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Reportage Jordanie

Article rédigé fin septembre 2001

Sara Daniel

« L’événement agit comme un électrochoc »

 

Sous le signe de l’Intifada

Rares sont les Jordaniens qui espèrent qu’après les attentats de New York les Etats-Unis vont faire pression sur Sharon pour qu’il arrête le cycle de la répression en Cisjordanie et à Gaza De notre envoyée spéciale en Jordanie, Sara Daniel

 

 

«C’est merveilleux, cette fumée, finalement New York n’est qu’un décor de carton-pâte. Ben Laden nous a vengés!» A Amman, dans le camp de Baqaa, qui rassemble 150 000 Palestiniens, les premières réactions aux attentats contre les Etats-Unis ont choqué et surpris ceux qui n’avaient pas mesuré la rancœur et l’humiliation du peuple arabe depuis la guerre du Golfe. Mais Rami, professeur d’anglais, 22 ans, déplore ces explosions de joie: «Nous Palestiniens, nous sommes les pires imprésarios de notre cause. Depuis l’Intifada, l’opinion occidentale avait commencé à nous soutenir. Aujourd’hui on va de nouveau nous haïr.»
Un petit groupe s’est rassemblé devant Hamas, le café d’Abdel Khader al-Amis, un barbu d’une cinquantaine d’années. C’est le héros local. Il y a quelques mois il a réussi à traverser le Jourdain avec ses armes pour aller se battre contre les Israéliens. Lorsqu’il a finalement été arrêté, Tsahal l’a remis aux autorités jordaniennes. Ce sont les Jordaniens, explique-t-il, qui se sont chargés de le faire parler. Selon lui, en Jordanie, les Palestiniens se sentent doublement bafoués: «Rappelez-vous qu’Abdallah, le premier roi hachémite, s’est entendu avec les Anglais pour vendre notre terre. Les Jordaniens sont nos ennemis, comme tous les dirigeants des pays arabes à la solde des Américains. Tout le monde nous a trahis, même les nôtres.»
Une fois n’est pas coutume, en rendant les Américains responsables de leur propre malheur, le jeune roi Abdallah de Jordanie a exprimé l’opinion de la majorité de son peuple. «Si les Etats-Unis avaient résolu les problèmes du Moyen-Orient et surtout la question israélo-palestinienne, je doute que ces attentats aient eu lieu», a-t-il déclaré. Les Américains ne s’attendaient pas à ce que cette sévère mise au point émane du souverain hachémite, un de leurs plus fidèles alliés dans la région. Mais le jeune roi et son peuple n’auront pas continué longtemps à parler d’une seule voix. Très vite chacun a repris sa place. Celui que les Jordaniens ont baptisé avec mépris «l’Occidental», parce que sa mère est anglaise et qu’il parle bien mieux l’anglais que l’arabe, s’est empressé de rappeler sa fidélité indéfectible aux Etats-Unis. Et dans les rues, la foule attablée aux cafés qui diffusaient les images de CNN a très vite cessé de siffler Arafat le «traître» filmé en train de donner son sang pour racheter les cris de joie de ses compatriotes. Car les services de renseignement avaient recommencé à quadriller le pays. Quelques heures après l’attentat, les treize camps de réfugiés palestiniens que compte le pays étaient soigneusement bouclés. Le roi redoute l’explosion. La population jordanienne est amère. La démocratisation promise n’a pas eu lieu. Le traité de paix conclu avec Israël a du mal à passer. Les Palestiniens auxquels on a donné la nationalité jordanienne sont aujourd’hui majoritaires dans le pays. Nulle part ailleurs dans le monde arabe la division entre gouvernants et gouvernés n’est aussi aiguë. Et le souvenir de Septembre noir, quand l’armée lançait contre la résistance palestinienne une offensive qui s’est soldée par 4 000 morts, reste pour tous les Jordaniens un véritable traumatisme national.
Inquiet par la nouvelle Intifada, le roi a pris les devants au prix de quelques entorses aux libertés publiques. Les élections ont été repoussées à l’année prochaine et, en l’absence de parlement, le gouvernement légifère par décrets.
Au mécontentement larvé s’ajoute la tension entre Palestiniens et Jordaniens «de souche». A Amman, la capitale, 80% des habitants sont palestiniens. Ils se plaignent de discriminations à l’université et de leur sous-représentation politique. Dans les camps, chacun peut témoigner de ses démêlés avec les services de renseignement dont le siège, à Amman, a été baptisé ironiquement «Hôtel Palestine».
Rafat Ali, 26 ans, le gardien de but de l’équipe du camp de Wardat, le Barthez palestinien, raconte les insultes que son équipe doit essuyer au cours des matchs: «Ils crient "Sharon, tue-les tous"!» Les Palestiniens soupçonnent Sharon de pilonner la Cisjordanie pour encourager l’exode des populations vers la Jordanie. Le spectre de «l’option jordanienne» – une vieille idée israélienne, qui consisterait à transformer la Jordanie en un Etat palestinien – resurgit. C’est la hantise du roi. Pour les Palestiniens de Jordanie qui n’entendent pas renoncer à la création d’un Etat en Cisjordanie et à Gaza, même s’ils ne comptent pas utiliser leur droit au retour, comme pour les Jordaniens de souche qui n’envisagent pas de se fondre dans une entité palestinienne, cette option est évidemment inacceptable. Mais la question démographique est aujourd’hui redevenue une obsession nationale.
Après les attentats de Manhattan, rares sont ceux qui se laissent aller à l’optimisme. C’est pourtant le cas de Rami, dans le camp de Baqaa: «L’événement agit comme un électrochoc, explique-t-il. Les Américains vont augmenter leur pression sur Israël pour qu’on aboutisse à un accord de paix. C’est leur seule chance de redorer leur image dans la région…»
Mais dans son ambassade d’Amman qui a des allures de bunker, protégée par des cars de militaires jordaniens armés de kalachnikovs, l’ambassadeur d’Israël affiche, lui, une belle assurance: «Les Américains ne prendront aucune distance par rapport à leur allié principal, Israël. Ce serait perçu comme une capitulation devant Ben Laden. Aujourd’hui les Israéliens ont les mains libres.»

Sara Daniel

 

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