Un document exclusifsur la guérilla islamique
Irak : Mourir pour Zarqaoui
Grâce à deux vidéos internes à l’organisation islamiste irakienne Unification et Djihad, que «le Nouvel Observateur» a pu se procurer, Sara Daniel décrit le fonctionnement, les débats, les objectifs du groupe d’Abou Moussab al-Zarqaoui, l’ennemi public numéro un des Etats-Unis en Irak
De notre envoyée spéciale au Proche-Orient
Il est un de ceux qui ont tranché
la tête de Nicolas Berg, le premier Américain retenu en otage en
Irak. Sur la photo extraite de la vidéo où les bourreaux masqués
sont alignés derrière l’homme qui va mourir, c’est le premier
à la droite de Zarqaoui. Abou Anas al-Shami, un religieux jordanien,
est le plus proche compagnon de djihad de l’ennemi public numéro un des
Américains en Irak. C’est aussi l’un des théoriciens les plus
jusqu’au-boutistes de la guerre sainte dans «le pays des deux fleuves».
L’homme n’apprécie pas qu’on le traite de terroriste. A longueur de prêche,
il explique que les musulmans doivent l’excuser lorsque des civils irakiens
sont tués dans les attentats qu’il organise. Parmi les victimes, d’ailleurs,
Dieu reconnaîtra les siens: les coupables seront châtiés,
les innocents iront au paradis. Puisqu’une vie terrestre ne vaut rien, pourquoi
s’émouvoir de la perdre?
Mais ce jour d’avril 2004, pendant la bataille de Fallouja, si Abou Anas est
triste, c’est parce qu’il a perdu ses chaussures. Et pas n’importe quelles chaussures!
De pauvres sandales sans talons que le féroce Zarqaoui, le lieutenant
de Ben Laden, ne peut plus supporter de voir à ses pieds. «Abou
Anas, est-ce aujourd’hui que tu vas les jeter, tes savates?» Entre les
deux tueurs d’otages, c’était devenu depuis longtemps une plaisanterie
récurrente. Omar Hadid, le lieutenant de Zarqaoui à Fallouja,
qui avait été interviewé par «le Nouvel Observateur»
dans le bastion salafiste en juillet dernier, raconte ce qui dans l’épopée
hagiographique des «héros» du djihad irakien est devenu «l’épisode
des chaussures».
C’était le dernier jour de la «grande bataille de Fallouja».
Soudain, Omar Hadid a vu Abou Anas, qui se repliait en courant, tomber devant
lui, son lance-grenade à la main. Il était pieds nus. Il riait.
«Abou Qatab, j’ai besoin d’une unité de combattants pour aller
récupérer mes sandales. Abou Moussab [al-Zarqaoui] va être
tellement content que tu les aies enfin perdues. Mais c’est ma femme, Oum Anas,
qui me les a achetées à Médine!» «A cette minute,
raconte Omar Hadid qui, comme tous les exaltés du djihad, voit des signes
de la volonté d’Allah partout, nous n’avions plus une munition. Mais,
comme par miracle, la bataille s’est arrêtée.» Selon lui,
l’humour dont avait fait preuve Abou Anas à un moment dramatique montrait
qu’il était certain de l’issue de la bataille.
Ce récit figure dans un film interne à l’organisation de Zarqaoui,
Unification et Djihad, que «le Nouvel Observateur» vient de se procurer.
Il s’agit de l’oraison funèbre d’Abou Anas, l’alter ego de Zarqaoui en
Irak, mort le 16 septembre 2004 dans un bombardement américain alors
qu’il s’apprêtait à lancer une attaque contre la prison d’Abou
Ghraib. Ce film n’était pas destiné à être diffusé
sur les chaînes de télévision satellite. Il ne contient
aucun message pour l’Occident, mais il nous renseigne sur les débats
internes et la tactique de ce groupe qui s’est rassemblé autour de l’homme
le plus recherché de la planète avec Ben Laden. Celui qui, à
coups d’attentats sanglants et de décapitations, nargue la première
armée du monde. A quoi devait servir ce film? A édifier les djihadistes
et à montrer l’exemple à d’autres combattants irakiens. Comme
ce leader de Drapeau noir, un groupe affidé d’Unification et Djihad,
qui sanglotait en regardant l’élégie d’Abou Anas. Jamais, dans
ce film, on ne voit ni n’entend Abou Moussab al-Zarqaoui. Selon les membres
d’Unification et Djihad cela s’explique par la volonté de protéger
la cible numéro un des Américains dont ils ne possèdent
que de mauvaises et très anciennes photos.
Qui était Abou Anas al-Shami? A écouter ses camarades de guerre
sainte, le Jordanien avait deux passions dans la vie, le djihad et sa femme.
Lorsqu’il n’appelle pas à la guerre sainte ou ne psalmodie pas le Coran,
on l’entend chanter des romances sucrées sur Damas, la perle de l’Orient,
sur sa femme, et on le voit bercer ses enfants. Né en 1969 à Amman,
il a grandi en Arabie Saoudite. Il a le même maître que Zarqaoui:
Abou Mohammed al-Maqdisi. Cette star des théologiens radicaux est l’auteur
d’un livre, «La démocratie est une religion», qui est un
brûlot contre l’Occident et ses régimes démocratiques. Selon
lui, la démocratie est une hérésie que le Coran condamne.
Les citoyens des régimes démocratiques sont des infidèles
qu’attend une destruction prochaine.
Dès que les Américains attaquent l’Irak, Abou Anas, qui rentre
de Bosnie où il est allé combattre, s’y rend comme leader religieux
d’Unification et Djihad. Un de ses hommes, encore ému par le souvenir
de ce moment «magique», a assisté à la première
rencontre d’Abou Anas avec Zarqaoui, au lendemain de son arrivée en Irak.
A l’écouter, c’est Napoléon qui découvre son Murat: «On
aurait dit qu’ils se connaissaient depuis toujours. Ils s’aimaient comme des
frères. Tout de suite, ils ont commencé à faire des plans
de bataille.»
Zarqaoui charge alors Abou Anas d’aller arbitrer les conflits qui peuvent naître
entre les différents groupes de combattants. Entre les deux hommes, c’est
l’idylle. Jamais un désaccord. Sauf une fois. Abou Azam, un autre combattant,
a assisté à une discussion entre les deux hommes. Leur première
divergence sur la tactique à adopter. Zarqaoui voulait faire allégeance
à un groupe irakien, comme le lui avait conseillé son maître
Al-Maqdisi depuis sa prison, pour ne pas confisquer la lutte de libération
nationale. Mais Abou Anas, qui en avait assez de voir des groupes subalternes
qui ne connaissaient rien au combat s’attribuer tous les attentats, voulait
faire la publicité de son groupe à la télévision.
C’est Zarqaoui qui a cédé. Après avoir obtenu l’autorisation
du Conseil des Moudjahidin de Fallouja, Unification et Djihad revendique ses
premiers attentats.
Sous ce nom générique, qui a servi à de nombreux groupes
par le passé, Zarqaoui a fondé une véritable «coalition»
de mouvements djihadistes, dont certains comme Ansar al-Islam, Ansar al-Sunna
ou l’Armée de Mohammed, continuent d’agir sous leur nom d’origine mais
sont tous contrôlés par lui (1). En avril 2004, Abou Anas publie
sur internet le récit de la bataille de Fallouja. Il explique pourquoi
le sanctuaire des djihadistes est devenu ce qu’il est: «Après une
année de combat, nos caches étaient découvertes et plusieurs
leaders avaient été arrêtés. Alors nous avons décidé
de faire de Fallouja une place imprenable!»
Et ils y arrivent. Alors que les Américains se retirent et confient la
police à d’anciens généraux baasistes, les moudjahidin
de la ville, aidés par le groupe de Zarqaoui, en profitent pour instaurer
un véritable émirat salafiste. Ils font régner la terreur.
A cette époque, Omar Hadid est le prince guerrier de la ville, Abdullah
al-Janabi, qui est aujourd’hui retourné à Fallouja, en est le
chef spirituel. Dans sa mosquée, où nous l’avions interviewé
en juillet dernier, tandis que les corps des combattants tués recevaient
un dernier hommage, il nous avait fait un récit très personnel
de la bataille de Fallouja, décrivant les araignées géantes
qui étaient venues au secours des moudjahidin.
C’était aussi à Fallouja qu’avaient été planifiées
les premières décapitations, comme celle de Nicolas Berg ou du
Coréen Kim Sun-il. En six mois, Unification et Djihad aura revendiqué
près de dix exécutions. Pendant sept longs mois, jusqu’à
la seconde bataille de Fallouja, en novembre 2004, le groupe de Zarqaoui et
d’autres ont pu organiser à partir de la ville bon nombre d’attaques
suicides qui ont ensanglanté tout le pays sous l’oeil impuissant des
Américains.
Dans un autre passage de la vidéo, un «combattant» raconte
l’incroyable épisode de l’arrestation manquée du bras droit de
Zarqaoui. Peu après le premier siège de la capitale des insurgés,
Abou Anas et l’un de ses camarades sont interceptés et contrôlés
par les Américains à un check-point sur la route d’Al-Jazira:
«Il parle bien l’anglais, alors il leur a dit que nous avions besoin de
nos armes pour nous défendre dans ce pays dangereux et ils ont fini par
nous relâcher!» Photos périmées, incapacité
à repérer les accents: les forces de la coalition n’avaient donc
aucun moyen d’identifier l’un des hommes les plus recherchés d’Irak sur
une des routes les plus surveillées du pays. Ce compagnon de lutte qui
raconte l’arrestation est l’un des derniers à avoir vu Abou Anas vivant:
«Lorsque je lui ai dit au revoir, j’ai vu la lumière du martyr
sur son visage. Je l’ai prié de m’attendre pendant que j’allais demander
à Zarqaoui la permission de l’accompagner. Mais il a refusé, pour
que le djihad ne nous perde pas tous les deux en même temps. Alors, je
l’ai embrassé et lui ai demandé en pleurant de me secourir lorsqu’il
serait au paradis.»
Le lendemain, le convoi des combattants s’achemine hors de Fallouja. Sur le
film, on voit l’un des pick-ups du groupe chargé d’une mitrailleuse lourde
emprunter tranquillement une route principale: «J’ai essayé de
dissuader Abou Anas d’y aller, explique un de ceux qui devaient participer à
l’opération. Nous avions l’air faibles. Mais il voulait être un
martyr. Libérer nos frères et nos soeurs torturés à
Abou Ghraib. Mourir devant les portes de la prison. A la fin, tout le monde
pleu-rait.» C’est alors qu’Abou Anas, pour consoler son ami, lui aurait
fait part de la grande nouvelle: après des années de méfiance
et de rivalités, Ben Laden serait sur le point d’adouber Zarqaoui.
Abou Anas, bien sûr, ne savait pas qu’il ne pourrait pas mener à
bien son «opération» mais le film montre clairement qu’il
savait qu’il allait se battre jusqu’à la mort. Comment expliquer que
l’un des piliers du groupe de Zarqaoui décide de se sacrifier dans une
opération suicide? Pourquoi ne pas envoyer un de ces supplétifs,
candidats au martyre, qui font le voyage de Syrie ou d’Arabie Saoudite pour
avoir l’honneur de mourir en Irak? C’est que l’imam Abou Anas al-Shami prêche
par l’exemple. Il sait que sa mort suscitera mille vocations. Une propagande
par les faits qui explique pourquoi la plupart de ces opérations suicides
sont filmées.
Dans la nuit quatre missiles américains ont touché la maison où
dormaient Abou Anas et ses hommes avant l’opération d’Abou Ghraib. Les
survivants se sont enfuis à la nage vers Fallouja. Une des dernières
images de la vidéo qui lui rend hommage montre son cadavre bien conservé:
le signe de la sainteté. Deux mois plus tard, les Américains lancent
le deuxième assaut sur Fallouja. Une autre vidéo remise au «Nouvel
Observateur» montre le leader de l’Unité d’Abou Ghraib au sein
du Bataillon du clairvoyant, du groupe Unification et Djihad, en opération
autour de Fallouja pendant la bataille. C’est un salafiste, ex-spécialiste
des mortiers dans l’armée de Saddam. Certains de ses hommes ont relevé
les coordonnées de toutes les cibles à atteindre. D’autres font
le point au compas. D’autres encore s’affairent au lancement à la fois
laborieux et impressionnant des missiles sol-sol Grad, d’origine russe. Les
hommes se livrent à une analyse psychologique de l’ennemi: «Vous
avez remarqué, à chaque fois que les Américains entendent
le muezzin, ça les énerve et ils nous frappent plus fort»
, puis à des digressions bucoliques sur la beauté de la nature
irakienne et le chant des oiseaux. On les entend éclater de rire: «Ils
disent qu’on est assiégés, mais regardez comme on circule librement.
Et en voiture!»
Ce sont donc ces groupes disparates de moudjahidin en sandales, dispersés
dans la campagne irakienne, qui harcèlent les soldats de l’armée
américaine. Le pilonnage de Fallouja, ville dévastée par
les bombes, a-t-il réussi à porter un coup fatal à la guérilla
antiaméricaine? La pacification de la capitale du djihad a eu pour conséquence
de disperser les chefs des moudjahidin et des preneurs d’otages. Deux mois et
demi après la bataille, la plupart de ceux que nous avions interviewés
avant le siège de la ville et qui n’ont pas été tués
sont désormais à Bagdad. Les Américains, qui établissent
des listes par quartier des nouveaux arrivés dans la ville, ont pu, de
cette façon, arrêter certains des chefs de guerre. Mais la bataille
de Fallouja a aussi poussé la «résistance» à
s’unir. Les exégètes de la phraséologie zarqaouiste ont
noté que, dans ses diatribes, l’ennemi numéro un des Américains
en Irak avait cessé de s’en prendre comme auparavant aux groupes baasistes
de combattants. Un membre du groupe Unification et Djihad nous a aussi expliqué
que certains des communiqués étaient désormais rédigés
en collaboration avec les différents groupes qui se sont retrouvés
à Bagdad. Ce que confirme un cliché pris par le photographe du
«Nouvel Observateur» montrant des membres du groupe de Zarqaoui,
de l’Armée islamique d’Irak et de Drapeau noir lancer un ultimatum au
Premier ministre intérimaire Allaoui.
Aujourd’hui, Mazen, le second d’Omar Hadid, le chef des moudjahidin de Fallouja
tué en novembre dernier, promet une lutte sans merci aux nouveaux infidèles
musulmans arrivés au pouvoir par la force des bombes américaines.
A l’écouter, le djihad a de beaux jours devant lui: «Nous étions
retranchés à Fallouja pour défendre la ville contre les
assauts des Américains. Maintenant, nous sommes libres de préparer
des attaques dans chaque gouvernorat d’Irak. Et de lancer le djihad contre les
chiites qui usurpent le pouvoir!»
(1) Voir le livre de Jean-Charles Brisard: «Zarkaoui, le nouveau visage d’Al-Qaida», Fayard, 340 p., 20 euros.
Sara Daniel