«Alors,
c’est pas merveilleux, l’Arizona?» D’un regard, Irudin embrasse le vaste
campement de baraques en bois où les derniers trafiquants achèvent de
ranger leurs marchandises. La nuit vient de tomber sur « l’Arizona», le
plus grand marché de contrebande de Bosnie-Herzégovine. Les gardiens ont
descendu la barrière qui défend l’entrée de cette forêt de stands contre
les visites importunes. Les regards des marchands sont hostiles. Désormais
les transactions ont lieu à guichets fermés. Les camions se mettent côte à
côte et, à l’abri des bâches en plastique, avec pour seul éclairage des
lampes à pétrole, on transvase, on fait les prix de denrées qu’on imagine
moins anodines que celles de la journée.
Nous sommes dans la région de Brcko, à la frontière entre la République
serbe de Bosnie et la Fédération croato-musulmane. Ici tout se marchande,
tout s’achète et se vend sans taxes: les cassettes bulgares, les derniers
gadgets à cristaux liquides venus de Taïwan, l’héroïne turque, la fripe
chinoise, les cigarettes de Macédoine et même les armes. Les Croates
marchandent avec les Serbes qui négocient avec les Bosniaques, avant que
chacun regagne sa zone «ethniquement pure». Même les soldats de la Sfor
(force multinationale de stabilisation de la paix) viennent jusqu’ici faire
des affaires.
Irudin aime les Américains, l’ONU, l’Otan et le libre-échange. On le
comprend. Car si, de l’avis de la représentante de l’ONU à Sarajevo,
Madeleine Rees, l’Arizona est un cauchemar pour la police internationale, «la
matérialisation de l’enfer sur la terre», cette Babel de la contrebande
est née des bonnes intentions des hommes de la Sfor. Partant du principe
que le commerce rapproche les hommes, ce sont eux qui ont entériné la
légalisation, en 1995, de ce marché né de manière informelle pendant la
guerre. La réussite a été totale: les marchands se soucient peu ici de
savoir si les gens avec qui ils commercent sont tsiganes, musulmans ou
chinois. Et puis la machine s’est emballée: dans un monde déréglementé aux
frontières perméables, l’Arizona est devenu un monstre incontrôlable. Des
filières mafieuses bien rodées y acheminent toutes sortes d’articles, au
gré des impulsions perverses du marché.
Irudin n’aime pas les armes, et encore moins la drogue: «Moi, ma passion,
dit-il, ce sont les femmes.» Alors sur le marché de l’Arizona, c’est
ce segment – un des plus porteurs du moment – qu’il a choisi. Les femmes,
il les achète, les revend, les aiguille selon leurs atouts vers la dizaine
de bordels que compte le marché. Son motel, poétiquement baptisé
l’Orchidée, sert en quelque sorte de gare de triage: les plus belles iront
à l’Acapulco, les autres au Why Not ou au Sharm. «Aujourd’hui je viens
d’en recevoir trois. Je vous les aurais bien présentées, mais elles ne
parlent que slovène, ou roumain, je crois…» Irudin propose de faire le
tour du propriétaire. Il montre avec fierté les chambres de 5 mètres
carrés, qui «disposent toutes de l’eau courante». Dans l’une d’entre
elles, une jeune femme blonde épuisée est étendue sur le lit, la jambe
bandée. «Elle s’est foulé la cheville en sortant du bateau», explique
le propriétaire du motel.
Pour la grande majorité des filles vendues dans les maisons de passe de
Bosnie, le trajet est invariablement le même. Après un séjour à Belgrade,
les jeunes femmes, venues de Slovénie, du Kazakhstan ou de Roumanie,
traversent la Save, rivière qui sépare la Croatie de la Bosnie, à quelques
kilomètres de l’Arizona. On les retrouve alors soit dans les motels du
marché, soit dans des baraques en bois disséminées dans la forêt alentour,
où elles attendent d’être vendues.
Il y a deux ans, Hazim faisait du trafic de femmes sur le marché de
l’Arizona. Après quelques déboires avec la police, il a fini par changer de
«secteur». Il explique la méthode qui avait fait de lui le roi de la nuit
en Bosnie: «D’abord, j’allais enregistrer les filles à la police, qui
leur accordait un permis de séjour d’un an. Lorsqu’elles avaient passé
trois mois dans mon club de l’Arizona, je les vendais environ 3000
deutschemarks à un intermédiaire pour des boîtes de Sarajevo.» Hazim
était un expert: «Au premier coup d’œil, je pouvais estimer la valeur
des filles. Je les examinais, leur demandais si elles connaissaient une danse
orientale. On arrivait toujours à trouver un prix qui satisfasse tout le
monde.»
En 1998, se souvient-il, un propriétaire de night-club gagnait en moyenne
25000 DM par mois (le salaire mensuel moyen est de 250 DM). Lui ne comprend
toujours pas pourquoi la police a fini par s’en prendre à lui: «Il y
avait des hommes politiques dans mon club. Et les policiers locaux
prélevaient un tiers des transactions. Alors pourquoi? Ils ont dû vouloir
me remplacer par quelqu’un…»
Pour atteindre l’Acapulco, il faut emprunter la route de terre battue qui
traverse l’Arizona. Quand on s’éloigne des petites maisonnettes de bois
pour s’enfoncer dans la campagne, on aperçoit les lumières des bordels de
fortune. Mais l’Acapulco, c’est différent. A écouter les marchands, c’est la
Rolls de la maison close. Les très jeunes femmes qui dansent ici ont toutes
l’air de top models internationaux. Elles sont une trentaine, assises en
cercle, qui se relaient sur la piste de danse. Lorsqu’elles plaisent à un
client, c’est le serveur qui récupère les 50 marks que coûte la demi-heure.
D’un claquement de doigts, il envoie la fille dans une chambre. Ici, on
nous a défendu de parler avec le personnel. Les sommes en jeu sont trop
importantes. Et le gérant des lieux, un malabar armé d’un détecteur de
métaux, n’a pas l’air de vouloir faire la conversation.
En Bosnie, l’an dernier, environ 200 femmes retenues contre leur volonté
ont réussi à déposer plainte devant l’International Police Task Force
(IPTF), la police de l’ONU. Toutes ont été reconduites dans leur pays
d’origine. Une goutte d’eau, quand on sait que les 500 bordels de Bosnie
regorgent de ces esclaves de l’après-guerre froide. La police locale est
souvent complice. La loi n’a pas prévu la notion de travail forcé ou
d’esclavage. Alors les organismes internationaux assistent quasi
impuissants à cette traite des Blanches, devenue une branche florissante de
l’économie…
Madeleine Rees, qui dirige à Sarajevo l’antenne du Haut Commissariat des
Nations unies pour les droits de l’homme, a fait de la lutte contre le
trafic des femmes sa priorité. Par conviction personnelle bien sûr. Mais
aussi parce qu’elle sait que c’est la présence de la communauté
internationale en Bosnie qui a créé le marché de la prostitution. 40000
agents internationaux sont aujourd’hui présents en Bosnie, dont 19800
soldats de la Sfor. «Et comme toujours lorsqu’il y a quelque part une
concentration d’hommes qui portent uniforme, le marché de la prostitution
explose», déplore Madeleine Rees. Alors l’ONU multiplie les colloques
et les campagnes de sensibilisation en direction de ces hommes. Parfois,
les mesures prises sont plus coercitives. Comme lorsque l’Organisation
internationale pour les Migrations (OIM) a décidé d’afficher les numéros
d’immatriculation des voitures internationales vues en stationnement devant
les bordels de Sarajevo…
Au sein de la police de l’ONU à Sarajevo, c’est une femme flic de
Philadelphie, Maureen Kelly, qui est chargée de lutter contre la traite des
femmes. Elle est gênée lorsqu’on évoque l’implication des forces
internationales dans la consommation et le trafic du sexe. «Nous
devrions montrer l’exemple», soupire-t-elle. Mais il ne se passe pas un
mois sans que les journaux de Bosnie dénoncent des faits où sont impliqués
des soldats de la Sfor ou, plus grave, des agents de la police
internationale. Il y a quelques mois, un quotidien racontait le cas d’un
agent de l’IPTF qui avait acheté pour son usage personnel une jeune fille
de 14 ans, légèrement retardée…
La semaine dernière, c’est le témoignage d’une jeune femme dans le journal
«Sloboda Bosna» (Bosnie libre) qui a ému le pays. Extraits: «Je viens
d’une famille traditionnelle de Prnjavor, fruit du mariage d’un Serbe et
d’une musulmane. Parce que je suis pauvre, j’ai dû accepter un job de
"serveuse" dans la guesthouse Vila. Bien sûr, très vite, j’ai dû
offrir d’autres services… Mon patron, qui m’avait confisqué mon passeport
et mon argent, ne voulait pas me laisser partir. Ce n’est pas un secret que
les membres de la communauté internationale sont nos clients les plus
assidus. Mais j’ai été surprise par l’attitude d’un policier de l’IPTF. Il
s’appelle Madu Pilal, c’était un de mes clients réguliers. Je lui ai donc
demandé de l’aide. Il m’a insultée en me disant que cela ne faisait pas
partie de son travail. Il m’a menacée parce qu’il avait peur que je révèle
son nom. Mais le pire m’attendait à la boîte. Mon patron m’a battue parce
que j’avais tout raconté. Finalement, j’ai réussi à m’échapper. Maintenant
que je suis à l’abri, je voulais témoigner parce que cet homme ternit la
réputation de la police internationale… Et si l’IPTF ne nous aide pas, qui
le fera?»
C’est la question en effet. Et c’est bien pourquoi cette histoire a fait
tant de bruit en Bosnie, où l’on attend beaucoup de l’International Police
Task Force, dont la mission est de rappeler la police locale à un
comportement plus humain envers les habitants.
Madeleine Rees ne peut se résoudre à considérer cette exploitation sexuelle
des femmes comme un mal nécessaire, un dommage «collatéral» de guerre.
Selon elle, les internationaux doivent comprendre que ce n’est pas leur
désir sexuel qu’on veut réprimer. «Nous ne leur demandons qu’une chose:
de s’assurer que les filles sont majeures et consentantes et de nous
prévenir s’ils remarquent un cas d’esclavage.» Plus facile à dire qu’à
faire, quand les filles en question ne parlent pas la langue du pays et
sont constamment sous la surveillance de leur «propriétaire». Un homme
souvent armé, et qui dispose d’appuis au sein de la police locale. Au
reste, comme le remarque amèrement Fredric Larsson, un acien officier de la
Sfor qui travaille aujourd’hui pour l’OIM, «certains bataillons de la
Sfor se fichent pas mal de savoir si les filles qui les accueillent sont
consentantes ou non…».
Les mêmes causes produisant inévitablement les mêmes effets, c’est
Pristina, au Kosovo, qui est en passe de devenir demain la capitale
mondiale de la traite des femmes. Les migrations des filles esclaves se
déplacent au gré des guerres et des interventions humanitaires qui les accompagnent.
«Nous avons voulu prévenir nos homologues en poste à Pristina de la
gravité du problème qui les attendait, rapporte Fredric Larsson,
mais le problème ne semblait pas les concerner…»
SARA DANIEL
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