Reportage Irak
Article rédigé en avril 2004
Partout la rage de la guérilla se nourrit des images des morts et des blessés de la veille
LE PIEGE DE FALLOUJA
Malgré des combats acharnés, les marines ne sont pas venus
à bout d'une guérilla où se côtoient désormais
islamistes, partisans de Saddam et combattants étrangers. Sara Daniel
raconte comment la ville rebelle est devenue aux yeux des Irakiens le symbole
du refus de l'occupation américaine...
Exténué et hagard, le docteur Ibrahim traverse l'antichambre
de la mosquée Abou Hanifa de Bagdad, où il est venu chercher du
sang et des médicaments. A 28 ans, ce jeune médecin est l'un des
chirurgiens les plus brillants de sa génération. Dans la grande
pièce surpeuplée où les fidèles se pressent pour
apporter leurs dons, on ne voit que lui. Son regard de braise et ses traits
tirés. Il arrive de Fallouja. Il y retournera ce soir. Pendant une semaine,
il nous appellera toutes les trois heures pour rendre compte de ce qui se passe
dans sa ville natale. Son ton est monocorde, son anglais, parfait. Un récit
sans adjectifs. Les minutes d'un massacre.
A Fallouja, ville fantôme où les snipers américains sont
postés sur les toits de chaque pâté de maisons, les habitants
sont prisonniers chez eux. Impossible de sortir. Ceux qui s'y sont risqués
gisent encore sur les trottoirs. Dimanche dernier pendant le «cessez-le-feu»,
le docteur raconte qu'il a essayé de ramasser plus de 10cadavres abattus
d'une balle dans la tête ou dans le coeur. De nouveaux morts qui sont
venus s'ajouter à ceux qui pourrissaient déjà sur les trottoirs
ou sur les perrons des maisons. «Il y avait ce vieil homme abattu dans
son jardin et cette femme à la porte qui me suppliait de m'occuper du
corps de son mari. Cela faisait deux jours qu'il gisait là, devant elle.»
Dans le stade de la ville, réquisitionné à cet effet, les
morts sont enterrés les uns sur les autres, faute de place. «Avant-hier,
j'ai vu une voiture touchée par le missile d'un hélicoptère
Apache. A l'intérieur, il y avait quatre corps carbonisés. Sur
le capot, le cadavre d'une petite fille de 5 ans. Je n'ai même pas pu
les emmener. Lorsque nous nous sommes approchés, le chauffeur de notre
ambulance a été atteint à l'épaule.» Loin
des quartiers où sévit la guérilla, une famille de 12personnes
a été pulvérisée par une bombe. «J'ai mis
la matinée à recomposer les cadavres», soupire le docteur
dont la voix se brise. Il a pris des photos de chaque tas de viscères
«pour qu'on sache ce qui s'est passé ici». «Voilà
ce qui jonche le sol de Fallouja», se reprend-il en brandissant un morceau
de shrapnel récupéré à côté du corps
d'un de ses ambulanciers, «des obus qui explosent avant d'avoir touché
leur cible, dans tous les sens et à hauteur d'homme. Des armes illégales
qui tuent des civils».
Selon le jeune chirurgien qui a fait le tour des hôpitaux de la ville,
Fallouja compte plus de 600morts, 1224blessés dont 153 femmes, 58 enfants
de moins de 5 ans et 83 jeunes âgés de 5 à 15 ans. Sans
compter les morts enterrés dans les jardins ou ceux que l'on garde dans
les maisons. Le docteur Ibrahim ne tenait pas à être médecin:
«J'aurais préféré le design ou l'architecture.»
Ses résultats scolaires et l'insistance de son père, professeur
de littérature, le conduisent à devenir chirurgien. Pendant la
dernière guerre, il passe 55 jours enfermé dans l'hôpital
de Medical City. «Les scènes que je viens de voir à Fallouja
me rappellent les pires moments que j'ai vécus à cette époque-là.
Et, même alors, les conditions étaient meilleures. Jamais nous
n'avons dû, comme aujourd'hui, opérer à la chaîne
dans des chambres sales où les morceaux de cadavres s'entassent sans
désinfectants ni analgésiques.» Au lendemain de la guerre,
avec quelques collègues il administre le ministère de la Santé.
Distribue les salaires des milliers de médecins de Bagdad. Diligente
des enquêtes sur les zones contaminées à l'uranium. Tente
de reloger les Arabes chassés par les Kurdes, dans le Nord. Puis les
exilés sont rentrés au pays et ont occupé les postes ministériels:
«Ils m'ont renvoyé chez moi avec une médaille!»
Le brillant médecin vient d'obtenir une bourse pour suivre un doctorat
à Londres. Mais il hésite. Doit-il comme tous ses jeunes collègues
qui ont de l'ambition quitter le pays et abandonner les siens? Ou rejoindre
sa tribu de Fallouja qui lutte contre «l'envahisseur»? Ses parents
le poussent à partir, mais les cadavres de Fallouja le hantent. Il y
a eu la mort de son cousin, tué par les soldats américains. Et
les injustices d'une armée d'occupation de plus en plus brutale au fur
et à mesure que la «résistance» se renforce: «La
lutte armée en Irak a besoin d'un parti politique. Un peu comme le Sinn
Fein en Irlande. J'aimerais contribuer à sa création.»
Depuis une semaine, dans plusieurs quartiers de Bagdad comme Al-Adhamia ou Al-Khazalia,
les batailles de rue font rage. Impossible aujourd'hui de se rendre dans la
maison du médecin.5 chars américains ont coupé l'autoroute
qui y mène. Près du barrage de l'armée, une fusillade éclate.
Des tirs de mortier. Et des moudjahidine armés de lance-grenades qui
s'enfuient dans leurs voitures. Tandis que les automobilistes, résignés,
font tranquillement demi-tour... A Khazalia, c'est un char Abrams qui flambe.
Pour anéantir cette machine de guerre inexpugnable qui dévie la
trajectoire des obus, les «résistants» ont fait sauter un
pont qui s'est écroulé sur lui. Les soldats ont dû attendre
le matin pour porter secours à leurs camarades blessés à
l'intérieur de l'épave. Hier soir, les Américains ont mitraillé
le quartier du médecin après qu'un véhicule blindé
a été touché par la «résistance». Sa
vieille voisine a été tuée.
Partout, la rage de la guérilla se nourrit du récit des réfugiés
et des blessés de Fallouja qui affluent à Bagdad. Dans un des
hôpitaux d'Al-Adhamia gît Mohammed Numuvavy, 12 ans, qui a perdu
une jambe lorsque sa maison située dans le quartier d'Al-Jawlan, à
Fallouja, a été atteinte par des bombes à fragmentation.
Demain, son autre jambe gangrenée devra être amputée. Mohammed
ne sait pas encore que les 24 membres de sa famille qui vivaient avec lui à
Fallouja ont tous été tués. Asla, 54 ans, a dû s'enfuir
avec sa fille Intesar et son petit-fils d'un an et demi, Houdaï, lorsque
sa maison du quartier d'Al-Askari a été bombardée par un
tank. Elle a été touchée par un sniper alors qu'elle courait
dans la ruelle qui longe sa maison. Dans le jardin de la mosquée d'Abou
Hanifa, on enterre 2 enfants, tués au moment où leurs familles
tentaient de fuir la ville.
A Fallouja, le docteur Ibrahim a assisté à une partie des négociations
qui ont conduit au cessez-le-feu. Il n'est pas très optimiste: «Il
y avait beaucoup de cris, de disputes. Un grand nombre de combattants n'étaient
pas favorables à la trêve. Ils pensaient que les Américains
en profiteraient pour reprendre des forces. Et que cela affaiblirait la détermination
des "résistants".»
C'est le Parti islamique irakien, représenté au Conseil de Gouvernement,
qui a pris l'initiative de la négociation. Membre du bureau politique
de ce parti, le docteur Ala, qui a rédigé son testament avant
de se rendre à Fallouja pour parlementer avec les insurgés, reconnaît
que son convoi a été attaqué par la guérilla. Il
affirme aussi avoir vu un grand nombre de chars américains détruits
et des morts: «J'ai clairement réalisé que les Américains
minimisent leurs pertes.» Mais les grands cheikhs de Fallouja n'ont pu
garantir que la trêve serait respectée. Ils ne contrôlent,
selon lui, que de 60 à 80% de la résistance. «Lorsque nous
avons rapporté cela à Paul Bremer, il nous a dit que leurs forces
répliqueraient massivement si elles étaient attaquées.
Nous l'avons mis en garde. Bien sûr, ils ont les moyens d'écraser
Fallouja et ses 300000habitants. Mais s'ils commettent une erreur ici, alors
c'est tout l'Irak qui deviendra comme Fallouja.»
Selon le docteur Ibrahim, le siège de la ville a unifié la résistance:
«Tous les groupuscules qui agissaient jusqu'ici dans leur coin se sont
rassemblés. Aujourd'hui, je peux vous l'assurer, la résistance
a une tête, une structure. Comme une véritable armée»
Et, à l'entendre, les anciens Fedayin de l'armée de Saddam, qui
représentent moins de 10% des combattants, travaillent désormais
main dans la main avec les salafistes.
Depuis peu, le jeune chirurgien, malgré la désapprobation de sa
famille de tendance plutôt libérale, a rejoint ce groupe religieux
rigoriste qui selon lui représente 60% de la population de Fallouja.
Un salafisme éclairé, plus porté sur le combat que sur
la stricte obédience d'un code jugé trop restrictif. «Nous
sommes des gens éduqués, avocats, médecins et intellectuels,
nous serrons la main des femmes et ne sommes pas obsédés par la
longueur de nos dishdashas, explique le jeune homme qui ne porte qu'un soupçon
de barbe, mais il nous faut bien défendre l'islam qu'ils veulent anéantir»
Il y a aussi les «combattants étrangers», qui seraient nombreux
dans la ville. «Nous les avons fait venir d'un peu partout parce que ce
sont des spécialistes des guérillas urbaines», explique
le médecin, qui hausse les épaules en riant lorsqu'on évoque
Al-Qaida dont on n'avait jamais entendu parler ici avant que les Américains
n'envahissent le pays.
Comment explique-t-il la sauvagerie du meurtre des 4agents de sécurité
américains qui a précédé le siège de la ville?
«C'est un acte barbare. Mais il faut que vous compreniez. Chaque habitant
de Fallouja a eu un proche exécuté ou arrêté par
les Américains. Nous sommes en guerre et ces gens armés n'étaient
pas des civils. Nos fedayin les ont tués et personne n'est venu chercher
les corps. Alors des gosses un peu primaires et désoeuvrés ont
charcuté leurs cadavres. C'est affreux. Mais c'est aussi affreux de voir
que pour les Américains la mort de quatre agents de sécurité
exige que l'on verse le sang de centaines de femmes et d'enfants. Comme si leur
vie valait plus que celle des nôtres. Vous reconnaîtrez que l'équation
est obscène.» Le docteur Ibrahim déteste Saddam, qu'il rend
responsable du chaos que connaît aujourd'hui son pays. Il est exaspéré
de voir que l'on présente les habitants de Fallouja comme des thuriféraires
du dictateur. Selon lui, si Fallouja est devenue l'épicentre de la résistance
c'est en raison du caractère de ses habitants. «Nous sommes fiers
et durs, c'est vrai. Un peu comme les Spartiates en Grèce.» Malgré
les images de ces corps déchiquetés qui défilent sans cesse
devant ses yeux, malgré les larmes de sa mère, qui lui dit adieu
chaque fois qu'il part dans la ville maudite, le jeune chirurgien est heureux
de voir l'Irak enfin unie: «Aujourd'hui, tout mon pays, du Sud au Nord,
est déterminé à combattre ceux qui sont venus pour nous
"libérer" en assassinant nos femmes et nos enfants. Les Américains
vont gagner la bataille, mais en assiégeant Fallouja ils ont perdu la
guerre.»
Sara Daniel