférence pour prendre des contacts, notamment économiques, avec l’Europe. Je suis donc venu à Genève. Là-bas, je trouvai un journaliste de La Tribune des Nations, André Ullmann, qui me présenta à Geneviève Tabouis, une des grandes signatures de la presse française. Je lui fis rencontrer le vice-ministre chinois du commerce extérieur, Lei Jei Ming, que j’avais vu l’année précédente à Pékin, et qui s’est montré très cordial. L’idée m’est alors venue d’organiser un dîner d’hommes d’affaires – puisque Geneviève Tabouis, parée pour l’occasion de sa plus belle robe et de ses plus beaux bijoux, était l’épouse de Robert Tabouis, un des hommes importants de l’industrie de la radio. Robert Schneider, du Creusot, avait également été invité par Geneviève Tabouis. Et les deux industriels, Tabouis et Schneider, ont invité les Chinois à visiter leurs usines, ce qu’ils firent trois mois après. Il en a résulté des contrats importants, y compris un groupe de locomotives dont l’agréage a été assuré par le BERIM.

Durant la conférence de Genève, je n’ai donc pas vu les Vietnamiens mais j’ai travaillé avec les Chinois, à la demande de Mendès.

 

Quand Mendès est arrivé au pouvoir, quel regard avez-vous porté sur le fait qu’il ait refusé les voix des communistes ?

 

Je lui ai dit qu’à mon avis il avait été ridicule et il avait fini par en convenir à moitié. Je pense qu’il a eu tort. Il est probable qu’il aurait évité la guerre d’Algérie s’il avait accepté la majorité qui se présentait devant lui. Et il s’en est rendu compte. Je ne dirai pas qu’il l’a vraiment regretté mais il avait probablement eu des hésitations.

Par contre, pendant la période où j’étais à Rome – j’ai été plusieurs années à la FAO –, il passait une soirée de temps en temps avec nous, à la maison, et je me souviens qu’au moment du référendum de De Gaulle, il était sévèrement anti-gaulliste : il disait que c’était un scandale, qu’il n’aurait jamais cru cela du général, qu’il voulait devenir un dictateur. Il était violent, vraiment violent. C’était un gaulliste singulier.

 

A ce sujet, que pensez-vous de l’attitude de Mendès France après 1958 à l’égard de De Gaulle et de la Ve République ?

 

R. A. : Je n’aime pas l’élection du président au suffrage universel direct. Mais je ne suis pas un homme politique et je n’ai pas à mobiliser les gens sur ce point. J’ai partagé les craintes de Mendès mais je ne me sentais pas engagé dans la bataille politique.

 

Revenons à la période de la Libération. Au moment du problème de la hausse des salaires, n’avez-vous pas été déçu par la manière dont Mendès vous a reçu ? Avez-vous eu l’impression qu’il vous a considéré comme une sorte de fusible ?

 

R. A. : Mais je savais que j’étais un fusible. Je le savais avant d’être nommé commissaire de la République. Pendant la période d’Alger, j’étais très lié avec Emmanuel d’Astier, qui était commissaire à l’Intérieur, et j’ai participé aux réflexions sur l’administration de la France pendant la période de la bataille de France. Je savais donc très bien ce qu’impliquait le métier de commissaire de la République et mes collègues aussi. En plus, j’étais très jeune, j’avais 30 ans.

 

N’espériez-vous pas un soutien de la part de Mendès France ?

 

R. A. : J’attendais une décision du gouvernement ! J’étais scandalisé par ces deux réflexes de ministres. Je ne savais pas qu’ils avaient discuté. Il a fallu des années pour que j’apprenne qu’ils avaient discuté. Alors j’en ai voulu rétrospectivement aux trois hommes – Tixier, Mendès et de Gaulle – de ne pas m’avoir dit qu’ils avaient discuté et examiné ce problème des salaires. J’en ai souvent reparlé à Mendès par la suite. J’avais eu l’impression d’être un pion – et je l’étais.

 

Quelle image gardez-vous de Mendès France ?

 

R. A. : Pour moi, il a été l’un des hommes d’Etat importants de l’après-guerre. Et j’ai regretté qu’il quitte le pouvoir après avoir réglé l’Indochine, réglé la Tunisie, commencé à s’occuper du Maroc et de l’Algérie. D’ailleurs, finalement, c’est Edgar Faure qui a réglé le problème marocain mais c’était en même temps un ami et un concurrent de Mendès France – la relation entre les deux hommes est complexe.

Mendès France était un homme qui avait des principes et qui s’accrochait à ses principes quelles que soient les conséquences.

 

Quelles raisons, selon vous, ont pu motiver la défiance des communistes envers Mendès France ?

 

R. A. : Mendès était anti-communiste et les communistes étaient contre les anti-communistes ! Mendès était un radical de la IIIe République, il avait des réactions que l’on peut trouver chez quinze ou vingt hommes politiques de sa génération – ce n’était pas particulier à Mendès. Mais cela n’était pas chez Mendès France la qualité que j’appréciais le plus !

 

Considérez-vous, de par votre expérience, qu’il y avait dans les idées de Mendès une cohérence et une rigueur qui lui étaient propres ?

 

R. A. : Sur la question des augmentations de salaires, vous avez remarqué que Mendès France avait changé d’avis, il a été vers le compromis.

 

Gouverner, c’est choisir !

 

R. A. : Il l’a écrit…

 

 

Propos recueillis par Damien Augias, Isabelle Cohen et Jean-Gabriel Delacroy, 18 mars 2005.

 

 

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[1] L'Allied Military Government of Occupied Territories ou Gouvernement militaire allié des territoires occupés.