sara daniel/Vincent Jauvert oct 2002
Le vrai Saddam
Le Nouvel Observateur 10.10.2002
Représente-t-il une menace pour la paix? Dispose-t-il d’armes de destruction massive, et est-il prêt à les employer? Quels sont ses liens avec le terrorisme? Mais aussi, quelle est la vraie personnalité de ce despote aux allures de père tranquille? Comment tient-il son pays? Que sait-on de sa vie privée, de sa fortune? Quelle est sa popularité en Irak et dans le monde arabe? Tout sur l’homme que l’Amérique s’est juré d’abattre
Un tyran si timide
Saddam Hussein est un grand timide. Il est peu à l’aise avec les autres.
Il a une poignée de main molle, presque efféminée. En tête
à tête, il évite toujours le regard de son interlocuteur.
En public, il parle mal. A la différence de Nasser, l’autre grand leader
arabe du xxe siècle, ce n’est pas un orateur enflammé. Il a une
voix fluette qui fait rire les Irakiens. Saddam est aussi un homme terriblement
violent, et en cela il est un pur produit de l’Irak. Dans le monde arabe, les
Irakiens sont réputés pour leurs terrifiants accès de brutalité.
Cela peut s’expliquer par la tension extrême créée par la
présence dans ce pays de 23 millions d’habitants de plusieurs peuples
et de plusieurs religions (Kurdes, Arabes, sunnites, chiites, chrétiens).
Saddam (prénom rare signifiant «le fonceur», «le bagarreur»)
croit en cette maxime irakienne dont la traduction pourrait être: «Si
tu tues un homme, tue aussi tous ceux qui pourront parler de ce crime»,
c’est-à-dire sa famille, ses amis, sa tribu, Il y croit et il l’applique.
Saddam a assassiné plusieurs personnes de ses propres mains. Dans les
années 1960, quand il n’était encore qu’un gros bras du parti
Baas, il a exécuté lui-même bon nombre d’opposants. Parvenu
au sommet du pouvoir, il a continué. Il a abattu le ministre de la Santé
d’une balle dans la tête, et ce en plein conseil des ministres. Sa brutalité
est sans limite: quand on a essayé de l’assassiner, en 1982, la ville
où s’est déroulé l’attentat, Dujail, a été
rasée et son nom effacé des cartes d’Irak.
De ses origines très pauvres Saddam garde un étrange fétichisme:
les chaussures. Jusqu’à l’âge de 10 ans, il marchait pieds nus.
Aujourd’hui, il a des dizaines de paires de chaussures italiennes magnifiques.
C’est, semble-t-il, le seul luxe personnel qu’il s’accorde , outre les cigares
cubains que Castro lui envoie régulièrement.
A la différence de beaucoup d’autocrates, Saddam n’a pas, semble-t-il,
une vie sexuelle débridée. On ne lui connaît pas d’aventures
de courte durée. Il a eu quelques histoires extraconjugales longues et
stables, en particulier avec la femme du président d’Iraki Airways, dont
il fera sa seconde épouse et avec laquelle il aura son troisième
fils, Ali. Comme cette femme est blonde, la première épouse de
Saddam, Sajida, qui est très brune, s’est fait décolorer les cheveux.
Etrangement, Saddam, qui a fait très peu d’études (et très
tard), et qui vient d’un village misérable où il n’y avait ni
électricité ni eau courante, est aussi un fou de technologie.
Ce fils de Bédouin sédentarisé, très attaché
à sa tribu et à ses codes ancestraux, a envoyé un missile
dans l’espace et a presque réussi à fabriquer une bombe atomique.
Saddam vit donc en permanence dans cette sorte de schizophrénie «sociologique».
Cela explique, sans doute, nombre de ses comportements.
Mais, bien entendu, la psychologie profonde de ce tyran demeure un mystère.
Pour mieux la comprendre, des psychiatres devraient analyser plusieurs épisodes
de sa vie. Ainsi, quand il s’est autoproclamé président, en 1979,
il a fait exécuter un tiers des membres du Conseil de Commandement de
la Révolution et 21 chefs du parti Baas, tous opposés à
sa prise de pouvoir. Parmi les suppliciés, il y avait son ami le plus
proche, Adnan Hamdani. Après le meurtre de Hamdani, Saddam s’est enfermé
dans un de ses palais. Il en est sorti au bout de deux jours, les yeux rouges
de larmes, et a demandé à être conduit auprès de
la veuve de sa victime, son «ami» Hamdani. Plusieurs personnes ont
alors assisté à une scène incroyable: Saddam, assis au
côté de cette pauvre femme, lui disant: «Il faut comprendre:
Adnan était comme mon frère, mais il devait mourir.»
Un autre épisode éclaire étrangement sa psychologie. Au
début des années 1960, alors qu’il faisait le tour des prisons
(il était chargé d’interroger puis éventuellement de tuer
les opposants), il s’est arrêté devant une cellule, a désigné
un homme dépenaillé, à l’air misérable, et a ordonné
qu’on lui donne des habits propres, un peu d’argent et qu’on le libère
sur-le-champ. Des années plus tard, cet homme, réfugié
en Israël (il était juif), a ouvert un journal et a vu une photo
de Saddam adolescent. Il s’est exclamé: «Je comprends enfin pourquoi
il m’a relâché: Saddam était ce petit vendeur de cigarettes
auquel je donnais toujours un pourboire! » Saddam, ce tortionnaire, ce
bourreau, est donc aussi capable parfois de compassion. Voilà bien un
cas pour les psychiatres, n’est-ce pas?
Staline, son modèle
Staline est le héros, le modèle de Saddam, cela ne fait aucun
doute. Il a étudié sa vie et son oeuvre. Dans ses palais, il a
des centaines de livres sur le «Petit Père des peuples».
Plusieurs personnes qui l’ont connu au début de sa carrière m’ont
raconté qu’il disait souvent à ses camarades du parti Baas: «Quand
j’aurai pris le pouvoir, je ferai de l’Irak un Etat stalinien.»
Dans la vie et l’irrésistible ascension de ces deux dictateurs hors du
commun, il y a de singulières ressemblances. Comme Staline, Saddam a
été élevé dans la misère. Comme Staline,
il a fait très peu d’études et a longtemps été tenu
à l’écart par les leaders du parti, qui étaient pour la
plupart des intellectuels. Comme Staline, il était un rural: à
la différence de ses collègues du parti, il ne connaissait rien
à la ville. Pour compenser son ignorance, il a dû travailler comme
un forcené. Staline aussi.
Ce n’est pas tout. Comme Staline, Saddam hait l’armée, mais il s’est
autopromu général puis maréchal. Comme Staline, il a fait
carrière grâce aux services secrets, les seuls organes de l’Etat
auxquels il fasse confiance. De même, Saddam a eu son Lénine, dans
l’ombre duquel il a grandi: le général Bakr, président
de l’Irak de 1968 à 1979. Comme Lénine, Bakr a voulu, au bout
de quelques années, se séparer de son dauphin, dont il se méfiait.
Il était trop tard: comme Staline, Saddam avait petit à petit
pris toutes les rênes du pouvoir. Et c’est lui qui renversera son tuteur
en juillet 1979. Puis il tiendra parole: il mettra en place un régime
totalitaire.
Le culte du Grand Oncle Saddam
Comme Staline, Saddam instaure, dès sa prise de pouvoir, un culte extrême
de la personnalité. Il n’en a jamais existé de tel dans le monde
arabe. Des millions de posters du nouveau président sont imprimés
et collés un peu partout. Des panneaux géants à son effigie
envahissent les villes et les villages. Saddam est représenté
en Bédouin, en costume kurde, en touriste, en militaire, et même
en habit tyrolien, Le Grand Oncle, comme il se fait appeler, est partout: sur
des montres, des tableaux, des décorations d’appartements, sur les pierres
de palais, à la une de tous les quotidiens, au début de chaque
journal télévisé. Toutes sortes de bâtiments, d’édifices
publics, de rues, de stades portent son nom. Des poèmes, des chansons,
des livres sont écrits à sa gloire. Ses écrits et ses dires
sont devenus vérités d’Evangile. Une blague circule à Bagdad.
A l’école, un élève demande si les éléphants
peuvent voler. «Ta question est absurde», lui répond l’institutrice.
Le gamin insiste: «Mais notre leader [Saddam] dit que oui.» La maîtresse
regarde autour d’elle, l’air très inquiète, et dit: «En
fait, c’est vrai, ils peuvent voler, mais pas longtemps.»
Saddam fait écrire sa biographie , totalement mythifiée , en 19
volumes. En 1983, il demande au cinéaste Terence Young (celui des premiers
«James Bond») de réaliser une série télévisée
de six heures sur l’histoire de sa participation en réalité fort
modeste à la tentative d’assassinat du général Kassem [NDLR:
le président de l’époque] en 1959. Six heures! Il est drôle
de noter que l’acteur qui joue Saddam Hussein est un certain Saddam Kamel, dont
il sera beaucoup question des années plus tard. Ce Kamel a en effet un
frère, qui épousera une fille du maître de Bagdad. Les deux
frères feront défection en 1995 et révéleront aux
Américains l’étendue du programme d’armement bactériologique
de l’Irak. Saddam leur ayant promis sa clémence, ils accepteront, quelques
mois plus tard, de rentrer à Bagdad, où ils seront, bien entendu,
exécutés.
Aujourd’hui, le culte de la personnalité de Saddam Hussein a atteint
un degré quasiment religieux. On le voit à la télévision:
lorsqu’il reçoit ses ministres ou les membres du Conseil de la Révolution,
ceux-ci ne l’embrassent plus sur la joue, mais sur les deux côtés
de sa poitrine. Un tel hommage n’est rendu qu’aux hommes révérés
comme des saints. Pour affirmer sa grandeur, il exige aussi que l’on sorte de
son bureau en reculant et en baissant la tête.
Son obsession de l’assassinat
De sa vie au jour le jour on connaît peu de choses. Cet homme de 65 ans,
traqué, isolé, vit dans la peur constante d’être assassiné.
Les personnes qui savent où il se trouve se comptent sur les doigts d’une
main: ses deux premiers fils, Koussaï et Oudaï, son secrétaire,
Abed Amid Mahmoud, originaire du même village que Saddam, et peut-être
un ou deux autres fidèles. Le jour, il change constamment de bunker;
la nuit, il ne dort jamais au même endroit. On lui prépare son
dîner dans cinq ou six lieux différents. Il a plusieurs goûteurs,
qui s’assurent que la nourriture n’a pas été empoisonnée.
Il ne sort jamais sans son gilet pare-balles.
Il a la même manie que le milliardaire Howard Hugues: il se lave les mains
chaque fois qu’il a dû serrer la main de quelqu’un; il craint d’être
empoisonné par un produit déposé sur les doigts de son
invité.
Afin d’être à la fois omniprésent et caché, Saddam
a de nombreux sosies, qui le remplacent lors de diverses cérémonies.
Peu de gens sont capables de reconnaître le vrai du faux. La seule façon
est de s’approcher suffisamment de l’homme et de regarder son visage pendant
un moment: le maître de Bagdad a un tic presque imperceptible sous l’oeil
droit un tic qu’il est, à mon avis, impossible d’imiter.
Son obsession sécuritaire empêche Saddam de pratiquer les exercices
recommandés par ses médecins. Il souffre gravement du dos, et
il devrait marcher deux heures par jour et nager très souvent, ce qu’il
fait de moins en moins. Manifestement, sa lombalgie s’est aggravée: à
la télévision, il apparaît de plus en plus figé,
comme bloqué par la douleur. Sans doute pour compenser ce manque d’exercice,
il se soumet à un régime très sévère: il
a maigri de 10 kilos en quelques mois. Il exige d’ailleurs de son entourage
et de ses ministres d’en faire autant.
Comment il tient l’Irak
Au fil des ans, Saddam a instauré un régime tribal, un de plus
au Moyen-Orient. C’est sa famille et sa tribu, les Takritis (originaires de
la ville de Takrit, au nord de Bagdad) qui tiennent le pays. Les instances officielles,
le Conseil de Commandement de la Révolution, le parti unique (le Baas)
ne sont plus, depuis longtemps, que des chambres d’enregistrement, composées
d’hommes sans envergure, totalement soumis à Saddam et qui n’exercent
aucun pouvoir.
Son collaborateur le plus proche, celui en qui il a toute confiance, est son
deuxième fils Koussaï, 36 ans, qui dirige le redoutable appareil
de sécurité. Aucune photo de lui n’est parue dans la presse depuis
cinq ans, peu de personnes peuvent donc le reconnaître: c’est une manière
de le protéger, lui, l’héritier désigné. Koussaï
est un homme calme, très secret et déterminé. Son frère
aîné, Oudaï, qui a longtemps été le dauphin
de Saddam, est un psychopathe. Il dirige néanmoins toutes sortes d’institutions,
des journaux, des entreprises notamment celles qui exportent illégalement
du pétrole (voir p. 26), et même le comité olympique irakien.
Des cousins de Saddam occupent des postes clés dans l’armée, pour
essayer de tenir une institution en laquelle il a très peu confiance.
Des hommes de son village, Al-Awja, souvent à peu près illettrés
mais d’une fidélité sans limite, ont eux aussi été
nommés officiers supérieurs, au grand dam des militaires de carrière.
La grande peur de Saddam, c’est l’armée régulière, qui
a été humiliée pendant la guerre du Golfe et dont une partie
s’est mutinée au début des années 1990. Il la craint tellement
que les unités autour de Bagdad n’ont pas de munitions et doivent le
prévenir de tout mouvement au moins trois jours à l’avance. Pour
parer à toute défaillance des troupes régulières,
Saddam a créé plusieurs unités d’élite composées
de soldats issus de sa tribu ou de tribus associées: la garde républicaine,
la garde spéciale, les Fedayin de Saddam Jusqu’à présent
elles lui ont été totalement dévouées.
C’est l’appareil de répression, dirigé par Oudaï, qui tient
le pays. Composé d’au moins cinq polices secrètes, il est l’un
des plus élaborés au monde. Il associe les techniques et les outils
les plus modernes aux pratiques tribales les plus odieuses. Ces services secrets
quadrillent le pays; partout ils créent un climat de terreur et de suspicion.
Ils utilisent la délation et la corruption pour diviser tribus et familles.
Les chefs locaux de la sécurité font circuler des cassettes montrant
des exécutions et des tortures. Façon de dire à la population:
voilà ce qui arrive à ceux qui s’opposent à notre leader
Saddam.
Pourquoi il a fasciné les Arabes
Au début, dans les années 1970, quand il n’était que vice-président,
Saddam a lancé le programme de modernisation le plus ambitieux qu’un
pays arabe ait jamais imaginé. Grâce à la hausse vertigineuse
des prix du pétrole, il a disposé d’une manne formidable, et a
entrepris d’industrialiser, d’éduquer et d’armer son pays pour le faire
entrer dans le xxe siècle. Les Arabes de ma génération
j’ai deux ans de plus que Saddam étaient orphelins de Nasser. Vers quel
autre leader que Saddam, quel autre pays que l’Irak pouvions-nous nous tourner?
L’Arabie Saoudite? C’était le Moyen Age. Saddam offrait un futur, un
rêve. Son programme d’éradication de l’illettrisme, peut-être
le plus réussi de l’histoire de l’humanité, a reçu un prix
de l’Unesco. Il a embauché 60000 enseignants de tous les pays arabes.
Des femmes sont devenues pilotes de chasse. Il a fait venir en Irak les plus
grandes entreprises du monde. Il a construit des routes, des chemins de fer,
développé des mines de phosphates, de soufre. Selon lui, l’Irak
devait devenir un modèle pour le monde arabe, un aimant qui attirerait
les autres pays de la région et ferait de lui le leader incontesté
du Moyen-Orient.
On ne voulait pas voir l’envers du décor. Pendant ces années-là,
les opposants étaient enlevés, assassinés. Des Kurdes,
des communistes, des chiites étaient torturés de la pire façon
qu’il soit. Des milliers de personnes croupissaient en prison pour des motifs
aussi futiles que d’avoir omis de faire précéder le nom de Saddam
Hussein, alors numéro deux du régime, de son titre complet. Et
puis il s’est autoproclamé président en 1979, et la face noire
du régime a progressivement effacé tout le reste, son ambition
pour le monde arabe, la perspective qu’il nous offrait.
Pourquoi et comment les Occidentaux l’ont aidé
Dans les années 1970, les Occidentaux ont eux aussi été
fascinés par l’Irak de Saddam. Ils étaient surtout intéressés
par l’argent de son pétrole. Ils lui ont vendu beaucoup de choses, y
compris des armes. La France, qui était son premier fournisseur, lui
a fourni des Mirage F1 (Jacques Chirac, le Premier ministre de l’époque,
a accepté de réduire le prix exigé par Dassault de 1,7
million de dollars pièce); et en 1976 Paris a vendu à Bagdad deux
réacteurs nucléaires, qui pouvaient servir, on le sait, à
la fabrication de plutonium militaire (celui d’Osirak a été détruit
par les Israéliens en 1981). La France a aussi, on le sait moins, assuré
la formation de 600 ingénieurs et techniciens atomistes irakiens.
Tous les grands pays occidentaux ont participé à son programme
d’armes de destruction massive. Celui-ci a commencé en 1974. Il était
financé par le comité dit «pour le développement
stratégique», instance secrète qui recevait 5% des revenus
du pétrole sur un compte en Suisse. Pour installer les usines chimiques
militaires, les laboratoires bactériologiques ou les sites d’essai de
missiles, Saddam a fait venir en Irak plus de 4000 scientifiques arabes Egyptiens,
Palestiniens, Jordaniens De grandes firmes européennes et américaines
ont vendu les matériaux nécessaires. Et leurs gouvernements étaient
tout à fait au courant.
Après sa prise de pouvoir en 1979, alors qu’il établissait un
Etat tortionnaire et totalitaire au vu et au su de tout le monde, l’Occident
a continué de soutenir Saddam. Pour Paris, Washington ou Londres (comme
pour beaucoup de chefs d’Etat arabes de la région), il était le
rempart contre Khomeini, qui avait renversé le chah la même année
et qui entendait exporter sa révolution islamiste. Saddam, lui, était
un laïque, un défenseur de l’Etat-nation. Peu importaient ses crimes,
son soutien au terroriste Abou Nidal. Il fallait l’aider on l’a donc surarmé.
Dès le début de la guerre contre l’Iran (qu’il a déclenchée),
les Etats-Unis l’ont assisté secrètement d’abord, car officiellement
l’Irak était sur la liste des Etats soutenant le terrorisme. Des pilotes
irakiens porteurs de passeports jordaniens ont été entraînés
en Amérique. En mars 1982, le patron de la CIA, Bill Casey, est venu
à Bagdad: les services américains allaient fournir des renseignements
secrets et des photos satellite sur l’Iran. Puis, en 1983, Washington a repris
publiquement contact avec Saddam. Devinez qui était alors l’envoyé
de Ronald Reagan? Donald Rumsfeld, l’actuel ministre de la Défense de
George W. Bush, celui qui veut absolument attaquer l’Irak! En 1984, les deux
pays ont renoué des relations diplomatiques, et l’Amérique a livré
de grandes quantités d’armes à Saddam. Quand il a fait gazer 5000
Kurdes en 1988 à Halabja, les Américains n’ont rien dit ou si
peu.
La France de Mitterrand a suivi la même politique que celle de Giscard
et de Chirac. En 1983, elle a prêté à l’Irak cinq avions
Super-Etendard équipés de missiles Exocet, avec lesquels Saddam
a détruit le terminal pétrolier iranien de Kharg. Claude Cheysson,
ministre des Relations extérieures dans ces années-là,
tutoyait le maître de Bagdad. Et durant toute la décennie 1980,
cohabitation ou pas, Paris a continué à vendre des armes à
l’Irak, et ce jusqu’à la veille de l’invasion du Koweït.
C’est à ce moment-là, lorsqu’il a attaqué le Koweït,
qu’il a passé les bornes aux yeux des Occidentaux. Saddam a cru que les
Etats-Unis lui avaient donné le feu vert pour une telle agression. C’était
un pari stupide et la marque d’une grande inculture géopolitique: il
était impossible que Washington accepte qu’il contrôle le flux
du pétrole du Golfe, et son prix.
Une fois qu’ils l’ont fait reculer, qu’ils ont humilié son armée,
les Américains l’ont de nouveau soutenu. Dès la fin de la guerre,
en 1991, plusieurs régions se sont soulevées contre le régime
de Saddam. Elles répondaient à l’appel à l’insurrection
lancé par le président Bush. Mais celui-ci a pris peur les chefs
arabes de la région aussi. Et l’armée américaine a laissé
Saddam mater les rébellions, dans le Sud chiite en particulier: elle
a empêché les mutins de s’emparer des armes et a même autorisé
l’armée irakienne à franchir les lignes alliées pour aller
frapper les insurgés chiites. Quant aux Kurdes, également en rébellion,
ils ont finalement été protégés par les Occidentaux
probablement parce que les médias étaient présents dans
le nord de l’Irak.
Est-il toujours populaire?
Qu’on le veuille ou non, la popularité de Saddam est toujours immense
dans le monde arabe. Il est adulé en Jordanie, en Palestine, en Syrie,
parmi les étudiants du Caire et dans toute l’Egypte. Dans ces pays, on
ne comprend pas pourquoi un leader arabe ne pourrait pas, à l’instar
d’Israël, avoir la bombe atomique. Au sein de ces masses arabes, Saddam
est un héros. Pour elles, il est celui qui tient tête à
l’Occident, à l’Amérique, celui qui les défie depuis onze
ans. Ces peuples ne voient pas l’autre facette de Saddam. Ils ne souffrent pas
de son régime sanguinaire.
En Irak, en revanche, il est haï par une grande majorité de la population.
Combien le soutiennent? Difficile à dire. 20% des Irakiens, 1 million
de bureaucrates et leurs familles, vivent peu ou prou du système Saddam.
Ils sont donc légitimistes. Combien seraient prêts à mourir
pour lui? Très peu, à mon avis.
Comment le renverser?
Au milieu des années 1990, des officiers ont déjà essayé
avec l’aide de la CIA, mais Saddam a découvert le complot, et les officiers
mutins plus de 200 ont été exécutés. Une autre tentative
de ce genre peut réussir.
Il faut inciter le peuple à se débarrasser lui-même de son
tyran. La communauté internationale doit s’adresser aux Irakiens et leur
dire qu’ils auront plus de nourriture, plus de médicaments si Saddam
est renversé; faire comprendre à ceux qui bénéficient
du système Saddam qu’ils ne souffriront pas d’un nouveau régime.
Si le peuple est sûr que les choses iront mieux sans Hussein, que le pays
ne sera pas fractionné ni colonisé, qu’il n’y aura pas de personnes
emprisonnées, cela ouvrira la voie au renversement de Saddam.
Je l’ai dit, peu de gens sont prêts à se faire tuer pour lui. Son
cercle de pouvoir est désormais extrêmement étroit. Aucun
dictateur des temps modernes n’a été aussi isolé. Pour
diriger le pays, s’occuper des forces de sécurité, des ministères,
de l’administration, il faut plus que six ou sept personnes de confiance. Son
système ne peut plus tenir très longtemps ainsi. Il est trop fragile.
Le peuple peut le faire tomber.
Mais une intervention militaire extérieure pourrait avoir des conséquences
terribles. Saddam a probablement des armes de destruction massive. S’il est
acculé, encerclé à Bagdad, il menacera de les utiliser.
Et il est tout à fait capable de le faire, même si cela doit au
passage coûter la vie à des milliers d’Irakiens. Comme nombre d’autocrates,
Saddam souffre du complexe de Samson: quand tout sera perdu, il préférera
que le «le Temple s’écroule sur [lui] et ses ennemis».
On ne le prendra jamais vivant. Un jour, il a réuni les chefs de la sécurité
et leur a montré un film sur le procès et l’exécution de
Ceausescu [ le dictateur roumain renversé en décembre 1989]. A
la fin de la projection, il a dit: «Ici, une telle chose n’arrivera pas.»
Né en 1935 à Bethany, près de Jérusalem, Saïd
Aburish est un journaliste et écrivain palestinien naturalisé
américain. Il est considéré comme l’un des meilleurs spécialistes
de l’Irak et du Moyen-Orient. A la fin des années 1970, il était
consultant et a travaillé à Bagdad. Depuis, il a publié
de nombreux livres, dont une biographie de Saddam Hussein: «Saddam Hussein,
the Politics of Revenge», Bloomsbury, 2000, 400 p.
Sara Daniel