interview de sara daniel par Marie-Luce Ribot dans le quotidien SUD OUEST (voir l'article en ligne)
IRAK. --La journaliste Sara Daniel est impliquée dans les tractations autour du sort des otages français
Comment elle a relayé le message des ravisseurs :Recueilli par Marie-Luce Ribot
Dans la semaine qui a suivi la disparition de Georges Malbrunot, de Christian
Chesnot et de leur chauffeur syrien, survenue le 20 août, le gouvernement
français aurait d'abord obtenu un contact avec leurs ravisseurs grâce
à un membre de la puissante tribu sunnite des al-Douleïmi, qui fut
l'un des piliers du régime de Saddam Hussein.
Sur le point d'aboutir, leur libération a avorté car un intermédiaire
membre d'un groupe de la guérilla qui négociait directement avec
les preneurs d'otages n'aurait pas voulu immédiatement ramener les deux
journalistes français, par crainte des check-points. Dans la nuit, certains
hommes de l'Armée islamique d'Irak ont durci leur position. S'en est
suivi un long silence. Plus de cinq jours sans que personne ne parvienne à
renouer le dialogue.
Jusqu'à lundi soir. Grand reporter au « Nouvel Observateur »,
Sara Daniel s'entretient régulièrement avec un homme qui l'a aidée
à entrer en relation avec des groupes radicaux irakiens. « S'étant
aperçu que les ravisseurs n'étaient pas de Faludja, mon contact
a trouvé un autre biais pour les approcher : il a été sollicité
par des religieux proches de l'Armée islamique d'Irak qui jugent cet
enlèvement de deux Français stratégiquement déplorable
pour leur lutte. C'est ainsi que pendant un jour et demi, j'ai relayé
le message des ravisseurs auprès du gouvernement français... »
A l'occasion de ses nombreux reportages depuis la chute du régime de
Saddam Hussein, Sara Daniel est allée au coeur de cette nébuleuse
radicale islamique. Elle n'a pas rencontré l'Armée islamique d'Irak
mais les leaders militaires et religieux du mouvement Unification et Guerre
sainte, basé à Faludja.
Le Tawid Wal Djihad est honni des Etats-Unis, qui l'apparentent à l'insaisissable
al-Zarqaoui et à al-Qaida. Ses militants revendiquent les décapitations,
en mai dernier, de l'otage américain Nick Berg et du Sud-Coréen
Kim Sun-il. Ils sont les plus influents du djihad (*) irakien depuis qu'ils
ont établi au printemps, dans le sillage du retrait en trompe-l'oeil
des Américains de Faludja, un bastion wahhabite (*) à 50 kilomètres
de Bagdad.
Qu'est-ce qui vous a d'abord
frappée quand vous êtes entrée à Faludja ?
Le fait de s'y rendre est déjà étonnant. Il n'y a pas à
proprement parler de check-points américains. La présence est
réelle, mais on n'est jamais contrôlé. Les premiers qui
vous arrêtent sont les policiers et les militaires de la nouvelle armée
irakienne, censée être subordonnée à celle de la
coalition. Mais à Faludja, ce sont les moudjahidin (*) qui font la loi.
Ils circulent dans la ville avec des mitrailleuses et les militaires sont soit
terrifiés, soit de leur côté.
Comment se fait-il qu'ils
aient pris le pouvoir ?
Après la mort des quatre Américains massacrés à
coups de pelle à la fin du mois de mars, Washington a imposé un
siège d'un mois. Le 29 avril, les soldats américains se sont retirés
après être entrés symboliquement dans Faludja sur des Humwees
et non des chars. Cette image a masqué ce qui était pourtant une
forme de défaite. Car les moudjahidin n'ont cédé sur rien.
Ils n'ont jamais remis les auteurs de ces meurtres ni rendu les armes. Le cheikh
al-Jalabi, leur leader politique et religieux, parle désormais de la
« sainte bataille », de la première victoire du djihad en
Irak, et façonne déjà l'épopée mythologique
de Faludja où l'on va jusqu'à raconter que des araignées
à l'odeur nauséabonde auraient été lâchées
sur les soldats américains...
Qui est leur leader militaire
?
Un Irakien de 29 ans, ancien membre de la garde rapprochée de Saddam,
mais qui affirme haut et fort ne pas regretter le régime de l'ancien
dictateur. Pour lui, Saddam n'était pas un homme de foi car il l'empêchait
de pratiquer sa religion. C'est un salafiste (*), extrêmement pieux, très
déterminé. A chaque question que je lui posais, il débutait
par un long préambule où il faisait référence au
Coran, mais il avait aussi très envie de parler et m'engageait à
poser des questions. Par moments, il était tendu car il y avait autour
de lui beaucoup de combattants, dont certains venaient de plusieurs régions
d'Irak.
Quels sont ses arguments
?
J'ai été franche en lui disant que je comprenais pourquoi il se
battait contre ce qu'il considère comme un envahisseur, mais que je trouvais
les enlèvements et les décapitations d'otages totalement barbares.
Il a voulu me convaincre qu'il n'avait pas le choix. Qu'après Abou Ghraib
et les massacres de civils pendant le siège de Faludja, la seule réponse
était la loi du talion.
Qui sont les combattants
à ses côtés ?
Ceux que j'ai vus ont entre 28 et 40 ans. Il y a beaucoup d'anciens militaires
de l'ancien régime, qui utilisent leurs compétences pour former
leurs résistants. La majorité est salafiste, donc défend
l'interprétation la plus rigoriste du Coran.
Le quotidien des habitants
de Faludja s'en ressent-il ?
Bien sûr. Les rares femmes qui sortent sont habillées à
la saoudienne, vêtues de l'abaya noire qui leur cache les mains et les
yeux. Il est interdit d'écouter de la musique, sauf religieuse, et les
murs sont couverts de mises en garde pour rappeler les règles islamiques.
Le salafisme à Faludja était déjà fort; la ville
a basculé dans un quotidien wahhabite. Les moudjahidin font régner
la terreur. Il y a une chasse à l'espion. A cela, il faut ajouter que
depuis le siège, la situation sanitaire est déplorable, l'électricité
fonctionne trois heures par jour et il n'y a plus d'eau potable.
A l'inverse des Arabes étrangers
qui grossissent les rangs de la guérilla, vous avez remarqué que
ces Irakiens ne sont pas encore prêts à devenir des martyrs...
Depuis un an que je travaille sur ces groupes, j'observe leur évolution.
Au début, il s'agissait de cellules désorganisées composées
de gens déterminés à attaquer les Américains. Au
fur et à mesure, j'ai constaté leur radicalisation et leur aspiration
à devenir un jour ces hommes prêts à se sacrifier. Même
si les Arabes étrangers arrivés des pays limitrophes ont fait
quelques émules, le culte du martyr ne fait pas encore partie de la culture
des Irakiens. Mais pour combien de temps ? Les groupes qui sont dans une logique
de libération nationale, les plus modérés, disent ne plus
avoir droit au chapitre. Les radicaux confisquent le combat et cette logique
est terrifiante.
Avez-vous vu des combattants
étrangers ?
Oui, il y en a dans l'organisation Unification et guerre sainte. Mais leur leader
affirme, et c'est vrai en partie, que les Irakiens contrôlent tout et
que les étrangers viennent en appui. On sait en revanche qu'il existe
près de Faludja une cellule de plus en plus étoffée de
combattants uniquement étrangers.
Pensez-vous que ce qui se
passe à Faludja peut faire tache d'huile ?
C'est la volonté de Tawid Wal Djihad. J'ai assisté à l'arrivée
de combattants issus de plusieurs provinces et qui venaient rendre des comptes
au chef militaire. Le prochain objectif est de fermer la ville de Samarra, au
nord, et de créer au fur et à mesure de petits émirats
d'où partirait la résistance. Ces groupes sont très éclatés
mais veulent coordonner des opérations de grande envergure et simultanées.
C'est très inquiétant.
Marie-Luce Ribot (05/09/04)