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Reportage Guantanamo. (prisonniers Afghans)

 

 

 

Article rédigé en mars 2002

Sara Daniel

 

 

 

 

 

 

 

Dans les cages du Camp X-Ray

 

 

 

Aux yeux de leurs geôliers, les 300 talibans et combattants d’Al-Qaida détenus sur l’île de Cuba ne sont pas des combattants réguliers, donc ne méritent pasle statut de prisonniers de guerre…Reste à savoir si le poulailler humain de Guantanamo est destiné à mettre hors d’étatde nuire les complices de Ben Laden ou à rassurer les Américains

 

Les fantômes de Guantanamo



Je suis sûre que vous allez aimer votre voyage. C’est très impressionnant. Surtout lorsqu’ils chantent pour la prière.» Il est 5 heures du matin sur le tarmac de la base aéronavale américaine de Porto Rico, et le commandant Gabriel Puello, du corps des marines, supervise la fouille des visiteurs. C’est ici que commence le voyage pour les treize journalistes que le Pentagone emmène dans l’endroit «le moins pire possible», selon le mot de Donald Rumsfeld, pour voir «les hommes les plus dangereux du monde». Pendant qu’un berger allemand renifle les sacs de voyage à la recherche d’explosifs, le commandant Puello, blonde et enthousiaste, fait la conversation: «Ne vous inquiétez pas, les détenus sont bien gardés. Bien sûr, si nous possédions une île entière, ce serait encore plus sûr. Ce serait une bonne idée, non?»
Après une heure et demie d’un vol affrété par l’armée pour emmener les familles des marines sur la base, on atterrit à Guantanamo Bay, Cuba, Etats-Unis, une enclave de rocaille fichée à l’extrême sud-est de l’île. Curiosité stratégique, la base, louée aux autorités cubaines par les Etats-Unis en 1903, a résisté à toutes les péripéties de la guerre froide. Victime de la détente, elle semblait sombrer dans la torpeur caraïbe – il était même question de la fermer – lorsque les premiers prisonniers transférés d’Afghanistan y ont été débarqués le 1er janvier dernier.
Aujourd’hui, tout est changé. Il n’est plus question de fermeture. Un panneau l’annonce dès l’arrivée: la base est en état d’alerte maximal. Des blindés sillonnent les 72 kilomètres carrés de cailloux, tandis que les vedettes de l’US Navy, armées de mitrailleuses, patrouillent dans la baie. Check-points, déviations, routes fermées «par sécurité»: Guantanamo est passée de la léthargie à la guerre. Les journalistes admis à visiter les lieux sont cantonnés près de la base aérienne, à une demi-heure de ferry du Camp X- Ray, le centre de détention, aménagé de l’autre côté de la baie. Même pour les visiteurs, toute promenade est interdite. Défense d’aller à l’ouest: il n’est pas question de s’approcher des barbelés qui séparent la base américaine du territoire cubain. Défense d’aller à l’est, du moins sans escorte: c’est là qu’on prend le ferry pour le Camp X-Ray. Reste le McDonald’s. Un vrai «McDo», grouillant de marines, à deux pas du «socialisme réel» délabré de Fidel Castro. Les reporters des télévisions demandent l’autorisation de filmer. Refusée. A Guantanamo, même les hamburgers sont classés «secret défense»…
Le bureau du commandant de la base, le général Michael Lehnert, est à quelques check-points de là. Sa conférence de presse a lieu en plein air sous un soleil accablant. Les officiers de presse sont presque aussi nombreux que les journalistes. «J’imagine que beaucoup d’entre vous vont me poser des questions sur la grève de la faim des détenus, commence le général, visiblement mieux préparé à la guerre qu’aux relations publiques. Il est important que vous vous souveniez que ces gens ne sont pas des enfants de chœur. Ils sont très forts pour manipuler nos valeurs.» Dans quelles circonstances les prisonniers ont-ils été capturés? Comment ont été choisis ceux qui ont été transférés à Guantanamo? Nous n’en saurons rien. Lorsque les questions ne plaisent pas au major Fox, conseiller de presse du général, il les écarte d’un «pas maintenant» cinglant. Mais il y a des questions qui lui plaisent. Comme celle-ci, posée par le reporter d’une chaîne de télévision américaine: «Comment pouvez-vous expliquer à l’opinion américaine que vous traitiez si bien des gens qui ont montré une telle cruauté avec nos soldats pendant l’opération Anaconda?» «C’est vraiment une très bonne question, commence le général Lehnert. Il faut dire aux Américains que c’est la chose qui nous différencie de nos ennemis: nous ne les traitons pas comme ils nous traitent...»
C’est le major Fox qui a été choisi pour conduire la visite guidée du Camp X-Ray. «Attention, prévient-il, là-bas, personne ne salue personne. C’est une zone de combat et les marines ne veulent pas que les ennemis identifient leurs chefs qui pourraient devenir des cibles.» Le bus escalade un monticule et débouche sur un enchevêtrement de barbe-lés, des miradors, et 300 cages métalliques de 2 mètres sur 2, où 300 hommes suffoquent, sous un soleil de feu, dans leurs uniformes orange. Pour se protéger de la lumière aveuglante et de la chaleur, beaucoup se sont recroquevillés sous un drap en attendant le crépuscule. «Si vous voulez voir de plus près les détenus, nous allons longer les grilles en minibus ce soir pendant la prière, propose le major, mais vous ne pourrez pas les photographier: c’est contraire aux lois internationales.»
Personne ne dit un mot, ce soir-là, tandis que le bus longe les cages où les détenus en prière sont prosternés. «Arrêtez-vous. De là, on a une bonne vue», ordonne le major au chauffeur. L’un des prisonniers se relève, rompant l’alignement des silhouettes orange, glisse sa main dans une ouverture de sa cage et l’agite en criant. Malgré l’obscurité, on pourrait presque distinguer son visage: les projecteurs ont commencé à inonder les cages de leur lumière blanche qui ne s’éteindra qu’au petit jour. «Rappelez-vous que ces gens sont des détenus et non des prisonniers de guerre. Ils n’ont pas droit à ce statut, insiste le major Fox. Mais depuis peu, ils peuvent envoyer une lettre et deux cartes postales par mois comme le stipulent les conventions de Genève. Et ils ont droit, toujours en accord avec ces conventions, à deux promenades d’un quart d’heure par semaine.»
Maintenant, le bus passe devant l’enclos où ont été prises, en janvier, les photos qui ont tant choqué l’opinion internationale. Elles montraient des captifs à genoux, équipés d’un masque à gaz au cours de leur transfert dans le camp. Carter, un garde-côte qui, lui aussi, escorte les journalistes, ne comprend pas les scrupules des Européens. «Ces types-là, il suffit de voir ce qu’ils ont fait à nos soldats pour comprendre que ce ne sont pas des combattants réguliers. Le président Bush l’a bien dit: ils sont il-lé-gaux. Donc ils ne méritent pas le statut de prisonniers de guerre. D’ailleurs, on ne les prive pas beaucoup: ils n’ont besoin ni de tabac, ni d’instruments de musique que je sache..»
Les prisonniers entassés par centaines dans les caves ou les conteneurs métalliques des prisons de Kaboul ou de Kandahar étaient bien plus mal traités que ceux-ci, et le sort des «Arabes» d’Al-Qaida enfermés dans la prison de Taloqan en attendant d’être liquidés sans autre forme de procès par les combattants de l’Alliance du Nord semblait bien pire que celui de ces détenus en combinaisons orange. Comment expliquer alors le profond malaise que l’on ressent au Camp X-Ray? Quelque chose ici sonne faux. Comme si le poulailler humain de Guantanamo était davantage destiné à rassurer les Américains qu’à mettre hors d’état de nuire les dangereux terroristes d’Al-Qaida...
Ce doute qui étreint les visiteurs semble aussi effleurer parfois l’imam des marines, dont la présence au Camp X-Ray ressemble fort à un message adressé au monde musulman. Le lieutenant Abuhena Mohammad Saiful Islam – «Prononcez ’safe islam’» (islam sans danger), recommandent les marines – aime les Etats-Unis et l’islam, l’armée américaine et le Coran. Il est l’homme le plus important du camp. Tout le monde le consulte. Ce matin, il accompagne le général Lehnert qui va s’adresser aux détenus. Le commandant du camp a décidé de leur distribuer la fatwa émise, à la demande des autorités, par le cheikh Alaouani, président du Conseil du Droit islamique d’Amérique, pour condamner la grève de la faim. «Pensez-vous que je doive indiquer le numéro du verset du Coran auquel se réfère la fatwa?», demande le général à l’imam? «Bon, ça je peux le faire», concède le religieux originaire du Bangladesh.
Cet homme au sourire doux passe pour être celui qui connaît le mieux les prisonniers. Mais les marines veillent. Les journalistes devront se contenter de quelques mots. Après avoir précisé qu’il n’est «pas le porte-parole des détenus», l’aumônier admet qu’il lui arrive de relayer leur malaise qui est peut-être aussi le sien: «Je leur dis qu’ils sont à Cuba mais beaucoup ne savent pas où c’est. Ils aimeraient savoir combien de temps ils vont rester ici. S’ils vont être jugés. Et de quoi on les accuse. Et je ne peux répondre à aucune de ces questions.» Certains des détenus le considèrent comme un traître, d’autres pleurent dans ses bras. Et lui, comment juge-t-il son pays d’adoption? Un pays qui lance des «croisades» contre les terroristes et commande des fatwas sur mesure? En aparté, il a tout juste le temps de confier qu’en homme du tiers-monde, il en a pris son parti et choisi de faire allégeance à l’Amérique parce qu’elle apporte beaucoup à l’Asie, avant qu’un marine n’interrompe ses confidences…
«Vous savez, c’est un peu comme dans le film "MASH"»: peut-être parce qu’il n’y a pas grand-chose à faire aujourd’hui, les marines essaient de «vendre» aux journalistes l’hôpital de campagne du camp. Les officiers de presse ont même réalisé un communiqué spécial pour vanter les atouts de cette impressionnante clinique gonflable où peuvent être réalisées des opérations à cœur ouvert. Ici, pour des raisons obscures, ce qui était interdit dehors est autorisé. On peut frôler les prisonniers qui viennent se faire soigner et même prendre des photos. Un Afghan d’une vingtaine d’année vient d’être amputé des deux jambes en dessous du genou. Il repose, visiblement très affaibli. Une perfusion s’enfonce dans l’un de ses bras, l’autre est menotté au lit. Comme s’il pouvait s’enfuir… «Combien ses prothèses vont-elles coûter au contribuable américain?», demande le journaliste qui posait les «bonnes questions» au général Lehnert.
Avant de prendre congé des journalistes, les marines ont organisé une dernière cérémonie. A quelques mètres des prisonniers, devant la porte du camp, le drapeau de la ville de New York va être hissé. Ce drapeau ne quitte plus Joseph Patrick McShea, un réserviste qui a participé aux opérations de secours dans les décombres du World Trade Center. Il l’avait hissé à Kandahar. Il le fait aujourd’hui à Guantanamo, en s’adressant aux marines: «A vous qui n’avez pas vu vos familles depuis des mois, je voudrais dire merci au nom des New-Yorkais. C’est un grand réconfort pour nous de savoir que les gens qui ont participé à cet attentat sont derrière les barreaux maintenant.» Il n’y a personne pour lui dire que ces hommes raflés dans des camps d’entraînement d’Al-Quaida n’ont probablement pas participé à l’attentat qui a ravagé l’Amérique, qu’ils n’ont pas été jugés, et qu’ils ne sont encore, pour l’instant, accusés de rien…

SARA DANIEL

 

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