Parution septembre 1997

A Londres, Sara Daniel

Diana: bataille pour l’héritage

C’est Tony Blair qui a su le mieux, et le premier, faire écho à la formidable vague d’émotion provoquée par la mort de la "princesse du peuple".Mais, paradoxalement, ce choc a fait prendre conscience à toute une partie de l’opinion anglaise de son attachement fondamental à la monarchie

 

"Sean Connery sera-t-il plus fort que le fantôme de Lady Di?" Dix jours après la mort de la princesse, les leaders du Labour Party qui ont repris leur campagne pour le double oui au référendum de ce jeudi en Ecosse, redoutent plus que jamais l’"effet Diana". La déferlante de sentimentalisme qui a submergé la Grande-Bretagne le week-end dernier a semé le doute chez les Ecossais, qui ne sont plus aussi nombreux à réclamer la création de leur parlement. Les larmes sont fédératrices. Et depuis l’enterrement de Diana, on ne peut plus ignorer leur influence politique. Le chancelier de l’Echiquier, le travailliste Gordon Brown, a donc arpenté la lande avec Sean Connery, une figure du Scottish National Party. Pour la première fois dans l’histoire de la Grande-Bretagne, les deux partis ont fait campagne commune. C’est que, cette fois encore, le Premier ministre britannique a su anticiper les réactions à la disparition de la princesse. Dimanche matin à l’aube, un fonctionnaire du 10 Downing Street est venu lui apprendre la nouvelle de la mort de Diana, une heure avant qu’elle ne soit officiellement confirmée. Tony Blair a confié à un de ses collègues: "Vous verrez que cette mort va produire un chagrin d’une ampleur difficilement imaginable." Quelques heures plus tard, le Premier ministre s’arrêtait sur le chemin de l’église qui se trouve à côté de son domicile. Les yeux rougis et la voix tremblante, il a lu une déclaration dont le passage le plus émouvant sera repris par le pays tout entier comme un refrain. "C’est la princesse du peuple et c’est comme cela qu’elle restera dans nos cœurs et dans nos mémoires pour toujours." En regard, l’hommage de William Hague, le leader du Parti conservateur, était bien fade. Selon Nick Coen de l’"Observer", on aurait dit qu’"il prenait note de la mort d’un petit employé subalterne de son parti". Bien sûr, l’expression du chagrin de Blair n’était pas aussi spontanée qu’on aurait pu le croire. Dans la formule si heureusement trouvée, on pouvait voir la griffe d’Alastair Campbell, l’attaché de presse de Tony Blair. "Princesse du peuple" faisait écho au "parti du peuple", son slogan de campagne. C’est en tout cas ce sens politique qui a permis à Blair de "kidnapper l’héritage de Diana", comme l’en a accusé le parti tory et de réaliser une incroyable OPA sur la monarchie. Au point que c’est le Premier ministre lui-même qui, après son entrevue avec la reine à Balmoral, fera part de la soudaine volonté royale de modernisation. Pour Blair, finalement, l’enterrement de Diana aura été sa campagne des Falkland: le moment historique qui l’a vu marquer sa prééminence, non seulement sur le parlement, mais sur la couronne. "Il est devenu le père de la nation. Un porte-parole du sentiment de deuil national. Il est comme Clinton qui a compensé ses déficiences morales aux yeux des électeurs en devenant le pleureur en chef pour toute une série de tragédies, de l’attentat d’Oklahoma City à l’explosion du Boeing de la TWA", explique Mark Lawson, du "Guardian". Tony Blair a compris, depuis l’interview accordée par Diana à la BBC, que l’ère de la confession murmurée était arrivée. Pour être populaire, il ne faut plus cacher ses émotions. Récemment, le ministre sans portefeuille Peter Mandelsohn, qui venait de perdre son père, a pleuré à la télévision. Bob Hawke, le Premier ministre australien, a pleuré en parlant des problèmes de drogue de sa fille. Et le chancelier Kohl avait pleuré à l’enterrement de Mitterrand. Le chef du Labour a su tirer les leçons de toutes ces larmes. Comment a-t-il su deviner aussi justement les débordements pathologiques d’une nation transfigurée par la perte de sa princesse? Sauf à être britannique, à Londres, ce week-end, on ne pouvait pas y croire. Pris dans la foule des éplorés, on avait l’impression de jouer les figurants d’un épisode de "Star Trek", où une foule hypnotisée venait rendre hommage à la madone des tabloïds. Et puis, peu à peu, on comprenait: l’odeur douceâtre des dizaines de milliers de bouquets en décomposition qui flottaient dans les allées du quartier de Westminster; les ex-voto de cire qui se consumaient doucement; les processions de gens qui sortaient de la station de métro High Street Kensington. A voir Londres transformée en Lourdes ou Fatima, on en oubliait presque les épisodes rocambolesques de l’été, le chassé-croisé des maîtresses de Dodi sur les yachts du milliardaire. Et les menaces de l’ex-fiancée en pleurs, la covergirl harpie. Ce week-end, tous les pèlerins branchés et multiethniques qui campaient sur les pelouses de Kensington Garden se reconnaissaient "quelque part" en Diana. Parce qu’elle avait pris dans ses bras un homme souffrant du sida, un enfant pakistanais cancéreux. Parce qu’elle était boulimique, ou anorexique, trompée par son mari, ou élevant seule ses deux enfants... Même un docker noir de Liverpool aurait trouvé une raison de s’identifier à elle. Sur les autels de fortune, au pied des réverbères de Buckingham, entre les sacs de bonbons et les nounours, les mots souvent pétris de culpabilité illustraient cette proximité. "Nous n’avons pas su te soutenir, te dire combien nous t’aimions." Ou bien: "Je n’aurais jamais dû acheter les journaux à scandales comme je l’ai fait. Pardonne-moi." Diana la rédemptrice, sacrifiée pour et par son peuple. Comme si l’Angleterre, pays au culte austère, où l’on n’honore pas les saints, en rajoutait soudain du côté du rituel. Alors, pourquoi elle? Quand vous posez la question, on vous fait aussitôt comprendre qu’elle manque de tact. En Grande-Bretagne, on ne badine pas avec les convenances, et le théâtre de Nottingham a dû déprogrammer en toute hâte sa pièce "Love Upon the Throne", "l’histoire complète et non expurgée de toutes les affaires matrimoniales du prince Charles et de la princesse lady Diana". Lorsque le psychologue Olivier James a suggéré qu’il y avait un aspect pathologique à l’extraordinaire tristesse des Anglais, ses propos ont choqué. Selon lui, les foules ne pleurent pas uniquement pour Diana; mais elles revivent des moments pénibles de leurs propres vies, qu’il s’agisse de drames personnels ou collectifs. "Au cours des dix dernières années, les Anglais ont vécu des événements traumatisants. L’attentat contre le vol Pan Am 103 au-dessus de Lockerbie, la mort de John Smith, figure emblématique du Labour, le massacre de la maternelle de Dunblane, l’explosion du vol TWA 800. Les gens ont gardé des cicatrices de ces tragédies. Et pourtant il aurait semblé choquant que des milliers de gens descendent dans la rue à Liverpool, en Ecosse ou à Long Island, en Amérique. La souffrance qu’on éprouve à propos de la mort de personnes qu’on ne connaît pas est toujours déroutante. Au moins dans le cas de Diana, ils peuvent manifester leur tristesse. Ils pensent qu’ils la connaissaient. Que c’est comme s’ils avaient perdu quelqu’un de leur famille. " En tentant d’analyser le désespoir des Anglais pour se démarquer des tabloïds, les journaux sérieux ont aussi amplifié le phénomène. Il est significatif de voir que les messages épinglés dans les rues de Londres reprenaient des expressions comme "la reine du cœur des gens" forgées par la presse. Les revendications exprimées dans ces messages d’adieu, telle que la mise en berne du drapeau de Buckingham et la réattribution à Diana de son titre d’altesse royale, sont apparues pour la première fois dans des éditoriaux. "Cela ne veut pas dire que leur tristesse n’était pas sincère, explique Mark Lawson, mais elle a été forgée et exacerbée par l’attention médiatique. Les gens essayaient de se conformer à l’image que la télé donnait d’eux et se sentaient coupables s’ils ne manifestaient pas leur tristesse. La semaine dernière, ceux qui jugeaient la réaction à la mort de Diana excessive testaient le terrain avant de se lancer dans une conversation pour savoir s’ils avaient à faire à un croyant ou à un apostat. " Dans le métro, une femme, les bras chargés de fleurs, confie: "J’avais juste envie de voir ce qui se passe près du palais mais je me suis dit que si j’arrivais les mains vides, je me ferais lyncher... " On a aussi expliqué la "Diana craze" comme une façon de rejeter la royauté en manteau d’hermine des Windsor. Et c’est vrai que les applaudissements qui ont accompagné le discours du comte Spencer, le frère de Diana, ont dû cingler comme un gifle la famille royale. "Toutes les roses qui gisent ici sont autant de marques de défiance vis-à-vis des Windsor", commentait un des présentateurs de la BBC devant Buckingham. Pourtant les choses ne sont pas aussi simples. En ces temps de deuil, les témoignages d’affection se multipliaient aussi bien à l’extérieur de Kensington Palace, demeure de la princesse, que sur les grilles de Buckingham ou de St James Palace, palais de la couronne: "C’est encore le "Sun" et le "Daily Mail" qui ont voulu faire de la famille royale un bouc émissaire dans cette histoire, dit David Bricks, 26 ans, consultant en marketing. La reine n’aurait pas dû céder à la pression des médias. Il se trouvera toujours quelqu’un pour la critiquer." Il ne reflète pas l’opinion de la majorité de ses concitoyens, mais, de fait, on irait trop vite en pensant que pour la première fois depuis Cromwell les Britanniques se sont comportés en citoyens et non plus en sujets, qu’ils ont fait savoir aux "royals" qu’ils devaient se mettre à la page. Les Anglais ont surtout demandé à leur reine un peu plus de compassion et de chaleur, comme un enfant réclame l’attention de sa mère. "Peut-être que la reine comprendra que nous avons besoin d’un câlin plutôt que de ses mines sévères", soupirait une jeune femme samedi à Hyde Park après avoir pleuré en écoutant "Candle in the Wind", retransmis sur un écran géant. "C’est une question de génération, explique ce bobby en faction devant St James Palace. La vieille garde ne montre pas ses sentiments mais Charles, lui, n’est pas comme eux." Car l’on ne peut réduire le chagrin des Anglais au fait d’avoir choisi leur camp: la monarchie branchée des Spencer contre la reine momie des Windsor. Et déjà tout le monde essaie de réhabiliter Charles: on raconte qu’on l’a vu serrer le bras de son fils William pendant l’enterrement dans un geste plein de tendresse. John Barnes, spécialiste du gouvernement à la London School of Economics, rappelle: "Ce qui est extraordinaire c’est à quel point sa pensée est proche de celle de Diana. Il a toujours prêté une attention aux jeunes chômeurs marginalisés que l’on ne voit pas souvent chez les politiciens. " On ne peut pas comprendre la profonde tristesse des Britanniques ce week-end si on sous-estime leur attachement pour la monarchie, tous clans confondus. Bien sûr, certains des archaïsmes du régime commencent à agacer. Mais ce peuple n’a pas formulé sa demande de changement de façon rationnelle ou politique. Il a voté avec ses larmes. "Ce que ne supportent plus les Anglais, ce sont les vétustés de la monarchie", explique Darryl Pickney, un écrivain américain qui vit à Londres. "Ainsi, le racisme qui commande l’attitude de la couronne à Montserrat ou tout ce folklore autour du Commonwealth. Pourtant ce serait faire une erreur d’interprétation de penser que dans l’esprit des Britanniques la monarchie est un archaïsme. Voyez-vous, dans un pays sclérosé par la notion de classe, où les gens de la classe ouvrière méprisent ceux de la classe moyenne et vice versa, les altesses sont les seules qui ne méprisent personne. Il n’y a pas de nécessité psychologique pour elles à dédaigner les autres. Leur rôle dans la société est de compatir. " Paradoxalement, la modernité de lady Diana, comme celle des autres représentants de la monarchie, serait donc d’offrir une échappatoire à "l’idéologie vicieuse" du système de classe. "J’ai fait des études supérieures, explique Chessy, 26 ans, comptable. Je sais que la famille royale n’est pas vraiment supérieure au commun des mortels. Mais ils se dévouent à leurs sujets. Ils sont comme des fonctionnaires héréditaires. Et le pire, c’est qu’ils ne peuvent pas démissionner. Aujourd’hui, nous avons besoin que la famille royale nous guide, nous aide à supporter notre chagrin. " "J’adore les pompes et les cérémonies de la monarchie ", admet Nina, 25 ans, qui travaille dans une compagnie aérienne. "Si nous la supprimons, nous deviendrons comme tous les autres pays. " "Nous avons besoin de gens qui soient charitables et compatissants, affirme David Bricks. J’étais content que Tony Blair soit élu, c’est un bon gestionnaire, mais entre lui et les conservateurs il n’y a pas une différence énorme. Et puis ce n’est pas son rôle que de nous guider moralement. " Tous les trois avouent avoir sangloté devant leur poste de télévision lorsqu’ils ont vu passer le cortège funèbre. Après avoir conspué la presse à scandale, ils discuteront pendant près d’une heure sur le fait de savoir s’il fallait ou non mettre le drapeau de Buckingham en berne... Paradoxalement, la mort de lady Diana a fait prendre conscience à toute une partie de la jeunesse de son attachement à la monarchie. Mais comme l’explique Andrew Adonis, auteur d’un livre à paraître en octobre sur le système de classe britannique, le mécénat social de Diana n’a rien de très révolutionnaire: "A chaque fois que l’Etat-providence décline, on assiste à la renaissance de l’idée de charité de la part des riches. La popularité de Diana évoque celle de la reine Caroline, la très populaire femme délaissée de George IV au début du XIXe siècle. Comme elle, Diana a été l’emblème du "nous" face à "eux", véhiculant l’idée fausse qu’elle a été répudiée par "eux" parce qu’elle s’est trop identifiée à "nous". La popularité de Caroline , elle aussi, était liée à son époque. La désolation qui a suivi les guerres napoléoniennes et une trop longue période de gouvernement tory représentant un establishment qui semblait se désintéresser de la vie des pauvres gens. Caroline, comme Diana pendant les années Thatcher-Major, a su incarner la monarchie démocratique." Tony Blair, qui s’est fait le chantre de cette royauté à visage compatissant, avait tout compris. Il avait proposé à Diana de devenir l’ambassadeur de la Grande-Bretagne à l’étranger. Il savait les avantages qu’il pourrait tirer de la popularité de la "princesse sociale". Ainsi n’aurait-il plus été le seul ainsi à devoir gérer toute la misère de l’Angleterre. Une répartition des rôles bien utile au théoricien du New Labour. Et qui explique aujourd’hui son ardeur à promouvoir le lifting d’une monarchie privée de Diana. La charité des lords, cet autre opium du peuple...

Sara Daniel

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