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Sept ans de règne pour Mohammed VI


Le monarque funambule

On le croyait au-dessus des jeux de cour qu'affectionnait son père... Mais rien n'a changé au palais. Portrait d'un souverain dont la volonté de réforme se heurte au péril islamiste

Il est le roi des paradoxes. D'un côté, sa majesté Mohammed VI tolère les unes « royalement incorrectes » de la presse marocaine. «Faut-il amnistier Hassan II?», s'interroge par exemple « le Journal hebdomadaire », tandis que « Tel quel » a l'impertinence de suggérer que le roi, piètre orateur, s'équipe d'un prompteur pour lire ses discours... Et de l'autre, le monarque laisse organiser des procès en diffamation qui ne trompent personne et qui se soldent par des amendes exorbitantes destinées à asphyxier ces mêmes journaux, les plus libres et les plus revigorants du Maroc. D'un côté, il y a le touchant spectacle des victimes des exactions du régime monarchique de feu son père Hassan II, qui détaillent à la télévision les tortures qu'elles ont subies. De l'autre, les islamistes, arrêtés par milliers depuis les attentats du 16 mai 2003, tenus au secret, voire torturés, dans les centres de détention des services secrets marocains. Côté pile, une des mesures les plus courageuses prises par un chef d'Etat arabe : la réforme du Code de la Famille qui a déjà amélioré le statut de la femme marocaine. Côté face, un système judiciaire opaque et sclérosé.


« M6 » est ce roi funambule qui se tient en équilibre entre des univers que tout oppose. Celui de l'élite francophone formée au lycée Descartes qui fréquente les boîtes branchées de Marrakech et rêve de grands projets comme le futur complexe portuaire Tanger-Méditerranée. Et celui des bidonvilles de Sidi Moumen à Casablanca, des villages sans électricité qui s'islamisent à grande vitesse. Parfois d'ailleurs il arrive que ces deux mondes se rejoignent. Dans la personne de Nadia Yacine, par exemple. Passée par le lycée Descartes, la fille du leader de Justice et Bienfaisance, le principal mouvement islamiste du Maroc, invoque les songes prémonitoires des fidèles de son père pour annoncer tranquillement la fin de la monarchie marocaine, «un système» qui, à la lire dans la presse, «ne conviendrait pas au Maroc»...
Mais la complexité de la société marocaine ne suffit pas à rendre compte de la schizo-phrénie royale. Comment expliquer les atermoiements d'un pouvoir qui promeut d'abord la liberté d'expression, et décide ensuite de la restreindre... Et finit par autoriser qu'on commente sa censure. Dans les premières années du règne de « M6 », ceux qui voulaient continuer à voir en lui le fer de lance de la transition démocratique opposaient les grognards de son père aux jeunes quadras qui voulaient moderniser le pays. Des tiraillements entre ces deux clans proviendraient toutes ces incohérences, ces bonds en avant suivis d'autant de coups de frein rétrogrades. Selon Aboubakr Jamaï, le directeur du « Journal hebdomadaire », qui vient de faire les frais d'un de ces revirements royaux, cette explication n'est plus recevable après sept années de pouvoir : «Mohammed VI a limogé Driss Basri, le ministre de son père, alors il aurait aussi bien pu se débarrasser des autres, les généraux Ben Slimane ou Laanigri. La vérité, c'est que les nouveaux venus qu'il a nommés, comme Al-Himma, le ministre de l'Intérieur délégué, ne sont guère différents de l'ancienne génération.»
Jusqu'où le roi peut-il ouvrir le jeu sans mettre en danger les fondements mêmes du régime ? Tandis que le journal « Tel quel » se permet de publier le salaire du roi et de chiffrer le train de vie de la maison royale, le cheikh Yacine, leader des islamistes marocains, appelait le jeune monarque à restituer au peuple les biens qui lui avaient été dérobés. Et les « sécuritaires » du régime surveillent avec inquiétude ces zones urbaines ravagées par le chômage et l'islamisme radical d'où pourrait provenir un soulèvement fatal. Pris entre sa volonté de changement et la peur d'une déstabilisation, le roi ne peut aller jusqu'au bout de ses impulsions.
L'instauration de l'Instance Equité et Réconciliation (IER) illustre parfaitement cette contradiction. Créée par le roi en 2004 pour faire la lumière sur les « années de plomb » de l'ère Hassan II, la commission a épluché plus de 16 800 dossiers et entendu 200 victimes. Son président Driss Benzekri, un ancien marxiste, qui a passé dix-sept ans en prison après avoir été torturé dans le centre de détention de Derb Moulay Chérif, à Casablanca, a ainsi pu interroger son tortionnaire. Cet effort de mémoire et de réparation est une première dans le monde arabe. Mais les victimes s'attendaient à des excuses qui ne sont pas venues. Motif invoqué : la raison d'Etat interdit que soient nommés les principaux tortionnaires, dont certains sont toujours en poste, pour ne pas déstabiliser la monarchie... L'IER n'a pas non plus éclairé les circonstances de la mort de Ben Barka. Quant aux recommandations de l'Instance, Benzekri reconnaît qu'«elle n'a pas les moyens de les mettre en oeuvre» et que «le cercle de la transition démocratique interminable doit être brisé».
Mais voilà, en sept ans, Mohammed VI a pris goût au pouvoir. Le jeune homme timide, qui avait l'air d'exercer sa fonction comme à regret, a découvert la véritable aura que lui confère son statut de monarque absolu. Un diplomate raconte qu'en recevant certains dirigeants occidentaux il se laisse parfois aller à leur rappeler que leurs pouvoirs respectifs ne sont pas soumis aux mêmes échéances... Et puis son caractère s'est affirmé. Au palais, l'aréopage de ses proches conseillers et de ses anciens copains du collège royal redoute désormais ses manifestations d'impatience. Une mauvaise humeur du roi et c'est toute la géographie du pouvoir marocain qui se trouve bouleversée. La disgrâce peut conduire à l'exil. Les bannis sont privés des fêtes nomades et des voyages royaux. Alors, dans ce cénacle, on évalue sa cote à un mot gentil, un regard appuyé. «Un peu comme au temps de son père, lorsque l'on mesurait la faveur de chacun en chronométrant les poignées de main », se souvient un connaisseur de la monarchie.
Dans leurs salons, les fringants quadragénaires qui forment la garde rapprochée de « M6 » exposent encore des photos les montrant agenouillés en train de baiser la main de leur ancien camarade de collège. Comment résister pendant sept ans à ces témoignages d'adoration quand on est de surcroît le « commandeur des croyants » ? Comment ne pas succomber à la splendeur des palais, à la grandeur des fantasias où les sabots des chevaux sont dorés à l'or fin ? Peut-être les déçus du monarque ont-ils trop cru à cet air rêveur qui passait pour un souverain mépris du système de cour qui, disait-on, l'avait écrasé. «Nous sommes tous nés avec la hiba, cette peur révérencielle pour la monarchie. Même moi, j'ai mis du temps à m'en dégager», reconnaît Ahmed Benchemsi, le directeur de « Tel quel », dont les éditoriaux mettent pourtant, chaque semaine, à rude épreuve la patience du palais. Le jeune journaliste regrette que le mode de gouvernance n'ait pas changé depuis Hassan II : «Tous les ministres du gouvernement sont doublés par des ministres de tutelle. Quant au Premier ministre, Driss Jettou, les conseillers du roi ne le prennent parfois même pas au téléphone...»
Sous le règne de Mohammed VI, le pouvoir semble être une chose trop sérieuse pour être confiée au gouvernement. Fait exceptionnel au Maroc, le patron des patrons marocains est allé jusqu'à se plaindre publiquement du sort réservé au Premier ministre... Il faut dire que l'ancienne classe politique dont est issu le gouvernement, fragmentée en 17 partis, est totalement décrédibilisée. Cassée par Hassan II, elle a fait allégeance à son fils sans y mettre aucune condition. Résultat : un sondage réalisé par le journal marocain « l'Economiste » montre que 95% des jeunes ne croient plus à la politique...
Patron de Lowe Shem's, la première agence de publicité du pays, Noureddine Ayouche est un représentant de la nouvelle société civile. Depuis quelque temps, il a l'oreille du roi qui sollicite souvent son avis. Il ne fait pas mystère du dédain royal pour les partis et le gouvernement : «Le roi a été déçu par la timidité du gouvernement. Les ministres n'ont pas su s'imposer. Et c'est pour cela que le roi a dû gouverner à leur place... Ce sont deux ou trois partis forts que «M6» aimerait avoir en face de lui.»
Pour circonvenir les incompétents, Ayouche recommande au roi de dialoguer avec le Parti Justice et Développement (PJD), organisation d'obédience islamique mais modérée. Le palais royal encourage donc ses cadres à se présenter dans toutes les circonscriptions. Et selon les spécialistes de la vie politique marocaine, le PJD pourrait bien remporter les prochaines élections législatives de 2007. Cette stratégie - jouer la carte d'un islam tempéré pour couper l'herbe sous le pied des fondamentalistes - est appuyée par le Département d'Etat américain. Saâd Othmani, le leader du PJD, passe pour un habile politicien. Il vante le modèle turc. Du coup, « M6 » envisage de composer avec lui en 2007. Un scénario qui inquiète la fraction la plus sécuritaire de l'élite francophone, traumatisée par les dérives passées du voisin algérien. Bien sûr, Nadia Yacine, la pasionaria d'un islam rigoureux, n'affiche que mépris pour les calculs prudents du PJD «qui finira par devenir le paillasson du palais royal...» Effrayés par le poker menteur des Américains, les décideurs économiques, eux, semblent se préparer au pire. «Avec les islamistes au gouvernement, nous serons obligés d'installer des garde-fous. Il faudra les encadrer dans une coalition qui nous permettra de les renverser s'ils franchissent les bornes. Et qu'on ne vienne pas ensuite nous reprocher notre manque de démocratie!» prévient le directeur d'une grande entreprise nationale.

Sara Daniel

 

Fortune royale
Selon l'hebdomadaire « Tel quel », le salaire du roi est de 36 000 euros mensuels. A cette rémunération de base s'ajoutent 170 000 euros correspondant aux pensions versées au roi et à ses frères et soeurs. Selon la même source, le palais emploie 1 100 salariés (dont 300 permanents au cabinet royal), soit une masse salariale annuelle d'environ 68 millions d'euros. Les rémunérations des conseillers royaux, comme celles des membres du gouvernement, sont d'environ 5 500 euros par mois. Quant à la fortune personnelle - mobilière et foncière - de Mohammed VI, comme de ses frères et soeurs, «elle s'élèverait à environ 4,5 milliards de dollars», selon le magazine américain « Forbes ».

Sara Daniel

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