C’est une
femme de 40 ans au teint mat et aux boucles brunes qui lui donnent un air
de terroriste sud-américaine. La dernière fois que la police a aperçu Maria
Soledad Iparraguirre Guenechea, c’était en 1997. A l’époque, Marisol se
faisait déjà appeler «Anboto», reine des divinités de la mythologie basque,
symbole de la terre, matrice des tempêtes et de la foudre. Mais elle
n’était pas encore le chef de l’appareil militaire d’ETA. Depuis qu’elle
supervise l’action des 20 commandos qui sévissent en Espagne, détermine les
cibles et les attentats, administre l’organisation, «la reine» sème la
mort.
Chaque jour des bus flambent, des voitures explosent, les émeutes, les
passages à tabac, les actes de vandalisme se multiplient. A Bilbao, tous
les matins, les journalistes et les hommes politiques, flanqués de gardes
du corps, choisissent un nouvel itinéraire pour brouiller les pistes et
semer ceux qui les ont condamnés à mort. A Saint-Sébastien, les profs
d’université commencent chaque journée à quatre pattes sous leur voiture, à
la recherche d’une possible bombe-ventouse. A Vitoria ou à Pampelune, les
entrepreneurs paient des vigiles armés pour accompagner leurs enfants à
l’école... Depuis qu’ETA a rompu la trêve en novembre 1999, on commet aussi
des attentats dans les cimetières. Les fanatiques de la «basquitude» ne
respectent même plus les morts.
Cette guerre contre l’Etat est aussi une guerre civile au sein des Basques.
Chacun est sommé de choisir son camp. Tous les week-ends, les dizaines de
milliers de personnes qui manifestent pour la paix croisent ceux qui sont
venus, aussi nombreux, soutenir les prisonniers ou les «héros » tombés pour
«l’Euskadi». «L’Euskadi», ce rêve de Pays basque dont les frontières
n’existent que dans la tête des indépendantistes. Pour séparer les
cortèges, «l’Ertzainza», la police basque forme un cordon de
sécurité voué aux gémonies, déchirée entre sa fidélité à la patrie basque
et son devoir de neutralité. La liste des morts s’allonge. L’heure n’est
plus aux compromis: aux prochaines élections qui auront lieu le 13 mai, un
seul choix: pour ou contre l’indépendance.
Au Pays basque français, les membres de Haika, le mouvement de jeunes où
ETA puise sa relève, scrutent la frontière avec envie et impatience. Ils
savent que la contagion menace l’Hexagone. Ils voudraient déjà en être. La
plupart n’ont pas pris la peine de se déplacer aux meetings tenus par le
parti de la gauche nationaliste Abertzaleen Batasuna pour les municipales
françaises: «C’est du temps perdu, on ferait mieux de faire tous des
attentats!», explique Firmin, un jeune «natio» de 17 ans qui vit à Bayonne.
Le lycéen boutonneux sait que c’est du côté espagnol que va se décider son
avenir de poseur de bombes.
«Anboto», la «reine de la mort», est montée sur le trône de la terreur à 38
ans, après la cascade d’arrestations qui a décapité ETA. Elle est née dans
une ferme, un jour d’avril 1961, à Escoriaza, un petit village du
Guipuzcoa. Ses parents, des agriculteurs, sont des militants
indépendantistes de la première heure. Niés dans leur culture par le
franquisme et interdits d’_expression, nombreux sont les Basques qui se
reconnaissent alors dans une nouvelle organisation marxiste et
nationaliste, dont le sigle ETA signifie «Pays basque et liberté».
En août 1968, l’organisation commet son premier assassinat, accueilli par
les vivats d’une Espagne qui rêve de démocratie. ETA abat un des symboles
de la répression franquiste, le chef de la police d’Irún, Meliton Manzanas.
A la mort de Franco, la démocratie s’annonce. Pourtant, les parents d’«Anboto»
refusent de déposer les armes. Malgré la nouvelle constitution de 1978 et
la naissance de l’Euskadi, région largement autonome, ils continuent la
lutte. Pour eux comme pour tous les nationalistes basques, le compte n’y
est pas: sans la Navarre et les trois provinces françaises, la communauté
autonome n’est qu’un leurre. ETA se lance dans le tout ou rien, multipliant
les meurtres, décuplant la violence.
A cette époque, «Anboto» a 19 ans à peine. La cave de l’exploitation
agricole familiale est un «zulo», une cache qui abrite un commando d’ETA
après ses attentats. Trois tonnes de dynamite, provenant du vol du dépôt de
munitions de Santander, y sont entreposées. Au milieu de l’été 1980, la
police surgit. Toute la famille est arrêtée, sauf le père qui parvient à
s’échapper. Il ne sortira plus de la clandestinité. L’année suivante,
«Anboto» s’enrôle à son tour dans le commando Madrid. C’est là qu’elle voit
son fiancé tomber sous le feu de la Guardia Civil. Depuis ce jour, c’est
une enragée.
Pour la jeune pasionaria basque, la violence nationaliste est légitime et
la répression une preuve supplémentaire que le fascisme n’est pas mort.
Démocratie ou pas, les militants se persuadent que rien n’a changé depuis
Franco. Plongés dans la clandestinité, isolés du monde réel, ils continuent
de vivre et de craindre, d’espérer et de haïr comme au temps héroïque du
Caudillo: «Les derniers coups sont très durs, écrit le père
d’"Anboto" à sa fille, en 1992 après l’opération de la police qui
décapite l’organisation. Nous devons nous maintenir debout de quelque
manière que ce soit, continue-t-il, vous profitant de votre jeunesse
et moi de mon expérience. Vive nous et les nôtres!»
Il est si fier de sa fille, Santiago, depuis que la «petite» appartient au
brelan de terroristes qui commande le comité exécutif de «l’organisation».
Trois «appareils» le composent, militaire, politique, logistique. Antza, un
ancien poète, organise les trafics d’armes et les contacts avec les
terroristes amis dans le monde entier. Il a conduit les négociations avec
l’Etat espagnol au moment de la trêve, mais s’est soumis depuis au camp
guerrier d’«Anboto» qui s’impatientait du silence des armes. Lopez de la
Calle, un vieux de la vieille, vient de reprendre du service à la tête de
la logistique. Il était assigné à résidence dans la Creuse. Il s’est fait
la belle il y a deux mois pour rempiler.
Comment comprendre qu’ETA puisse terroriser un pays pour contester un
statut d’autonomie qui ferait pâlir d’envie tous les séparatistes du monde?
Dans la communauté autonome, les institutions votent les lois, rendent la
justice et collectent la totalité des impôts. La majorité de la population
envoie ses enfants dans des «Ikastolak », ces écoles où l’enseignement peut
se faire entièrement en basque. «Même au bout de cinq processus de
Matignon, les Corses n’en auraient pas encore autant», s’énerve Gorka
Landaburu, du magazine «Cambio 16». Le journaliste, qui est le fils du
premier vice-président du gouvernement basque, ne comprend plus rien aux
revendications des terroristes. «Ils se complaisent dans le rôle de
victimes et pourtant ce sont des bourreaux!» En Espagne comme en
France, ils ont confisqué le patriotisme basque. On ne peut condamner leur
violence haut et fort sans être aussitôt soupçonné d’être un traître au
Pays basque, à la solde des «gouvernements fascistes de José Maria Aznar
et de Lionel Jospin».
ETA ne règne pas seulement par la terreur. Son recrutement use de méthodes
plus subtiles et éprouvées. Concerts de rock ou de rap basques,
manifestations folk où l’on chante les chants basques à pleins poumons,
meetings alternatifs féministes ou homosexuels basques, l’organisation
s’étend dans une ambiance trépidante. La jeunesse «abertzale»
(nationaliste) commence par s’amuser. ETA lui offre d’abord de partager la
fête. Pour séduire, l’organisation a changé de peau, s’arrimant au goût du
jour, surfant sur la vague de l’antimondialisation, épousant la solidarité
entre les petits peuples opprimés par le grand capital... Inaki, 20 ans,
étudiant, raconte comment on saute le pas: «Un copain te demande de
tenir la buvette à la fête d’Untel. Pour lui rendre service, tu acceptes.
Puis il te rappelle pour coller les affiches du comité de soutien aux
prisonniers. Toi, bien sûr, tu es d’accord: tu as forcément un ami qui a
fait de la prison. C’est comme ça, poursuit-il de son élocution
tranquille, que tu deviens un militant presque sans t’en apercevoir. Un
autre jour, on te demande si tu peux héberger un patriote, sans te préciser
qu’il est dans la lutte armée. Tu prêtes une voiture, tu caches un peu
d’engrais qui sert à fabriquer les bombes artisanales. Ça y est: tu
"en" es...»
La plupart de ces militants ne passeront jamais directement au meurtre. Les
commandos qui mettent aujourd’hui l’Espagne à feu et à sang ne comptent que
60 jusqu’au-boutistes. Ils sont appuyés par 500 ou 600 militants purs et
durs. Mais il y a les autres, les sans-grade, solidaires, qui un jour ou
l’autre prêteront main-forte. Et ceux qui, après vingt ans de vie rangée,
redonnent un coup de main à l’occasion. «L’organisation» passe son
temps à recenser les gens «sur qui elle peut compter». Plus de 200
000 personnes, 17% des électeurs basques espagnols, qui ont voté pour
Euskal Herritarok, la branche politique d’ETA, aux dernières élections. Combien
seront-ils aux législatives de mai prochain?
Au siège du parti du Premier ministre espagnol, le Parti populaire à
Saint-Sébastien, le député Gustavo de Aristegui se tient sur le pied de
guerre. Dans le couloir, deux malabars munis de talkies-walkies et de
revolvers gardent sa porte. Aristegui allie didactisme et fermeté pour
dévoiler la stratégie de Madrid: «Au centre, l’organisation terroriste, dit-il,
esquissant en même temps un croquis tel un chef d’état-major à la veille de
la bataille. Tout autour, la souricière: le dispositif allie répression
policière et judiciaire, coopération internationale, mobilisation de la
société civile et union sacrée des partis politiques.» Petit silence:
«Problème, l’union sacrée n’existe pas; les socialistes ont fait alliance
avec nous. Pas le PNV (Parti nationaliste basque)», martèle-t-il en
détachant les syllabes. Le député du PP, loin de s’en plaindre, s’en frotte
carrément les mains: «Désormais le jeu est clair: en refusant de nous
rejoindre, les soi-disant nationalistes modérés du PNV qui nous
gouvernaient jusqu’alors montrent que leur destin se confond avec celui
d’ETA. Il n’existe pas de nationalisme modéré. CQFD.»
Au PNV, on renvoie la politesse aux hommes d’Aznar: «Il n’existe pas de
droite démocratique. Chez nous, elle ne s’est jamais repentie du
franquisme!», lance un cadre du parti. «Pourquoi le gouvernement espagnol
a-t-il accordé à Meliton Manzanas, première cible d’ETA, mais grand
tortionnaire franquiste, une décoration posthume destinée aux victimes du
terrorisme?», renchérit Gorka Aguire, porte-parole du PNV. Les anciens
tenants du dialogue, crispés sur la défensive, n’ont plus grand-chose à
proposer. Madrid s’apprête à rafler la mise: Jaime Mayor Oreja, ministre de
l’Intérieur d’Aznar, vient de démissionner. Il brigue la magistrature
suprême dans le gouvernement basque. Si les urnes lui donnent la victoire,
on risque l’embrasement. La «Anboto» est prête. La police a trouvé des
croquis montrant qu’avec ses lieutenants, depuis sa planque en France, elle
cherche à mettre au point des explosifs encore plus meurtriers. Le vol de
dynamite commis la semaine dernière en Isère montre qu’«Anboto», depuis la
France, reconstitue ses stocks d’armes.
La France, c’est le quartier général et la base arrière d’ETA. «Anboto» et
la direction du mouvement terroriste se trouvent en région parisienne. Les
camps d’entraînement militaire sont dans les Landes; les fabriques de faux
papiers à Bayonne; le lieu de villégiature des soldats de l’organisation
qui ont besoin de se mettre au vert à Hendaye; la maison de retraite des
prisonniers qu’on n’a pas extradés vers l’Espagne à Anglet… Jusqu’à
présent, la France, sanctuaire de fait des terroristes d’ETA, était à
l’abri de leurs débordements violents. Mais lorsque le joueur de football
Bixente Lizarazu a reçu une lettre d’ETA lui commandant de payer l’impôt
révolutionnaire, les services de police y ont vu le signe annonciateur de
futurs attentats en France. D’autres signes étaient déjà venus étayer cette
crainte.
D’abord il y eut les «assises de la jeunesse basque», rassemblant quelque
20 000 personnes à Cambo-les-Bains en avril dernier. Dans la petite ville
des Pyrénées-Atlantiques, les jeunesses nationalistes du Pays basque
français (Gasteriak) et du Pays basque espagnol (Jarrai) fusionnaient, ne
devenant plus qu’une seule et même organisation. Le juge Garzon a arrêté la
semaine dernière leurs principaux dirigeants. Son nom: Haika («Debout!», en
basque). Lors du meeting, deux hommes cagoulés sont apparus pour exhorter
les jeunes à «continuer la lutte» au nom d’ETA. Dans les milieux
indépendantistes, on assure que ce moment-là marquait un vrai tournant
historique.
«Il était urgent de dépasser le schéma de la partition qu’on nous impose
depuis trop longtemps, explique Igor, étudiant en droit et militant d’Haika
côté espagnol. Pour répondre à la répression redoublée, il est plus
indispensable que jamais de s’unir.» Côté français, à Bayonne, Yves entonne
le même refrain. Sur son pull rouge on peut lire «Amnistia». Sans le
moindre humour, il explique sa vie de jeune «résistant» dans un pays
«occupé». L’autonomie dont jouit le Pays basque espagnol ne suscite chez
lui ni enthousiasme ni envie. Au contraire: «Une aumône! Un piège pour
mieux nous diviser», s’exclame le gosse, qui parle déjà comme un
apparatchik et truffe son discours de mots basques. Et de conclure,
définitif: «L’indépendance, c’est pour tout le Pays basque ou cela n’est
pas!»
La France, décidément, est dans le viseur des nationalistes, tous âges
confondus. Arnaldo Otegi, le chef d’EH, la branche politique d’ETA: «Nous
nous sommes trompés en pensant qu’il fallait d’abord conquérir le Sud (le
côté espagnol) avant de s’attaquer au Nord.» C’est-à-dire le côté français.
Coiffure en brosse et boucle d’oreille, «l’historique» reçoit, lui, sans
protection dans son bureau de Saint-Sébastien. On dit qu’il a rêvé
autrefois de devenir le Gerry Adams du Pays basque, du nom du leader de
l’IRA artisan de la paix… Depuis, «on» l’a rappelé à l’ordre. Et il a
changé de refrain. L’institution phare désormais, celle que tout bon
politique nationaliste s’efforce de mettre en avant, s’appelle Udalbitza.
Pour notre extrémiste basque, c’est «un embryon d’Etat parallèle». Tout
simplement. En 1998, les accords de Lizarra signés par tous les mouvements nationalistes
basques, de chaque côté des Pyrénées, débouchent sur la création d’une
nouvelle entité à cheval sur les frontières, chargée de jeter les bases des
conditions culturelles et politiques du futur Etat basque. Udalbitza,
généreusement financé par le gouvernement de la Région autonome basque,
fait fi des frontières et réunit tout ce que les sept provinces réclamées
par les indépendantistes comptent de maires irrédentistes. «Plus de ce F3
que nous loue l’Etat espagnol, Biscaye, Alava, Guipuzcoa, énumère Otegi.
Installons-nous tout de suite dans notre propre F7 (avec la Navarre
espagnole plus les trois provinces françaises basques: le Labourd, la Soule
et la Basse-Navarre!)»
Le 13 mai prochain, l’égérie des terroristes s’en réjouit, le bail
autonomiste risque d’arriver à expiration. La reine de la terreur, symbole
de la terre, matrice des tempêtes et de la foudre, est persuadée qu’elle va
enfin pouvoir donner toute sa mesure...
Sara Daniel
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