Sara Daniel change de site ! Vous allez être redirigé(e) dans 5 secondes. Si rien ne se passe, cliquez ici

Reportage Bosnie

 

Article rédigé en mai 2000

Sara Daniel

 

 

 

 

 

 

 

à Brcko (Bosnie-Herzégovine)

 

 

Chapo

Venues de Slovénie, du Kazakhstan ou de Roumanie, elles échouent un joursur ce marché de tous les trafics. Vendues comme une marchandise pour aller peuplerles bordels de l’après-guerre, à 50 marks la demi-heure. Reportage

Texte

Les damnées de« l’Arizona »

«Alors, c’est pas merveilleux, l’Arizona?» D’un regard, Irudin embrasse le vaste campement de baraques en bois où les derniers trafiquants achèvent de ranger leurs marchandises. La nuit vient de tomber sur « l’Arizona», le plus grand marché de contrebande de Bosnie-Herzégovine. Les gardiens ont descendu la barrière qui défend l’entrée de cette forêt de stands contre les visites importunes. Les regards des marchands sont hostiles. Désormais les transactions ont lieu à guichets fermés. Les camions se mettent côte à côte et, à l’abri des bâches en plastique, avec pour seul éclairage des lampes à pétrole, on transvase, on fait les prix de denrées qu’on imagine moins anodines que celles de la journée.
Nous sommes dans la région de Brcko, à la frontière entre la République serbe de Bosnie et la Fédération croato-musulmane. Ici tout se marchande, tout s’achète et se vend sans taxes: les cassettes bulgares, les derniers gadgets à cristaux liquides venus de Taïwan, l’héroïne turque, la fripe chinoise, les cigarettes de Macédoine et même les armes. Les Croates marchandent avec les Serbes qui négocient avec les Bosniaques, avant que chacun regagne sa zone «ethniquement pure». Même les soldats de la Sfor (force multinationale de stabilisation de la paix) viennent jusqu’ici faire des affaires.
Irudin aime les Américains, l’ONU, l’Otan et le libre-échange. On le comprend. Car si, de l’avis de la représentante de l’ONU à Sarajevo, Madeleine Rees, l’Arizona est un cauchemar pour la police internationale, «la matérialisation de l’enfer sur la terre», cette Babel de la contrebande est née des bonnes intentions des hommes de la Sfor. Partant du principe que le commerce rapproche les hommes, ce sont eux qui ont entériné la légalisation, en 1995, de ce marché né de manière informelle pendant la guerre. La réussite a été totale: les marchands se soucient peu ici de savoir si les gens avec qui ils commercent sont tsiganes, musulmans ou chinois. Et puis la machine s’est emballée: dans un monde déréglementé aux frontières perméables, l’Arizona est devenu un monstre incontrôlable. Des filières mafieuses bien rodées y acheminent toutes sortes d’articles, au gré des impulsions perverses du marché.
Irudin n’aime pas les armes, et encore moins la drogue: «Moi, ma passion, dit-il, ce sont les femmes.» Alors sur le marché de l’Arizona, c’est ce segment – un des plus porteurs du moment – qu’il a choisi. Les femmes, il les achète, les revend, les aiguille selon leurs atouts vers la dizaine de bordels que compte le marché. Son motel, poétiquement baptisé l’Orchidée, sert en quelque sorte de gare de triage: les plus belles iront à l’Acapulco, les autres au Why Not ou au Sharm. «Aujourd’hui je viens d’en recevoir trois. Je vous les aurais bien présentées, mais elles ne parlent que slovène, ou roumain, je crois…» Irudin propose de faire le tour du propriétaire. Il montre avec fierté les chambres de 5 mètres carrés, qui «disposent toutes de l’eau courante». Dans l’une d’entre elles, une jeune femme blonde épuisée est étendue sur le lit, la jambe bandée. «Elle s’est foulé la cheville en sortant du bateau», explique le propriétaire du motel.
Pour la grande majorité des filles vendues dans les maisons de passe de Bosnie, le trajet est invariablement le même. Après un séjour à Belgrade, les jeunes femmes, venues de Slovénie, du Kazakhstan ou de Roumanie, traversent la Save, rivière qui sépare la Croatie de la Bosnie, à quelques kilomètres de l’Arizona. On les retrouve alors soit dans les motels du marché, soit dans des baraques en bois disséminées dans la forêt alentour, où elles attendent d’être vendues.
Il y a deux ans, Hazim faisait du trafic de femmes sur le marché de l’Arizona. Après quelques déboires avec la police, il a fini par changer de «secteur». Il explique la méthode qui avait fait de lui le roi de la nuit en Bosnie: «D’abord, j’allais enregistrer les filles à la police, qui leur accordait un permis de séjour d’un an. Lorsqu’elles avaient passé trois mois dans mon club de l’Arizona, je les vendais environ 3000 deutschemarks à un intermédiaire pour des boîtes de Sarajevo.» Hazim était un expert: «Au premier coup d’œil, je pouvais estimer la valeur des filles. Je les examinais, leur demandais si elles connaissaient une danse orientale. On arrivait toujours à trouver un prix qui satisfasse tout le monde.»
En 1998, se souvient-il, un propriétaire de night-club gagnait en moyenne 25000 DM par mois (le salaire mensuel moyen est de 250 DM). Lui ne comprend toujours pas pourquoi la police a fini par s’en prendre à lui: «Il y avait des hommes politiques dans mon club. Et les policiers locaux prélevaient un tiers des transactions. Alors pourquoi? Ils ont dû vouloir me remplacer par quelqu’un…»
Pour atteindre l’Acapulco, il faut emprunter la route de terre battue qui traverse l’Arizona. Quand on s’éloigne des petites maisonnettes de bois pour s’enfoncer dans la campagne, on aperçoit les lumières des bordels de fortune. Mais l’Acapulco, c’est différent. A écouter les marchands, c’est la Rolls de la maison close. Les très jeunes femmes qui dansent ici ont toutes l’air de top models internationaux. Elles sont une trentaine, assises en cercle, qui se relaient sur la piste de danse. Lorsqu’elles plaisent à un client, c’est le serveur qui récupère les 50 marks que coûte la demi-heure. D’un claquement de doigts, il envoie la fille dans une chambre. Ici, on nous a défendu de parler avec le personnel. Les sommes en jeu sont trop importantes. Et le gérant des lieux, un malabar armé d’un détecteur de métaux, n’a pas l’air de vouloir faire la conversation.
En Bosnie, l’an dernier, environ 200 femmes retenues contre leur volonté ont réussi à déposer plainte devant l’International Police Task Force (IPTF), la police de l’ONU. Toutes ont été reconduites dans leur pays d’origine. Une goutte d’eau, quand on sait que les 500 bordels de Bosnie regorgent de ces esclaves de l’après-guerre froide. La police locale est souvent complice. La loi n’a pas prévu la notion de travail forcé ou d’esclavage. Alors les organismes internationaux assistent quasi impuissants à cette traite des Blanches, devenue une branche florissante de l’économie…
Madeleine Rees, qui dirige à Sarajevo l’antenne du Haut Commissariat des Nations unies pour les droits de l’homme, a fait de la lutte contre le trafic des femmes sa priorité. Par conviction personnelle bien sûr. Mais aussi parce qu’elle sait que c’est la présence de la communauté internationale en Bosnie qui a créé le marché de la prostitution. 40000 agents internationaux sont aujourd’hui présents en Bosnie, dont 19800 soldats de la Sfor. «Et comme toujours lorsqu’il y a quelque part une concentration d’hommes qui portent uniforme, le marché de la prostitution explose», déplore Madeleine Rees. Alors l’ONU multiplie les colloques et les campagnes de sensibilisation en direction de ces hommes. Parfois, les mesures prises sont plus coercitives. Comme lorsque l’Organisation internationale pour les Migrations (OIM) a décidé d’afficher les numéros d’immatriculation des voitures internationales vues en stationnement devant les bordels de Sarajevo…
Au sein de la police de l’ONU à Sarajevo, c’est une femme flic de Philadelphie, Maureen Kelly, qui est chargée de lutter contre la traite des femmes. Elle est gênée lorsqu’on évoque l’implication des forces internationales dans la consommation et le trafic du sexe. «Nous devrions montrer l’exemple», soupire-t-elle. Mais il ne se passe pas un mois sans que les journaux de Bosnie dénoncent des faits où sont impliqués des soldats de la Sfor ou, plus grave, des agents de la police internationale. Il y a quelques mois, un quotidien racontait le cas d’un agent de l’IPTF qui avait acheté pour son usage personnel une jeune fille de 14 ans, légèrement retardée…
La semaine dernière, c’est le témoignage d’une jeune femme dans le journal «Sloboda Bosna» (Bosnie libre) qui a ému le pays. Extraits: «Je viens d’une famille traditionnelle de Prnjavor, fruit du mariage d’un Serbe et d’une musulmane. Parce que je suis pauvre, j’ai dû accepter un job de "serveuse" dans la guesthouse Vila. Bien sûr, très vite, j’ai dû offrir d’autres services… Mon patron, qui m’avait confisqué mon passeport et mon argent, ne voulait pas me laisser partir. Ce n’est pas un secret que les membres de la communauté internationale sont nos clients les plus assidus. Mais j’ai été surprise par l’attitude d’un policier de l’IPTF. Il s’appelle Madu Pilal, c’était un de mes clients réguliers. Je lui ai donc demandé de l’aide. Il m’a insultée en me disant que cela ne faisait pas partie de son travail. Il m’a menacée parce qu’il avait peur que je révèle son nom. Mais le pire m’attendait à la boîte. Mon patron m’a battue parce que j’avais tout raconté. Finalement, j’ai réussi à m’échapper. Maintenant que je suis à l’abri, je voulais témoigner parce que cet homme ternit la réputation de la police internationale… Et si l’IPTF ne nous aide pas, qui le fera?»
C’est la question en effet. Et c’est bien pourquoi cette histoire a fait tant de bruit en Bosnie, où l’on attend beaucoup de l’International Police Task Force, dont la mission est de rappeler la police locale à un comportement plus humain envers les habitants.
Madeleine Rees ne peut se résoudre à considérer cette exploitation sexuelle des femmes comme un mal nécessaire, un dommage «collatéral» de guerre. Selon elle, les internationaux doivent comprendre que ce n’est pas leur désir sexuel qu’on veut réprimer. «Nous ne leur demandons qu’une chose: de s’assurer que les filles sont majeures et consentantes et de nous prévenir s’ils remarquent un cas d’esclavage.» Plus facile à dire qu’à faire, quand les filles en question ne parlent pas la langue du pays et sont constamment sous la surveillance de leur «propriétaire». Un homme souvent armé, et qui dispose d’appuis au sein de la police locale. Au reste, comme le remarque amèrement Fredric Larsson, un acien officier de la Sfor qui travaille aujourd’hui pour l’OIM, «certains bataillons de la Sfor se fichent pas mal de savoir si les filles qui les accueillent sont consentantes ou non…».
Les mêmes causes produisant inévitablement les mêmes effets, c’est Pristina, au Kosovo, qui est en passe de devenir demain la capitale mondiale de la traite des femmes. Les migrations des filles esclaves se déplacent au gré des guerres et des interventions humanitaires qui les accompagnent. «Nous avons voulu prévenir nos homologues en poste à Pristina de la gravité du problème qui les attendait, rapporte Fredric Larsson, mais le problème ne semblait pas les concerner…»
SARA DANIEL

 

Retour accueil