Je suis sûre que vous allez aimer votre voyage. C’est très impressionnant.
Surtout lorsqu’ils chantent pour la prière.» Il est 5 heures du matin sur
le tarmac de la base aéronavale américaine de Porto Rico, et le commandant
Gabriel Puello, du corps des marines, supervise la fouille des visiteurs.
C’est ici que commence le voyage pour les treize journalistes que le
Pentagone emmène dans l’endroit «le moins pire possible», selon le mot de
Donald Rumsfeld, pour voir «les hommes les plus dangereux du monde». Pendant
qu’un berger allemand renifle les sacs de voyage à la recherche
d’explosifs, le commandant Puello, blonde et enthousiaste, fait la
conversation: «Ne vous inquiétez pas, les détenus sont bien gardés. Bien
sûr, si nous possédions une île entière, ce serait encore plus sûr. Ce
serait une bonne idée, non?»
Après une heure et demie d’un vol affrété par l’armée pour emmener les
familles des marines sur la base, on atterrit à Guantanamo Bay, Cuba,
Etats-Unis, une enclave de rocaille fichée à l’extrême sud-est de l’île.
Curiosité stratégique, la base, louée aux autorités cubaines par les
Etats-Unis en 1903, a résisté à toutes les péripéties de la guerre froide.
Victime de la détente, elle semblait sombrer dans la torpeur caraïbe – il
était même question de la fermer – lorsque les premiers prisonniers
transférés d’Afghanistan y ont été débarqués le 1er janvier dernier.
Aujourd’hui, tout est changé. Il n’est plus question de fermeture. Un
panneau l’annonce dès l’arrivée: la base est en état d’alerte maximal. Des
blindés sillonnent les 72 kilomètres carrés de cailloux, tandis que les
vedettes de l’US Navy, armées de mitrailleuses, patrouillent dans la baie.
Check-points, déviations, routes fermées «par sécurité»: Guantanamo est
passée de la léthargie à la guerre. Les journalistes admis à visiter les
lieux sont cantonnés près de la base aérienne, à une demi-heure de ferry du
Camp X- Ray, le centre de détention, aménagé de l’autre côté de la baie.
Même pour les visiteurs, toute promenade est interdite. Défense d’aller à
l’ouest: il n’est pas question de s’approcher des barbelés qui séparent la
base américaine du territoire cubain. Défense d’aller à l’est, du moins
sans escorte: c’est là qu’on prend le ferry pour le Camp X-Ray. Reste le
McDonald’s. Un vrai «McDo», grouillant de marines, à deux pas du
«socialisme réel» délabré de Fidel Castro. Les reporters des télévisions
demandent l’autorisation de filmer. Refusée. A Guantanamo, même les
hamburgers sont classés «secret défense»…
Le bureau du commandant de la base, le général Michael Lehnert, est à
quelques check-points de là. Sa conférence de presse a lieu en plein air
sous un soleil accablant. Les officiers de presse sont presque aussi
nombreux que les journalistes. «J’imagine que beaucoup d’entre vous vont me
poser des questions sur la grève de la faim des détenus, commence le
général, visiblement mieux préparé à la guerre qu’aux relations publiques.
Il est important que vous vous souveniez que ces gens ne sont pas des
enfants de chœur. Ils sont très forts pour manipuler nos valeurs.» Dans
quelles circonstances les prisonniers ont-ils été capturés? Comment ont été
choisis ceux qui ont été transférés à Guantanamo? Nous n’en saurons rien.
Lorsque les questions ne plaisent pas au major Fox, conseiller de presse du
général, il les écarte d’un «pas maintenant» cinglant. Mais il y a des
questions qui lui plaisent. Comme celle-ci, posée par le reporter d’une
chaîne de télévision américaine: «Comment pouvez-vous expliquer à l’opinion
américaine que vous traitiez si bien des gens qui ont montré une telle
cruauté avec nos soldats pendant l’opération Anaconda?» «C’est vraiment une
très bonne question, commence le général Lehnert. Il faut dire aux
Américains que c’est la chose qui nous différencie de nos ennemis: nous ne
les traitons pas comme ils nous traitent...»
C’est le major Fox qui a été choisi pour conduire la visite guidée du Camp
X-Ray. «Attention, prévient-il, là-bas, personne ne salue personne. C’est
une zone de combat et les marines ne veulent pas que les ennemis identifient
leurs chefs qui pourraient devenir des cibles.» Le bus escalade un
monticule et débouche sur un enchevêtrement de barbe-lés, des miradors, et
300 cages métalliques de 2 mètres sur 2, où 300 hommes suffoquent, sous un
soleil de feu, dans leurs uniformes orange. Pour se protéger de la lumière
aveuglante et de la chaleur, beaucoup se sont recroquevillés sous un drap
en attendant le crépuscule. «Si vous voulez voir de plus près les détenus,
nous allons longer les grilles en minibus ce soir pendant la prière,
propose le major, mais vous ne pourrez pas les photographier: c’est
contraire aux lois internationales.»
Personne ne dit un mot, ce soir-là, tandis que le bus longe les cages où
les détenus en prière sont prosternés. «Arrêtez-vous. De là, on a une bonne
vue», ordonne le major au chauffeur. L’un des prisonniers se relève,
rompant l’alignement des silhouettes orange, glisse sa main dans une
ouverture de sa cage et l’agite en criant. Malgré l’obscurité, on pourrait
presque distinguer son visage: les projecteurs ont commencé à inonder les
cages de leur lumière blanche qui ne s’éteindra qu’au petit jour.
«Rappelez-vous que ces gens sont des détenus et non des prisonniers de
guerre. Ils n’ont pas droit à ce statut, insiste le major Fox. Mais depuis
peu, ils peuvent envoyer une lettre et deux cartes postales par mois comme
le stipulent les conventions de Genève. Et ils ont droit, toujours en
accord avec ces conventions, à deux promenades d’un quart d’heure par
semaine.»
Maintenant, le bus passe devant l’enclos où ont été prises, en janvier, les
photos qui ont tant choqué l’opinion internationale. Elles montraient des
captifs à genoux, équipés d’un masque à gaz au cours de leur transfert dans
le camp. Carter, un garde-côte qui, lui aussi, escorte les journalistes, ne
comprend pas les scrupules des Européens. «Ces types-là, il suffit de voir
ce qu’ils ont fait à nos soldats pour comprendre que ce ne sont pas des
combattants réguliers. Le président Bush l’a bien dit: ils sont il-lé-gaux.
Donc ils ne méritent pas le statut de prisonniers de guerre. D’ailleurs, on
ne les prive pas beaucoup: ils n’ont besoin ni de tabac, ni d’instruments
de musique que je sache..»
Les prisonniers entassés par centaines dans les caves ou les conteneurs
métalliques des prisons de Kaboul ou de Kandahar étaient bien plus mal
traités que ceux-ci, et le sort des «Arabes» d’Al-Qaida enfermés dans la
prison de Taloqan en attendant d’être liquidés sans autre forme de procès
par les combattants de l’Alliance du Nord semblait bien pire que celui de ces
détenus en combinaisons orange. Comment expliquer alors le profond malaise
que l’on ressent au Camp X-Ray? Quelque chose ici sonne faux. Comme si le
poulailler humain de Guantanamo était davantage destiné à rassurer les
Américains qu’à mettre hors d’état de nuire les dangereux terroristes
d’Al-Qaida...
Ce doute qui étreint les visiteurs semble aussi effleurer parfois l’imam
des marines, dont la présence au Camp X-Ray ressemble fort à un message
adressé au monde musulman. Le lieutenant Abuhena Mohammad Saiful Islam –
«Prononcez ’safe islam’» (islam sans danger), recommandent les marines –
aime les Etats-Unis et l’islam, l’armée américaine et le Coran. Il est
l’homme le plus important du camp. Tout le monde le consulte. Ce matin, il
accompagne le général Lehnert qui va s’adresser aux détenus. Le commandant
du camp a décidé de leur distribuer la fatwa émise, à la demande des
autorités, par le cheikh Alaouani, président du Conseil du Droit islamique
d’Amérique, pour condamner la grève de la faim. «Pensez-vous que je doive
indiquer le numéro du verset du Coran auquel se réfère la fatwa?», demande
le général à l’imam? «Bon, ça je peux le faire», concède le religieux
originaire du Bangladesh.
Cet homme au sourire doux passe pour être celui qui connaît le mieux les
prisonniers. Mais les marines veillent. Les journalistes devront se
contenter de quelques mots. Après avoir précisé qu’il n’est «pas le
porte-parole des détenus», l’aumônier admet qu’il lui arrive de relayer
leur malaise qui est peut-être aussi le sien: «Je leur dis qu’ils sont à
Cuba mais beaucoup ne savent pas où c’est. Ils aimeraient savoir combien de
temps ils vont rester ici. S’ils vont être jugés. Et de quoi on les accuse.
Et je ne peux répondre à aucune de ces questions.» Certains des détenus le considèrent
comme un traître, d’autres pleurent dans ses bras. Et lui, comment
juge-t-il son pays d’adoption? Un pays qui lance des «croisades» contre les
terroristes et commande des fatwas sur mesure? En aparté, il a tout juste
le temps de confier qu’en homme du tiers-monde, il en a pris son parti et
choisi de faire allégeance à l’Amérique parce qu’elle apporte beaucoup à
l’Asie, avant qu’un marine n’interrompe ses confidences…
«Vous savez, c’est un peu comme dans le film "MASH"»: peut-être
parce qu’il n’y a pas grand-chose à faire aujourd’hui, les marines essaient
de «vendre» aux journalistes l’hôpital de campagne du camp. Les officiers
de presse ont même réalisé un communiqué spécial pour vanter les atouts de
cette impressionnante clinique gonflable où peuvent être réalisées des
opérations à cœur ouvert. Ici, pour des raisons obscures, ce qui était
interdit dehors est autorisé. On peut frôler les prisonniers qui viennent
se faire soigner et même prendre des photos. Un Afghan d’une vingtaine
d’année vient d’être amputé des deux jambes en dessous du genou. Il repose,
visiblement très affaibli. Une perfusion s’enfonce dans l’un de ses bras,
l’autre est menotté au lit. Comme s’il pouvait s’enfuir… «Combien ses
prothèses vont-elles coûter au contribuable américain?», demande le
journaliste qui posait les «bonnes questions» au général Lehnert.
Avant de prendre congé des journalistes, les marines ont organisé une
dernière cérémonie. A quelques mètres des prisonniers, devant la porte du
camp, le drapeau de la ville de New York va être hissé. Ce drapeau ne
quitte plus Joseph Patrick McShea, un réserviste qui a participé aux
opérations de secours dans les décombres du World Trade Center. Il l’avait
hissé à Kandahar. Il le fait aujourd’hui à Guantanamo, en s’adressant aux
marines: «A vous qui n’avez pas vu vos familles depuis des mois, je
voudrais dire merci au nom des New-Yorkais. C’est un grand réconfort pour
nous de savoir que les gens qui ont participé à cet attentat sont derrière
les barreaux maintenant.» Il n’y a personne pour lui dire que ces hommes
raflés dans des camps d’entraînement d’Al-Quaida n’ont probablement pas
participé à l’attentat qui a ravagé l’Amérique, qu’ils n’ont pas été jugés,
et qu’ils ne sont encore, pour l’instant, accusés de rien…
SARA DANIEL
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