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Interview de Lakhdar Brahimi, juin 2004

«Le risque de guerre civile existe... »

Le Nouvel Observateur. - Que vouliez-vous dire lorsque, le mois dernier, vous avez traité l'administrateur américain Paul Bremer de «dictateur» de l'Irak?
Lakhdar Brahimi. - Ce que je voulais dire c'est que jusqu'à ces jours derniers, seul le pouvoir américain était internationalement reconnu. Il ne faut pas oublier que le Conseil de gouvernement irakien a été désigné par Bremer pour le conseiller et guère plus. Les Etats-Unis ont jusqu'ici concentré tous les pouvoirs. Certains ont cru, ce qui est assez flatteur, que j'avais carte blanche en Irak. Que j'y arrivais pour chasser les Américains! Mais je vous rappelle que ce sont les Américains qui ont invité les Nations unies à venir pour «donner un coup de main».
N. O. - Quelle a été votre latitude vis-à-vis des Etats-Unis dans la formation du gouvernement transitoire?
L. Brahimi. - Les deux lettres de mission qui ont précisé le rôle de l'ONU nous ont assigné un rôle extrêmement précis: Bremer et le Conseil de gouvernement étaient censés former un gouvernement, avec consultation de l'ONU en cas de besoin. Nous avons accepté cette tâche limitée, mais nous l'avons considérablement élargie. Nous nous sommes chargés de consulter la population. Puis j'ai mis quelques idées sur la table. Des idées qui n'étaient pas les miennes mais un résumé de ce que j'avais entendu. Certains m'ont reproché d'avoir bradé mon plan pour l'Irak. Mais il n'y avait pas de «plan Brahimi». Je me suis contenté d'être un vecteur. Et la revendication première de ceux que j'ai écoutés, c'était d'éviter de voir un gouvernement accaparé par les partis politiques. La plupart voulaient un gouvernement de gens honnêtes et qualifiés. Dans le même temps, il fallait associer au processus de sélection le plus de formations politiques possible. Car en Irak, si les partis ne sont pas très représentatifs, ils ont un grand pouvoir de nuisance - mieux vaut les avoir avec soi que contre soi. S'il avait fallu négocier avec chacun des 25 membres du Conseil de gouvernement, la formation de la nouvelle entité aurait pris une éternité. J'ai donc imaginé des conversations tripartites avec une troïka des présidents du conseil d'avril, mai et juin. Le hasard faisant bien les choses, il s'agissait d'un Kurde, d'un sunnite et d'un chiite. Je faisais des propositions et chacun opposait ses vetos. Ce qui a suffi à éliminer beaucoup de monde...
N. O. - Issu d'un tel compromis, le nouveau gouvernement réussira-t-il à asseoir sa légitimité?
L. Brahimi. - Je l'espère. Ce que l'on peut dire, c'est que ce n'est pas perdu d'avance. Il a beaucoup d'atouts. Des ministères clefs ont changé de main au profit de personnalités moins contestées. Le gouvernement est plus neutre. Les liens avec les partis plus lâches. Cette équipe a-t-elle une chance de réussir? Cela va dépendre de ce que elle et les Etats-Unis vont faire. Chaque jour, ils devront apporter la preuve que la souveraineté de l'Irak n'est pas une formule creuse. Dans ce domaine, le Conseil de Sécurité a apporté une contribution efficace: le projet de résolution présenté par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne plaçait la police et l'armée irakiennes sous le commandement de la force multinationale. Le Conseil a obtenu qu'il n'y ait pas d'opérations de la coalition sans que le gouvernement soit consulté. Avec 160 000 soldats étrangers présents sur leur sol, dont 135 000 Américains, les Irakiens ne sont pas convaincus qu'ils vont récupérer leur souveraineté. Il appartient aux Etats-Unis et aux étrangers présents en Irak de faire la démonstration, de manière concrète, que leur scepticisme n'est pas fondé.
N. O. - Existe-t-il un risque de guerre civile en Irak?
L. Brahimi. - Ce risque existe, on ne peut le nier. L'Irak est un pays profondément fracturé. La débaassification et la déstructuration de l'armée ont conduit à bien des règle-ments de comptes. Il faut trouver un moyen de renforcer l'Etat irakien en évitant les injustices. La corde est raide. Et certains sont prêts à la sécession. Le président Bush a dit que tous les «résistants» à l'occupation n'étaient pas des terroristes. Il faut donc trouver un moyen de parler à ces opposants comme on l'a fait avec Moqtada al-Sadr. Et espérer que ceux qui se dressent contre les Américains et le Conseil de gouvernement saisiront la chance de participer à la conférence nationale de 1 000 personnes qui élira un Conseil national intérimaire et qui pourra alors, peut-être, jeter les bases d'une union sacrée irakienne.


Propos recueillis par Sara Daniel

(*) Secrétaire général adjoint de l'ONU, chargé des affaires irakiennes.

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