«Vous
avez entendu le bruit qui court? Il paraît que je suis viré!» Fayçal al-Qassem, le
présentateur vedette d’Al-Jazira et le journaliste le plus célèbre du monde
arabe s’esclaffe. Un ami vient d’appeler pour le prévenir: les
représentants des pays du Golfe, réunis à Doha, viennent de demander – une
fois de plus – sa tête à l’émir du Qatar. A cause de son émission
«Direction opposée», le prince Abdullah d’Arabie Saoudite a boudé le
Conseil des Pays du Golfe. Et il n’est pas le seul. «Grâce à moi ce
congrès à été celui des chefs d’Etat absents», s’amuse Al-Qassem. A
Doha, dans sa belle villa, le présentateur est un impertinent. Comme à la
télé. Le petit homme rond qui trône dans un salon aussi doré que ses
célèbres lunettes cerclées ne croit pas un instant à sa disgrâce.
Comment pourrait-on se passer de lui? A Damas ou au Caire, il ne peut plus
marcher dans la rue sans créer une émeute. Pour les 40 millions de
téléspectateurs qui regardent Al-Jazira, Fayçal al-Qassem est bien plus
qu’une star du petit écran. Aux yeux des nostalgiques de la grande époque
de Nasser, il incarne désormais la voix des Arabes. Ce fils de
paysan syrien, titulaire d’un PHD (diplôme de 3e cycle) de littérature
anglaise, est le leader charismatique d’un monde arabe virtuellement
unifié. Le héraut d’une oumma du satellite. Chaque mardi à 21 heures, temps
universel, de Paris à Beyrouth, d’Alger à Doha, les spectateurs arabophones
fascinés se rassemblent devant la célèbre émission qui propose des débats
où s’exprime une vision «non occidentale». «Oussama Ben Laden a-t-il
servi ou desservi la cause de l’islam?», «Le sionisme est-il pire que le
nazisme?», «la voix des Arabes» ne fait pas dans la nuance. Et les
opinions défendues sur le plateau seraient considérées sur CNN comme de
graves délits. Exemple d’émission, au lendemain de l’attentat terroriste
contre un avion israélien, à Mombasa. «Les actions militaires contre les
Etats-Unis sont-elles du terrorisme ou de la résistance?», s’interrogeait
le «docteur» Al-Qassem. Dans son introduction, le Larry King des
nationalistes arabes présente les points de vue de ses deux invités: «Est-ce
que nous assistons à la réalisation de la prophétie de Ben Laden: vous nous
tuez, alors on vous tue? Selon un sondage réalisé par Al-Jazira, 90% de nos
spectateurs sont favorables aux actions contre les intérêts américains dans
le monde. Certains disent: il faut leur faire payer cher leur hégémonie…
Les autres disent que ce n’est pas en détruisant quelques avions que nous
allons faire respecter nos droits…» Face à face, sur le plateau, un
Koweïtien, rapidement discrédité lorsque son interlocuteur l’aura présenté
comme «pouvant figurer dans le livre des records des contacts avec les
Israéliens», et un ancien marxiste égyptien islamisé, qui emportera la
sympathie de son auditoire en déclarant: «Cette action au Kenya est un
acte stratégique. Elle rétablit l’embargo contre Israël levé par les pays
arabes… Les Israéliens seront maintenant obligés de se cacher. C’est une
extension qualitative du domaine de la lutte…»
Dans le monde, selon le docteur Al-Qassem, il n’y a que deux
catégories de gens. D’un côté, les ennemis – les Etats-Unis et
les sionistes –, de l’autre, ceux qui les combattent – Ben Laden
et le Hezbollah –, malgré les efforts déployés par les «collaborateurs»,
les «vendus»: les dirigeants arabes, contre lesquels
le présentateur déchaîne toute sa hargne. Alors, chaque mardi,
les ambassadeurs des pays arabes au Qatar se demandent si cette
fois, ce sera leur tour de devoir faire leur valise. Le Marocain,
le Saoudien, le Jordanien, le Bahreïnien… Tous ou presque ont
dû, un jour ou l’autre, se plier à ce jeu de chaises musicales
diplomatiques. «Quant à l’Irakien, cela fait un moment qu’il
a disparu»,confie un diplomate en poste à Doha, qui a renoncé
à s’inquiéter des absences de ses confrères. Fayçal al-Qassem,
lui, tient le compte de ces péripéties diplomatiques avec gourmandise:
les plaintes officielles des gouvernements arabes, ce sont ses
médailles. Dans sa villa, mise à sa disposition par la direction
de la chaîne, il raconte avec délectation les débuts de sa success
story à Al-Jazira.
«Je pensais que ce serait une chaîne arabe comme les autres.
Vous savez: qui Sa Majesté va voir, qui elle a vu, qui elle verra… Logique,
puisque la chaîne appartient à l’émir du Qatar. Alors j’ai fait un test: ma
première émission critiquait la politique des pays du Golfe. Violemment. Je
m’apprêtais à faire mes bagages… mais ils m’ont félicité. Depuis, je fais
ce que je veux.» Quitte à dire n’importe quoi. Ainsi, une semaine
après l’attentat du World Trade Center, Fayçal al-Qassem citait un article
d’«Al-Watan» selon lequel, ce 11 septembre, «4000 juifs
n’étaient pas venus travailler…» Enorme bobard antisémite qui fera le
tour du monde arabe. A la suite de ce dérapage, relevé par Daniel
Schneidermann dans son émission «Arrêt sur images», le Conseil
supérieur de l’Audiovisuel convoquait Michel Kik, chef du bureau
d’Al-Jazira à Paris, pour le réprimander. Mais Fayçal al-Qassem ne regrette
rien: «Je n’ai pas été le premier à le dire, et puis nous ne savons
toujours pas qui a commis ces attentats…» Il n’a d’ailleurs reçu aucun
rappel à l’ordre de ses patrons.
Jusqu’ici, Al-Qassem n’a été suspendu qu’une fois, pendant trois semaines:
c’était il y a un an, lorsqu’il a traité tous les dirigeants arabes de «salauds».
«C’est vrai, je me suis laissé emporter, reconnaît la star, qui a dû
oublier que le propriétaire de la chaîne, l’émir du Qatar, pouvait se
sentir visé. Mais ce sont quand même tous des salauds.» Un salaud
aussi Saddam, le raïs de l’Irak, qu’il vient d’interviewer longuement? «Je
l’ai trouvé très serein, très structuré. Mais oui, lui aussi, c’est un
salaud, comme les autres. On ne me fera pas taire. Pendant des années, les
dictateurs nous ont forcés au silence. On n’avait même pas le droit de
parler du prix du poisson. Et puis arrive Al-Jazira. Comme une météorite
dans de l’eau croupie. Ce n’est pas vraiment une chaîne, car il n’y a pas
de liberté de la presse sans démocratie. Disons que c’est une curiosité du
système. Pour une fois, nous avons la chance de pouvoir parler, alors nous
hurlons!»
Dans la salle de rédaction ultramoderne de la chaîne, une quarantaine
de journalistes s’affairent devant leurs ordinateurs, un œil rivé sur CNN,
l’autre sur Al-Jazira. Ils viennent de Khartoum ou de Beyrouth, d’Alger ou
de Bagdad. Ils vivent pour leur travail. Beaucoup sont issus du département
arabe de la BBC. Une radio que les Saoudiens ont préféré fermer en mai
1996, lorsque les journalistes se sont piqués de critiquer le régime
wahhabite. Ils sont de tous les partis, même si la grande majorité d’entre
eux sont nationalistes ou islamistes.
Khadija Bengana, la jolie présentatrice du Journal, a fui, elle, la télé
algérienne et les menaces d’assassinat. Ses origines l’ont rendue prudente.
«J’ai un point de vue plus modéré que certains de mes collègues
concernant les mouvements islamistes. Je les ai trop vus assassiner la
raison. Mais eux se réfèrent aux Frères musulmans, un mouvement structuré,
encadré par des oulémas, tandis que chez nous les islamistes n’ont aucune
culture.» Depuis six ans qu’elle exerce son métier au sein de la
chaîne, jamais la jeune femme n’a reçu de rappel à l’ordre. Sa liberté vaut
bien des sacrifices: une vie tout entière consacrée au travail, dans un pays
où la société est très conservatrice, à la traîne des autres émirats,
dit-elle. Il y a quelques mois, Khadija a demandé à ne plus présenter
«Pour les femmes seulement», l’unique émission hebdomadaire
d’Al-Jazira consacrée aux femmes. Il faut dire que la femme du cheikh
Qaradaoui, l’imam de la chaîne, est devenue la productrice de ce magazine
féminin… Khadija ne souhaite pas commenter sa décision. On saura juste
qu’elle s’entend bien avec la majorité de ses collaborateurs du JT. «Il
faut dire que sur l’essentiel nous pensons tous la même chose.»
L’essentiel? Le martyre du peuple palestinien. Qu’ils soient nationalistes
ou islamistes, beaucoup de journalistes acceptent avec difficulté la
politique «normalisatrice» d’Al-Jazira, qui donne la parole aux
dirigeants israéliens. Pour eux, voir le nom d’Israël écrit sur les cartes
de la région diffusées à l’antenne, c’est déjà le signe d’une capitulation.
«Pendant les événement de Jénine, tous les journalistes pleuraient. Ils
me disaient: "Pourquoi faut-il que nous interviewions ces
assassins?"», raconte Ibrahim Helal, un Egyptien, rédacteur en
chef de l’info, qui, tout à son métier, ne partage pas ces scrupules: «Le
journalisme, c’est parler de ce qui est, pas de ce qu’on voudrait qui
soit.» C’est lui qui a reçu, à Doha, plusieurs des messages de Ben
Laden. Et qui a décidé de les passer. Le dernier? Une cassette audio, que
le correspondant d’Al-Jazira à Islamabad lui a fait écouter au téléphone.
«J’ai hésité pendant une demi-heure. Et puis je l’ai diffusée. Quel média
ne l’aurait pas fait?» Un raisonnement de pro: Ben Laden fait recette,
et Al-Jazira applique les lois du marché de l’information. Comme CNN. La
question n’est donc pas de savoir pourquoi Al-Jazira a choisi de diffuser
les messages de Ben Laden, mais pourquoi Ben Laden a préféré Al-Jazira à
tout autre chaîne arabe…
On peut trouver un début de réponse dans le livre qu’Ahmed Zeidan,
correspondant de la chaîne à Islamabad, vient de consacrer à Cheikh
Oussama. Ce journaliste syrien est le dépositaire habituel des cassettes
envoyées par le milliardaire. Il est aussi le seul qui ait rencontré Ben
Laden depuis le 11 septembre. Le «superviseur» d’Al-Qaida avait
apprécié ses articles dans «Al-Hayat». Appréciation réciproque: dans son
livre, Zeidan confesse toute l’admiration que lui inspire Ben Laden,
présenté comme un homme héroïque, qui a les larmes aux yeux quand il parle
de sa mère. Mais aussi calculateur et vaniteux, qui demande à son cameraman
de refaire les prises dont il n’est pas satisfait. Récemment publié à
Beyrouth, ce livre, qui repose sur les entretiens réalisés par l’auteur
avec l’instigateur présumé des attentats du 11 septembre, est une mine pour
les services secrets de la planète.
Beaucoup, à Al-Jazira, avouent une sorte de fascination pour le leader
d’Al-Qaida et l’ancien régime des talibans. Au bout de la salle de
rédaction, il y a les «Afghans», comme on surnomme les journalistes qui ont
couvert les frappes américaines en Afghanistan. Beau gosse, Taysser Allouni
roule des mécaniques. «Moi, ma spécialité, dit-il, ce sont les endroits
chauds.» Le reporter de guerre syrien s’exprime couramment en espagnol. Il
a vécu longtemps à Séville. Il évoque avec nostalgie l’islam tolérant
d’Al-Andalous, puis, sans craindre de se contredire, se met à chanter les louanges
des talibans: «Contrairement à ce qu’ont prétendu les Américains, les
talibans n’interdisaient pas aux petites filles de s’instruire. Ils
connaissaient fort bien l’existence des "écoles interdites". Et
lorsqu’on dit que les femmes ne pouvaient pas travailler… Mais en
Afghanistan, il n’y a même pas de travail pour les hommes!» Le
reporter algérien Abdul Hak Saddah, qui a relevé Allouni en Afghanistan
après l’effondrement du régime du Mollah Omar, est resté lui aussi marqué
par l’expérience: «Après la chute des talibans, quand on parlait des
Arabes, c’était comme si on parlait du diable. J’étais devenu une cible.»
Il finira par trouver refuge dans les locaux de CNN… Son jugement
aujourd’hui sur Ben Laden? «On peut détester l’homme, mais pas ses
discours, si on est musulman.»
Propos incendiaires, surenchères extrémistes: dans les talk-shows
d’Al-Jazira, la haine de l’autre ne se déguise plus. Comme les Américains
et les Israéliens, les Arabes se vivent aujourd’hui en guerre. Et la guerre
ne porte pas à la modération. Mais il est paradoxal, cet émir du Qatar qui
laisse se développer sur sa chaîne un discours qui contredit sa politique.
Tandis qu’Al-Jazira donne la parole à des tribuns antisémites, comme le
leader de l’extrême-droite américaine, David Duke, l’émirat reçoit une
délégation de commerciaux israéliens qui distribuent des pin’s représentant
les drapeaux du Qatar et d’Israël! Et pendant que les vedettes de la chaîne
vomissent sur la diabolique Amérique et la guerre qui se prépare, le Qatar
accepte de servir de quartier général aux opérations contre l’Irak. Peu de
gouvernements, démocratiques ou non, accepteraient de financer une chaîne
qui dessert leurs intérêts. Alors pourquoi?
En novembre 1996, lorsque le cheikh Hamad crée Al-Jazira (l’île), il affirme
vouloir faire de sa chaîne le fer de lance de la modernisation du pays. Il
vient de renverser son père. Il veut secouer son minuscule émirat, qui
somnole dans l’opulence. Son ambition? Faire du plus petit des pays arabes
(600000 habitants, dont seulement 100000 Qatariens) le plus démocratique.
Il dépense 130 millions de dollars pour créer la chaîne qui va bouleverser
le paysage audiovisuel arabe. Un vent de réformes souffle sur le pays: le
ministère de l’Information et les commissions de censure sont supprimés. En
1999 les femmes obtiennent le droit de vote et présentent des candidates
aux élections municipales. «Toutes ces initiatives constituent un gage
de liberté, en vue de la création d’un Etat de droit», explique le
cheikh Hamad ben Thamer al-Thani, membre de la famille royale et président
du conseil d’administration d’Al-Jazira (interview au magazine «Politique
internationale»).
La société se met à bouger. On voit aujourd’hui des Qatariennes
enveloppées d’abbayas intégrales côtoyer des hommes aux tables des cafés.
Et on aperçoit souvent leur silhouette noire au volant des 4x4 rutilants
qui embouteillent l’artère principale. Une révolution. Qui provoque
l’indignation de l’Arabie Saoudite voisine. Pourtant cette version
héroïque, qui fait de la création d’Al-Jazira le symbole de la démocratie
en marche, laisse les Qatariens sceptiques. «De quelle démocratie
parlez-vous, soupire un universitaire de Doha. L’émir refuse la création de
partis, il n’y a pas de justice indépendante. Et les gens qui protestaient
contre la modernisation forcée du pays ont été mis en prison. Tout ça,
c’est de la poudre aux yeux pour les Américains.» Et ça marche: les
Etats-Unis se félicitent des récentes orientations du petit émirat. Dans un
article d’une touchante franchise, le rédacteur en chef du «Herald
Tribune», David Ignatius, propose l’émirat en exemple aux autres pays
arabes: «Ce qui rend le Qatar intéressant, c’est qu’il épouse les
valeurs américaines. Voilà la nation qui a lancé Al-Jazira, l’exaspérante,
incendiaire et terriblement intéressante chaîne… qui fournit au monde arabe
ce dont il a le plus besoin: une occasion de débattre librement…»
Alors libre, Al-Jazira? Pas tout à fait… «Il y a une ligne rouge
que nous ne devons jamais franchir, confie une journaliste de la chaîne.
Nous interviewons les opposants de tous les régimes arabes, mais le père de
l’émir, qui vit à Londres, n’a jamais été sollicité.» A la cafétéria
de la chaîne, les journalistes évoquent aussi la censure du reportage d’une
des stars de la chaîne, Yosri Foda. Une enquête sur le trafic d’enfants
pakistanais utilisés comme jockeys dans les courses de chameaux et qui
meurent de sous-alimentation. C’est que les courses de chameaux sont une
passion nationale au Qatar… «Nous, les journalistes arabes, nous devons
toujours fermer les yeux sur quelque chose, admet, fataliste, un membre de
la rédaction. Quand on travaille dans un journal libyen, on fait attention
à ce qu’on écrit sur Kadhafi, quand on écrit dans "Al-Hayat", on
oublie les princes saoudiens, ça fait partie du contrat. Finalement, à
Al-Jazira, nous avons de la chance. Notre seul sujet tabou est un minuscule
pays qui n’intéresse le monde que… parce qu’il est le siège d’Al-Jazira.»
L’histoire d’Al-Jazira, au fond, c’est l’histoire d’une petite monarchie
opulente qui s’est offert une chaîne «libre» afin d’apparaître comme le bon
élève de la mondialisation. Et tenter de supplanter son encombrante
voisine, l’Arabie Saoudite, dans le cœur des Américains. «L’Arabie
Saoudite n’était que la prostituée des Etats-Unis. Le Qatar sera son épouse
légitime, dit un intellectuel arabe, et Al-Jazira, l’arme démocratique
pointée sur la tempe du royaume wahhabite.» Coincé entre l’Arabie
Saoudite et la mer, le petit royaume redoute les tentations hégémoniques de
son puissant voisin. D’où l’empressement avec lequel l’émir a invité les
Américains à venir installer une base militaire chez lui. «La seule manière
d’être sûr qu’ils répondront à nos appels au secours, c’est de les
installer à demeure», aurait-il expliqué à un de ses conseillers.
Depuis les Saoudiens enragent. Ils en ont assez des leçons que
leur donne le «vilain petit Qatar». Car Al-Jazira ouvre généreusement
son antenne aux opposants au régime de Riyad. Du coup, malgré
un Audimat à faire pâlir d’envie les chaînes du monde entier,
Al-Jazira est boycottée par les régies publicitaires arabes, sur
lesquelles les Saoudiens ont la haute main. Ou alors, de façon
plus vicieuse, «ceux-ci donnent à la chaîne une publicité
choquante, destinée à la discréditer», explique Mohamed El
Oifi, un universitaire
marocain
spécialiste des médias arabes. Exemple, cette pub pour une loterie
récemment diffusée: «Voulez-vous gagner 500000 riyals saoudiens?»,
susurre une jeune femme à la voix langoureuse. Quand le cheikh
Qaradaoui, la caution religieuse d’Al-Jazira, vient justement
de rappeler, dans son émission, «la Charia et la vie», que l’islam
condamnait les jeux d’argent et de hasard. Et voilà la chaîne
prise en flagrant délit d’hypocrisie.
Souvent, ces publicités viennent après un appel à la solidarité avec le
peuple palestinien ou la récitation d’un verset du Coran. D’autres fois, ce
sont des pubs pour des voitures de luxe ou du matériel hi-fi sophistiqué.
Il faut décrypter. Comprendre qu’il s’agit d’énerver un public arabe, qui le
plus souvent ne peut même pas rêver de se payer ces objets luxueux. Et lui
rappeler, par la même occasion, le train de vie indécent des Qatariens.
Dans un article du journal libanais «As-Safir», Joseph Samara
analyse ce qui représente pour lui un concentré de schizophrénie: «Le
dualisme entre Odeid [la base américaine de Doha] et Al-Jazira au Qatar,
c’est la situation arabe vue au microscope, un effondrement terrible de la
solidarité arabe et une rhétorique creuse… On tolère Odeid parce
qu’Al-Jazira existe, et parce que l’Arabe moyen s’est habitué aux
déclarations mensongères comme aux actes de vassalité. Le responsable
qatarien est capable de signer un traité qui met en location la
souveraineté nationale entre deux scènes filmées: la mort de Palestiniens dans
les territoires occupés (la veille du départ d’une délégation israélienne
pour le Qatar) et les préparatifs irakiens pour repousser l’agression
attendue (la veille du décollage des avions américains de la base d’Odeid
pour bombarder Bagdad…).»
Combien de temps le petit pays pourra-t-il tenir le grand écart?
Aujourd’hui le cheikh Hamad est bien seul. Haï par les dirigeants des pays
arabes à cause des critiques d’Al-Jazira, méprisé par les journalistes de
la chaîne pour sa politique jugée complaisante envers Israël, il ne peut
compter que sur le soutien de ses alliés de circonstance: les Etats-Unis
d’un côté et de l’autre les islamistes, ravis de voir Al-Jazira s’en
prendre à ces dirigeants arabes impies qu’ils rêvent d’abattre. Drôle
d’équipage. Peu fait pour affronter le gros temps.
Sara
Daniel
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