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Reportage Pays Basque Espagne

 

 

 

Article rédigé en mars 2001

Sara Daniel

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Son nom de guerre: «Anboto». C’est elle qui dirige, depuis la France où elle s’est réfugiée, les vingt commandos qui sèment la terreur en Espagne. A quelques semaines des élections qui risquent d’embraser Euskadi, ETA multiplie les meurtres et élargit ses objectifs. La violence nationaliste basque va-t-elle franchir les Pyrénées? Sara Daniel a enquêté au cœur d’un mouvement que le gouvernement de Madrid ne parvient pas à affaiblir réellement et qui menace désormais notre pays

 

La«reine de la mort»

C’est une femme de 40 ans au teint mat et aux boucles brunes qui lui donnent un air de terroriste sud-américaine. La dernière fois que la police a aperçu Maria Soledad Iparraguirre Guenechea, c’était en 1997. A l’époque, Marisol se faisait déjà appeler «Anboto», reine des divinités de la mythologie basque, symbole de la terre, matrice des tempêtes et de la foudre. Mais elle n’était pas encore le chef de l’appareil militaire d’ETA. Depuis qu’elle supervise l’action des 20 commandos qui sévissent en Espagne, détermine les cibles et les attentats, administre l’organisation, «la reine» sème la mort.
Chaque jour des bus flambent, des voitures explosent, les émeutes, les passages à tabac, les actes de vandalisme se multiplient. A Bilbao, tous les matins, les journalistes et les hommes politiques, flanqués de gardes du corps, choisissent un nouvel itinéraire pour brouiller les pistes et semer ceux qui les ont condamnés à mort. A Saint-Sébastien, les profs d’université commencent chaque journée à quatre pattes sous leur voiture, à la recherche d’une possible bombe-ventouse. A Vitoria ou à Pampelune, les entrepreneurs paient des vigiles armés pour accompagner leurs enfants à l’école... Depuis qu’ETA a rompu la trêve en novembre 1999, on commet aussi des attentats dans les cimetières. Les fanatiques de la «basquitude» ne respectent même plus les morts.
Cette guerre contre l’Etat est aussi une guerre civile au sein des Basques. Chacun est sommé de choisir son camp. Tous les week-ends, les dizaines de milliers de personnes qui manifestent pour la paix croisent ceux qui sont venus, aussi nombreux, soutenir les prisonniers ou les «héros » tombés pour «l’Euskadi». «L’Euskadi», ce rêve de Pays basque dont les frontières n’existent que dans la tête des indépendantistes. Pour séparer les cortèges, «l’Ertzainza», la police basque forme un cordon de sécurité voué aux gémonies, déchirée entre sa fidélité à la patrie basque et son devoir de neutralité. La liste des morts s’allonge. L’heure n’est plus aux compromis: aux prochaines élections qui auront lieu le 13 mai, un seul choix: pour ou contre l’indépendance.
Au Pays basque français, les membres de Haika, le mouvement de jeunes où ETA puise sa relève, scrutent la frontière avec envie et impatience. Ils savent que la contagion menace l’Hexagone. Ils voudraient déjà en être. La plupart n’ont pas pris la peine de se déplacer aux meetings tenus par le parti de la gauche nationaliste Abertzaleen Batasuna pour les municipales françaises: «C’est du temps perdu, on ferait mieux de faire tous des attentats!», explique Firmin, un jeune «natio» de 17 ans qui vit à Bayonne. Le lycéen boutonneux sait que c’est du côté espagnol que va se décider son avenir de poseur de bombes.
«Anboto», la «reine de la mort», est montée sur le trône de la terreur à 38 ans, après la cascade d’arrestations qui a décapité ETA. Elle est née dans une ferme, un jour d’avril 1961, à Escoriaza, un petit village du Guipuzcoa. Ses parents, des agriculteurs, sont des militants indépendantistes de la première heure. Niés dans leur culture par le franquisme et interdits d’_expression, nombreux sont les Basques qui se reconnaissent alors dans une nouvelle organisation marxiste et nationaliste, dont le sigle ETA signifie «Pays basque et liberté». En août 1968, l’organisation commet son premier assassinat, accueilli par les vivats d’une Espagne qui rêve de démocratie. ETA abat un des symboles de la répression franquiste, le chef de la police d’Irún, Meliton Manzanas.
A la mort de Franco, la démocratie s’annonce. Pourtant, les parents d’«Anboto» refusent de déposer les armes. Malgré la nouvelle constitution de 1978 et la naissance de l’Euskadi, région largement autonome, ils continuent la lutte. Pour eux comme pour tous les nationalistes basques, le compte n’y est pas: sans la Navarre et les trois provinces françaises, la communauté autonome n’est qu’un leurre. ETA se lance dans le tout ou rien, multipliant les meurtres, décuplant la violence.
A cette époque, «Anboto» a 19 ans à peine. La cave de l’exploitation agricole familiale est un «zulo», une cache qui abrite un commando d’ETA après ses attentats. Trois tonnes de dynamite, provenant du vol du dépôt de munitions de Santander, y sont entreposées. Au milieu de l’été 1980, la police surgit. Toute la famille est arrêtée, sauf le père qui parvient à s’échapper. Il ne sortira plus de la clandestinité. L’année suivante, «Anboto» s’enrôle à son tour dans le commando Madrid. C’est là qu’elle voit son fiancé tomber sous le feu de la Guardia Civil. Depuis ce jour, c’est une enragée.
Pour la jeune pasionaria basque, la violence nationaliste est légitime et la répression une preuve supplémentaire que le fascisme n’est pas mort. Démocratie ou pas, les militants se persuadent que rien n’a changé depuis Franco. Plongés dans la clandestinité, isolés du monde réel, ils continuent de vivre et de craindre, d’espérer et de haïr comme au temps héroïque du Caudillo: «Les derniers coups sont très durs, écrit le père d’"Anboto" à sa fille, en 1992 après l’opération de la police qui décapite l’organisation. Nous devons nous maintenir debout de quelque manière que ce soit, continue-t-il, vous profitant de votre jeunesse et moi de mon expérience. Vive nous et les nôtres!»
Il est si fier de sa fille, Santiago, depuis que la «petite» appartient au brelan de terroristes qui commande le comité exécutif de «l’organisation». Trois «appareils» le composent, militaire, politique, logistique. Antza, un ancien poète, organise les trafics d’armes et les contacts avec les terroristes amis dans le monde entier. Il a conduit les négociations avec l’Etat espagnol au moment de la trêve, mais s’est soumis depuis au camp guerrier d’«Anboto» qui s’impatientait du silence des armes. Lopez de la Calle, un vieux de la vieille, vient de reprendre du service à la tête de la logistique. Il était assigné à résidence dans la Creuse. Il s’est fait la belle il y a deux mois pour rempiler.
Comment comprendre qu’ETA puisse terroriser un pays pour contester un statut d’autonomie qui ferait pâlir d’envie tous les séparatistes du monde? Dans la communauté autonome, les institutions votent les lois, rendent la justice et collectent la totalité des impôts. La majorité de la population envoie ses enfants dans des «Ikastolak », ces écoles où l’enseignement peut se faire entièrement en basque. «Même au bout de cinq processus de Matignon, les Corses n’en auraient pas encore autant», s’énerve Gorka Landaburu, du magazine «Cambio 16». Le journaliste, qui est le fils du premier vice-président du gouvernement basque, ne comprend plus rien aux revendications des terroristes. «Ils se complaisent dans le rôle de victimes et pourtant ce sont des bourreaux!» En Espagne comme en France, ils ont confisqué le patriotisme basque. On ne peut condamner leur violence haut et fort sans être aussitôt soupçonné d’être un traître au Pays basque, à la solde des «gouvernements fascistes de José Maria Aznar et de Lionel Jospin».
ETA ne règne pas seulement par la terreur. Son recrutement use de méthodes plus subtiles et éprouvées. Concerts de rock ou de rap basques, manifestations folk où l’on chante les chants basques à pleins poumons, meetings alternatifs féministes ou homosexuels basques, l’organisation s’étend dans une ambiance trépidante. La jeunesse «abertzale» (nationaliste) commence par s’amuser. ETA lui offre d’abord de partager la fête. Pour séduire, l’organisation a changé de peau, s’arrimant au goût du jour, surfant sur la vague de l’antimondialisation, épousant la solidarité entre les petits peuples opprimés par le grand capital... Inaki, 20 ans, étudiant, raconte comment on saute le pas: «Un copain te demande de tenir la buvette à la fête d’Untel. Pour lui rendre service, tu acceptes. Puis il te rappelle pour coller les affiches du comité de soutien aux prisonniers. Toi, bien sûr, tu es d’accord: tu as forcément un ami qui a fait de la prison. C’est comme ça, poursuit-il de son élocution tranquille, que tu deviens un militant presque sans t’en apercevoir. Un autre jour, on te demande si tu peux héberger un patriote, sans te préciser qu’il est dans la lutte armée. Tu prêtes une voiture, tu caches un peu d’engrais qui sert à fabriquer les bombes artisanales. Ça y est: tu "en" es...»
La plupart de ces militants ne passeront jamais directement au meurtre. Les commandos qui mettent aujourd’hui l’Espagne à feu et à sang ne comptent que 60 jusqu’au-boutistes. Ils sont appuyés par 500 ou 600 militants purs et durs. Mais il y a les autres, les sans-grade, solidaires, qui un jour ou l’autre prêteront main-forte. Et ceux qui, après vingt ans de vie rangée, redonnent un coup de main à l’occasion. «L’organisation» passe son temps à recenser les gens «sur qui elle peut compter». Plus de 200 000 personnes, 17% des électeurs basques espagnols, qui ont voté pour Euskal Herritarok, la branche politique d’ETA, aux dernières élections. Combien seront-ils aux législatives de mai prochain?
Au siège du parti du Premier ministre espagnol, le Parti populaire à Saint-Sébastien, le député Gustavo de Aristegui se tient sur le pied de guerre. Dans le couloir, deux malabars munis de talkies-walkies et de revolvers gardent sa porte. Aristegui allie didactisme et fermeté pour dévoiler la stratégie de Madrid: «Au centre, l’organisation terroriste, dit-il, esquissant en même temps un croquis tel un chef d’état-major à la veille de la bataille. Tout autour, la souricière: le dispositif allie répression policière et judiciaire, coopération internationale, mobilisation de la société civile et union sacrée des partis politiques.» Petit silence: «Problème, l’union sacrée n’existe pas; les socialistes ont fait alliance avec nous. Pas le PNV (Parti nationaliste basque)», martèle-t-il en détachant les syllabes. Le député du PP, loin de s’en plaindre, s’en frotte carrément les mains: «Désormais le jeu est clair: en refusant de nous rejoindre, les soi-disant nationalistes modérés du PNV qui nous gouvernaient jusqu’alors montrent que leur destin se confond avec celui d’ETA. Il n’existe pas de nationalisme modéré. CQFD.»
Au PNV, on renvoie la politesse aux hommes d’Aznar: «Il n’existe pas de droite démocratique. Chez nous, elle ne s’est jamais repentie du franquisme!», lance un cadre du parti. «Pourquoi le gouvernement espagnol a-t-il accordé à Meliton Manzanas, première cible d’ETA, mais grand tortionnaire franquiste, une décoration posthume destinée aux victimes du terrorisme?», renchérit Gorka Aguire, porte-parole du PNV. Les anciens tenants du dialogue, crispés sur la défensive, n’ont plus grand-chose à proposer. Madrid s’apprête à rafler la mise: Jaime Mayor Oreja, ministre de l’Intérieur d’Aznar, vient de démissionner. Il brigue la magistrature suprême dans le gouvernement basque. Si les urnes lui donnent la victoire, on risque l’embrasement. La «Anboto» est prête. La police a trouvé des croquis montrant qu’avec ses lieutenants, depuis sa planque en France, elle cherche à mettre au point des explosifs encore plus meurtriers. Le vol de dynamite commis la semaine dernière en Isère montre qu’«Anboto», depuis la France, reconstitue ses stocks d’armes.
La France, c’est le quartier général et la base arrière d’ETA. «Anboto» et la direction du mouvement terroriste se trouvent en région parisienne. Les camps d’entraînement militaire sont dans les Landes; les fabriques de faux papiers à Bayonne; le lieu de villégiature des soldats de l’organisation qui ont besoin de se mettre au vert à Hendaye; la maison de retraite des prisonniers qu’on n’a pas extradés vers l’Espagne à Anglet… Jusqu’à présent, la France, sanctuaire de fait des terroristes d’ETA, était à l’abri de leurs débordements violents. Mais lorsque le joueur de football Bixente Lizarazu a reçu une lettre d’ETA lui commandant de payer l’impôt révolutionnaire, les services de police y ont vu le signe annonciateur de futurs attentats en France. D’autres signes étaient déjà venus étayer cette crainte.
D’abord il y eut les «assises de la jeunesse basque», rassemblant quelque 20 000 personnes à Cambo-les-Bains en avril dernier. Dans la petite ville des Pyrénées-Atlantiques, les jeunesses nationalistes du Pays basque français (Gasteriak) et du Pays basque espagnol (Jarrai) fusionnaient, ne devenant plus qu’une seule et même organisation. Le juge Garzon a arrêté la semaine dernière leurs principaux dirigeants. Son nom: Haika («Debout!», en basque). Lors du meeting, deux hommes cagoulés sont apparus pour exhorter les jeunes à «continuer la lutte» au nom d’ETA. Dans les milieux indépendantistes, on assure que ce moment-là marquait un vrai tournant historique.
«Il était urgent de dépasser le schéma de la partition qu’on nous impose depuis trop longtemps, explique Igor, étudiant en droit et militant d’Haika côté espagnol. Pour répondre à la répression redoublée, il est plus indispensable que jamais de s’unir.» Côté français, à Bayonne, Yves entonne le même refrain. Sur son pull rouge on peut lire «Amnistia». Sans le moindre humour, il explique sa vie de jeune «résistant» dans un pays «occupé». L’autonomie dont jouit le Pays basque espagnol ne suscite chez lui ni enthousiasme ni envie. Au contraire: «Une aumône! Un piège pour mieux nous diviser», s’exclame le gosse, qui parle déjà comme un apparatchik et truffe son discours de mots basques. Et de conclure, définitif: «L’indépendance, c’est pour tout le Pays basque ou cela n’est pas!»
La France, décidément, est dans le viseur des nationalistes, tous âges confondus. Arnaldo Otegi, le chef d’EH, la branche politique d’ETA: «Nous nous sommes trompés en pensant qu’il fallait d’abord conquérir le Sud (le côté espagnol) avant de s’attaquer au Nord.» C’est-à-dire le côté français. Coiffure en brosse et boucle d’oreille, «l’historique» reçoit, lui, sans protection dans son bureau de Saint-Sébastien. On dit qu’il a rêvé autrefois de devenir le Gerry Adams du Pays basque, du nom du leader de l’IRA artisan de la paix… Depuis, «on» l’a rappelé à l’ordre. Et il a changé de refrain. L’institution phare désormais, celle que tout bon politique nationaliste s’efforce de mettre en avant, s’appelle Udalbitza. Pour notre extrémiste basque, c’est «un embryon d’Etat parallèle». Tout simplement. En 1998, les accords de Lizarra signés par tous les mouvements nationalistes basques, de chaque côté des Pyrénées, débouchent sur la création d’une nouvelle entité à cheval sur les frontières, chargée de jeter les bases des conditions culturelles et politiques du futur Etat basque. Udalbitza, généreusement financé par le gouvernement de la Région autonome basque, fait fi des frontières et réunit tout ce que les sept provinces réclamées par les indépendantistes comptent de maires irrédentistes. «Plus de ce F3 que nous loue l’Etat espagnol, Biscaye, Alava, Guipuzcoa, énumère Otegi. Installons-nous tout de suite dans notre propre F7 (avec la Navarre espagnole plus les trois provinces françaises basques: le Labourd, la Soule et la Basse-Navarre!)»
Le 13 mai prochain, l’égérie des terroristes s’en réjouit, le bail autonomiste risque d’arriver à expiration. La reine de la terreur, symbole de la terre, matrice des tempêtes et de la foudre, est persuadée qu’elle va enfin pouvoir donner toute sa mesure...

 

Sara Daniel

 

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