14 500 « suspects » dans les oubliettes de l'Amérique
Tortionnaires sans frontières
La lutte contre le terrorisme rend obsolètes les protections juridiques assurées aux prisonniers de guerre par les conventions de Genève : forte de cette certitude, l'administration Bush a décidé que les services secrets américains avaient le droit d'enlever des « suspects » où bon leur semble, de les détenir au secret et de les transférer pour interrogatoire dans des pays où la torture a libre cours
Ce jour-là, il avait d'abord pensé envoyer dix avions pour attaquer les Etats-Unis. Khalid Cheikh Mohamed, le planificateur des attentats du 11-Septembre, a confessé aux agents de la CIA qu'il voulait aussi attaquer la côte Ouest, l'Etat de Californie et celui de Washington. Neuf des dix avions se seraient écrasés sur leurs cibles. Le dixième, c'est lui qui l'aurait piloté. A bord, il aurait tué tous les hommes adultes, puis il aurait contacté les médias et se serait posé sur un aéroport américain. Là il aurait fait un discours pour dénoncer la politique américaine au Moyen-Orient, avant de relâcher les femmes et les enfants. Mais Ben Laden a finalement jugé le plan de Khalid Cheikh Mohamed trop ambitieux...
On aurait pu penser que le gouvernement américain s'empresserait d'organiser un procès retentissant pour juger le cerveau des attentats du 11-Septembre. D'autant que « KCM », désigné par les Américains comme le numéro trois d'Al-Qaida, est aussi soupçonné d'avoir organisé l'assassinat du journaliste américain Daniel Pearl, les attaques contre le destroyer américain « USS Cole » et les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie. Ou encore contre la synagogue de Djerba. Mais Khalid Cheikh Mohamed, le terroriste pakistanais éduqué en Caroline du Nord, a disparu.
Il est à ce jour le plus célèbre des prisonniers fantômes détenus par la CIA dans ses oubliettes secrètes. Après avoir déclenché une première guerre - en Afghanistan - pour répondre aux terribles attentats de New York et de Washington et invoqué les liens - inexistants - entre Saddam Hussein et Al-Qaida pour envahir l'Irak, l'administration américaine n'a toujours pas déféré à la justice celui qu'elle présente comme l'organisateur du 11-Septembre...
Le 30 septembre 2004, le président Bush reconnaissait certes que Khalid Cheikh Mohamed était « en prison ». Mais on ignore toujours où et quand exactement il a été arrêté. Seule une photo prouve son arrestation. On y voit le terroriste hagard, les cheveux hirsutes, semblant émerger d'un cauchemar. On reconnaît clairement son triple menton, sa moustache de croquemitaine et son torse poilu dépassant du tee-shirt.
On sait qu'il a d'abord été transféré du Pakistan au centre d'interrogatoires de la CIA, à Bagram, près de Kaboul, puis qu'il a été envoyé, quelques jours plus tard, vers une destination inconnue dissimulée sous le nom de code « Hotel California » : un porte-avions ou un centre de détention secret situé dans une de ces nations qui ont accepté d'accueillir les prisonniers - de la Thaïlande au Maroc en passant par l'Europe de l'Est. Cheikh Mohamed se trouve sans doute dans un nulle part où l'on ne distingue pas le jour de la nuit, le propre du sale ou le vrai du faux. Un lieu sans règles ni routine pour que les détenus ne s'habituent à rien. Un espace où l'on ne peut ni se tenir debout ni s'allonger. Et où les geôliers utilisent d'autres méthodes que celles autorisées par la loi américaine pour faire parler les détenus. Le water boarding, par exemple. Après avoir attaché le prisonnier sur une table inclinée, la tête à peine plus haut que les pieds, on lui enveloppe le visage de Cellophane et on l'asperge d'eau, ce qui le fait suffoquer et lui donne l'impression de se noyer. Peut-être inspirés par le général Massu qui avait testé lui-même la « gégène », des agents de la CIA ont testé sur eux le procédé. Ils n'ont pas tenu plus de quatorze secondes. Certains ont prétendu que Khalid Cheikh Mohamed avait enduré cette épreuve plus de deux minutes, à l'étonnement des experts chargés de mener l'interrogatoire...
Est-il légitime d'utiliser la torture contre des terroristes ? Sur les décombres du World Trade Center, le débat a vite quitté les bureaux des agents fédéraux ou des militaires et fait son chemin jusque dans les journaux de la plus puissante démocratie du monde. En novembre 2001, dans un éditorial de « Newsweek » titré : « Il est temps de penser à la torture », Jonathan Alter, qui passait jusque-là pour être assez libéral, se demandait s'il n'était pas licite d'« utiliser au moins la torture psychologique » ? Et le journaliste allait jusqu'à proposer quelques méthodes de son cru pour briser la résistance des terroristes, suggérant de « leur faire écouter des cris de lapins qui meurent » ou de « les envoyer en Arabie Saoudite, terre de décapitation ». Pour lui, ceux qui réprouvaient ces méthodes étaient des « «10-septembre», vivant dans un pays qui n'existe plus ».« Nous allons devoir songer à transférer certains suspects dans des pays alliés moins facilement scandalisés, même si c'est hypocrite », concluait Alter, précisant : « Personne n'a dit que ça allait être joli » (1).Quelques jours après le 11-Septembre, le vice-président des Etats-Unis, Dick Cheney, n'avait-il pas déclaré lui-même à l'émission « Meet the Press » que le gouvernement devrait travailler « du côté obscur, silencieusement, sans discussions, en utilisant les sources et les méthodes de nos agences de renseignement » ?
Il faudra près de quatre ans, le travail opiniâtre des organisations de défense des droits de l'homme et la mobilisation d'une poignée de journalistes plus curieux que d'autres pour mettre au jour les sombres conséquences d'un système mis en place, entre autres, par Alberto Gonzales, lorsqu'il était conseiller de la Maison-Blanche. Avec pour objectif déclaré d'obtenir des informations dans les délais les plus brefs, quitte à agir dans le mépris le plus complet des droits des suspects. « Selon moi, le nouveau paradigme rend obsolètes les limitations strictes des conventions de Genève sur l'interrogatoire des prisonniers ennemis et rend vieillots certains de leurs articles », écrivait à George Bush, dans un mémo confidentiel révélé par « Newsweek », celui qui est devenu depuis le ministre de la Justice des Etats-Unis.
En février 2002, alertée sans doute par les scrupules de Colin Powell, la Maison-Blanche décidait finalement que les conventions de Genève s'appliqueraient à la guerre en Afghanistan, mais que les détenus d'Al-Qaida et les talibans ne bénéficieraient pas du statut de prisonnier de guerre. Après quoi, toujours selon les informations obtenues par « Newsweek », Bush signa un décret secret accordant de nouveaux pouvoirs à la CIA. Elle était autorisée à établir une série de prisons secrètes hors des Etats-Unis et à questionner leurs détenus avec une grande dureté. Washington négocia alors avec les pays concernés des accords garantissant l'immunité à ses fonctionnaires...
C'est ce réseau mondial de « tortionnaires sans frontières » qui livre aujourd'hui quelques-uns de ses secrets. Depuis les attentats du World Trade Center, les Etats-Unis ont détenu 80 000 personnes dans des prisons dispersées dans une vingtaine de pays, de l'Afghanistan jusqu'à la base de Guantanamo à Cuba. Aujourd'hui près de 14 500 « suspects » sont détenus au nom de la guerre contre le terrorisme dans ces « trous noirs » du droit international. Sans parler des « disparus », dont on ne connaît pas le nombre exact (dans son enquête du « Washington Post », Dana Priest évalue leur nombre à une centaine). Combien sont-ils à avoir été maltraités, torturés, privés de leurs droits, extradés vers des pays où ils ont été torturés ? Combien d'innocents arrêtés et brutalisés « par erreur », simplement parce qu'aux yeux de l'administration américaine et de ses alliés un suspect devient facilement un « combattant illégal », c'est-à-dire un détenu privé des protections élémentaires attachées au statut de « prisonnier de guerre » ?
Chaque semaine, de nouveaux récits des prisonniers libérés viennent ajouter leur touche au sombre tableau. Comme celui de Binyam Mohammed, 27 ans, qui dit avoir passé presque trois ans dans le réseau des prisons secrètes de la CIA après avoir été arrêté au Pakistan. Les seules charges retenues contre lui s'appuient sur la confession qu'on lui a extorquée sous la torture, notamment au Maroc, où un avion de la CIA l'avait déposé en juillet 2000. « L'un d'entre eux a pris mon pénis entre ses mains et a commencé à le taillader, confie-t-il dans le récit qu'il a fait à son avocat Clive Stafford Smith. Il l'a fait une fois puis s'est arrêté pour regarder pendant peut-être une minute. La douleur était terrible. Je pleurais en essayant désespérément de me supprimer... Ils ont dû faire cela entre 20 et 30 fois. Il y avait du sang partout. » Un ancien agent de renseignement confie qu'au sein de la CIA et parmi les membres du bureau des opérations clandestines beaucoup s'inquiètent. Car la torture et les enlèvements suivis de transferts clandestins sont non seulement moralement condamnables mais ils exposent les agents et les diplomates américains à des poursuites. Comme ces 22 officiers de la CIA mis en accusation en Italie pour avoir joué un rôle dans l'enlèvement de Hassan Moustafa Oussama Nasr (voir encadré p. 16).
En Afghanistan, plaque tournante du réseau de transfert des prisonniers de la CIA, le docteur Bidar est le directeur régional de la commission indépendante des droits de l'homme. A l'origine, il enquêtait sur les violences commises par les chefs de guerre afghans sur les femmes. « Aujourd'hui je ne fais qu'enregistrer des plaintes contre l'armée américaine, raconte-t-il dans le «Guardian». Plusieurs milliers d'Afghans ont été enfermés ici avec des détenus transférés depuis l'étranger. Ils disent qu'ils ont été brutalisés. Les méthodes employées sont indescriptibles... » Sans parler de ceux qui meurent en détention ou qui « disparaissent ».
En octobre 2005, le département de la Défense américain a « déclassifié », c'est-à-dire levé le secret-défense qui couvrait 44 autopsies de prisonniers morts pendant leur détention en des lieux sous contrôle américain. « Il ne fait pas de doute que les interrogatoires ont causé des morts », explique Anthony Romero, directeur de l'American Civil Liberties Union, une des organisations non gouvernementales qui ont demandé la liberté d'accès aux documents. Huit des homicides recensés dans ces autopsies apparaissent comme le résultat d'interrogatoires (étranglements, asphyxies, blessures) menés par les agents de la CIA, mais aussi par des membres des forces spéciales de la Marine (US Navy Seals) et par des hommes du renseignement militaire. Quant aux « morts naturelles » d'autres prisonniers, elles ont été attribuées, pour la plupart, à des « maladies cardio-vasculaires » providentielles.
« Plus personne aujourd'hui ne peut croire que le scandale d'Abou Ghraib n'a été le fait que d'une poignée de soldats dégénérés et irresponsables », estime Anthony Romero. Les photos des tortures d'Abou Ghraib, ces 1 800 clichés qui n'ont été montrés pour l'instant qu'aux membres du Congrès, sur lesquels figurent des scènes de violences sexuelles sur des prisonniers irakiens, de masturbation forcée et de profanation de cadavres, suffiraient à le prouver. « Les hauts fonctionnaires qui étaient au courant de la torture et qui n'ont rien fait et ceux qui ont mis au point et approuvé ces méthodes doivent rendre des comptes, affirme Anthony Romero. Les Etats-Unis doivent sortir leur tête du sable et faire face au scandale de la torture qui a ébranlé notre armée. »
La question est aussi de savoir comment les « disparus » des prisons secrètes vont pouvoir sortir un jour de leurs limbes géographiques et juridiques. Et comment la justice américaine, si elle doit les juger un jour, pourra faire comparaître des accusés qui ont livré des informations sous la torture. Quelle valeur légale, par exemple, auront les renseignements livrés au cours de ses 76 interrogatoires par Khalid Cheikh Mohamed, s'il est démontré qu'ils ont été obtenus par des méthodes d'interrogation que la morale et le droit réprouvent ? C'est un véritable piège qui risque fort de se refermer sur l'administration Bush si les témoignages des centaines de terroristes présumés qu'elle détient sont récusés par les tribunaux américains parce qu'une poignée de conseillers du président ont décrété un jour que les conventions de Genève étaient aujourd'hui obsolètes...
(1) Article cité dans le livre de Philippe Bolopion « Guantanamo. Le bagne du bout du monde », La Découverte.
Khalid Cheikh Mohamed, le cerveau des attentats du World Trade Center. Il est actuellement détenu dans une des prisons secrètes de la CIA. Plus de quatre ans après le drame du 11-Septembre, il n'a toujours pas été jugé.
Prisonnier, menotté et cagoulé dans le centre de détention irakien d'Abou Ghraib. Cette photo fait partie de centaines d'images et de vidéos de soldats américains se livrant à des mauvais traitements sur des détenus, obtenues par le « Washington Post ».
Sara Daniel