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Reportage Afghanistan

 

Article rédigé en novembre 2001 en Afghanistan

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Malgré les tapis de bombes déversées sur les lignes des talibans par les B-52, les commandants de l’Alliance du Nord ne sont pas prêts à passer à l’offensive. Les armes et les munitions manquent, tandis que les rivalités de personnes déchirent les héritiers de Massoud.

 

... «Donnez-nous des armes »

C e matin, comme tous les matins depuis une semaine, c’est le grondement sourd d’un tremblement de terre qui a réveillé le général Nazir Ahmad. A l’heure où le soleil levant embrase les sommets enneigés des montagnes de Kalafgan, les bombardiers lourds B-52 de l’US Air Force sont revenus larguer leurs chapelets de bombes. Alors Nazir, qui commande le régiment déployé sur le front de Taloqan, a accompli sa promenade rituelle. Il s’est posté sur l’un des ventres de la montagne pour observer les champignons de fumée noire qui montent de Siabur ou de Hazar Bagh, les bastions talibans pilonnés par les bombes. Puis, avec sa radio, il a appelé le ministre de la Défense de l’Alliance du Nord pour connaître le bilan des pertes ennemies. Aujourd’hui, treize soldats talibans sont morts. Deux tanks, deux canons sans recul et un mortier ont été détruits. Le général peut décrire les armes perdues des talibans les yeux fermés: ce sont les répliques de celles de l’Alliance du Nord.Nazir Ahmad en est convaincu: ce n’est pas parce qu’ils ont enfin décidé de soutenir sans réserve les troupes des héritiers de Massoud que les Américains ont mobilisé leurs bombardiers géants, en semi-retraite depuis la fin de la guerre du Vietnam. «Avant d’avoir trouvé une solution politique acceptable pour le Pakistan, dit-il, visiblement déçu, ils ne nous laisseront rien faire.» Ces frappes sur le front nord-est, le général Ahmad les considère comme une aumône des Américains, de la poudre aux yeux destinée à détourner l’attention du véritable objet de leur convoitise: Kaboul. Une conviction qui ne l’empêche pas de continuer les préparatifs de guerre. Cet après-midi, le général est à Fayzabad, la capitale de l’Etat islamique d’Afghanistan – celui que reconnaît l’ONU et qui est incarné par l’Alliance du Nord. Il est venu organiser la relève. Voilà sept mois que ses hommes sont postés à 40 kilomètres de Taloqan. Il les renouvellera par quart. Sur le front, les alertes sporadiques et les longues journées d’attente minent autant que les combats. Au quartier général de l’Alliance, il passe en revue les 600 hommes qu’il va envoyer en première ligne. Devant ses solides moudjahidine, cet officier de 35 ans qui flotte dans sa vareuse ne paie pas de mine. Il a l’air d’un infirme: des éclats d’obus talibans lui ont fait perdre l’usage du bras gauche à Kaboul en 1996. Son bras droit porte la marque d’une balle récoltée à Taloqan l’année dernière. Mais ses hommes le vénèrent: dans l’armée du Nord, il n’y a pas de médailles, c’est dans la chair que l’on porte ses décorations. Dans son QG de Fayzabad, il explique pourquoi, sur un plan militaire cette fois, les B-52 ne l’impressionnent pas: «Nous avons pu échapper aux bombes soviétiques. Pourquoi les talibans ne pourraient-ils pas faire la même chose? Les bombardements américains ont de bons résultats dans la plaine. Mais ils sont totalement inefficaces dans les montagnes.» Il en est certain: les quelques hommes des Forces spéciales américaines désormais sur le terrain qui guident les bombardiers en «éclairant» les cibles avec leurs faisceaux laser ne dispenseront pas le Pentagone d’envoyer des troupes terrestres en Afghanistan. Lorsqu’on lui demande si les frappes américaines doivent se poursuivre pendant le ramadan, ce musulman très pratiquant fronce les sourcils. Suspendre des combats qui n’ont pas encore commencé? A ses yeux, la question est absurde. «Les Américains doivent nous aider à nous battre. Et parachuter enfin ces munitions qu’ils ne cessent de nous promettre.» Avec humilité, le chef de guerre dresse l’inventaire du modeste arsenal de sa ligne de front: «4 lance-roquettes,4 batteries antiaériennes et 6 chars soviétiques qui datent de 1955. Et des munitions si vieilles qu’elles rouillent… Sur toutes les positions que nous occupons au nord, nous avons à peine de quoi nous défendre. Sûrement pas de quoi attaquer…»De Fayzabad à Kalafgan, la mauvaise piste boueuse qui emprunte souvent le lit de la rivière Kokcha est parsemée des vestiges guerriers que les Soviétiques ont laissés en héritage aux forces de Najibullah. Mais le temps où cette ferraille faisait peur n’est plus qu’un lointain souvenir. De vieilles chenilles de chars servent de ralentisseurs dans les villages. L’herbe a envahi les carcasses des tanks et les orgues de Staline sont couverts de fleurs sauvages. Soudain, au détour d’un virage, on aperçoit, triomphants, deux chars aux tourelles anguleuses, manifestement plus récents que les habituels T-55, qui pointent leurs canons vers un petit pont. Pourtant, les lignes des talibans sont loin, à plusieurs dizaines de kilomètres. Alors? Alors, ici, au pont de Pulibigume, les forces de l’Alliance du Nord font la guerre aux... forces de l’Alliance du Nord. Deux généraux, le général Ahmadi et le général Mudafi, se disputaient depuis des années le contrôle de ce pont qui marque la frontière entre la province du Badakhshan et celle de Takhar. L’année dernière, on a retrouvé Mudafi mort. Massoud avait alors décidé de mettre de l’ordre et de punir Ahmadi, en lui confisquant ses armes. Mais cela n’a pas suffi: la querelle entre les deux clans continue. L’enjeu de la dispute? Le contrôle de ce check-point militaire qui est aussi douanier: les combattants perçoivent ici une taxe sur les marchandises transportées par camion d’une province à l’autre. Dans ce système féodal, les allégeances sont régionales et l’on témoigne plus de fidélité au commandant qui vous nourrit qu’à une cause incertaine. Ces querelles, que les Américains commencent à découvrir, semblent être une justification supplémentaire à leurs atermoiements...Lorsqu’on arrive de nuit à Kalafgan, le feu qui crépite dans l’âtre de l’auberge est la seule lumière à percer l’obscurité totale de ce village de montagne. C’est le QG de l’armée locale, le caravansérail du seigneur-commandant de l’endroit. Dans le clair-obscur diffusé par une lampe à pétrole, de jeunes paysans-soldats, assis sur les tapis, jouent aux cartes ou essaient de capter la radio iranienne. Certains s’endorment sans lâcher leur kalachnikov. Sur la crosse de l’une d’elles, un soldat de 17 ans a collé une photo de Leonardo DiCaprio qu’il montre avec fierté. Toute la nuit, le crépitement des fusils d’assaut retentira dans les ruelles du village. Le lendemain matin, dans la cour de l’auberge, les soldats alignés semblent avoir retrouvé le sens de la discipline. Devant Khaïr Mohamad, le commandant du bourg, qui les nourrit et les habille à défaut de les payer, ils sont au garde-à-vous, reconnaissants. Plutôt que de s’échiner à labourer des champs où le blé ne pousse pas faute de pluie, ils sont de plus en plus nombreux à avoir préféré venir se mettre en rang, même gratis.Malgré le froid vif qui s’est abattu sur toute la province du Takhar en cette fin d’automne, le commandant Mohamad se promène pieds nus dans le réfectoire de l’auberge. Et il n’hésite pas à délaisser son bataillon pour répondre aux questions. Visiblement, il n’est pas accaparé par les préparatifs de l’offensive… Comme chacun des 40000 habitants du district de Kalafgan, Mohamad est ouzbek. Pourquoi cette uniformité ethnique? Le sujet est tabou. L’heure est à la réconciliation nationale. Et le commandant préfère insister sur le fait qu’il s’est toujours battu aux côtés de Massoud le Tadjik. A plusieurs reprises pourtant le général Dostom, l’Ouzbek qui depuis a rejoint l’Alliance du Nord, a tenté d’acheter ses services lorsqu’il se battait contre le Lion du Panshir. Mais Mohamad se pique d’avoir toujours refusé l’argent de celui qui fut le seigneur de Mazar-e Charif. Musulman pratiquant, le commandant affirme placer l’islam bien au-dessus des appartenances ethniques. Il reconnaît avoir pensé un temps que les talibans pourraient instaurer un Etat islamique qui viendrait enfin à bout de tous les particularismes afghans. «Nous étions nombreux à penser qu’ils feraient enfin appliquer la charia à la lettre, avant de comprendre qu’ils étaient le cheval de Troie du Pakistan», reconnaît l’homme de Massoud. Aujourd’hui encore, ce n’est pas le fanatisme médiéval des talibans qu’il déplore le plus, mais leurs encombrants alliés. En septembre 1998, la majorité des habitants de Kalafgan, séduits par le rigorisme des étudiants en religion, a envoyé une délégation à Taloqan pour offrir aux talibans les clés de la ville. «Tout le monde souhaitait leur venue. Ce n’était pas la peine de résister. Alors Massoud nous a demandé de nous replier dans les montagnes», se rappelle Mohamad, qui a résisté à la tentation de les rejoindre. «Massoud nous a dit que ce serait un bon endroit pour observer la manière dont ils allaient se comporter. Nous n’avons pas attendu longtemps...» A quelques mètres, un homme à la barbe poussiéreuse, coiffé d’un turban noir, écoute son commandant, l’air grave. Mohamad l’invite à raconter son histoire. A 36 ans, Yasyn est un ancien combattant de l’Alliance du Nord. Il est de ceux qui, il y a quatre ans, ont fait le voyage jusqu’à Taloqan pour aller chercher l’aide des talibans. «Je suis allé leur livrer des armes et des munitions. En échange, ils devaient venir nous aider à faire appliquer la charia à Kalafgan et à mettre fin aux combats incessants qui déchiraient notre ville lorsque l’Alliance la dirigeait», chuchote-t-il craintivement en regardant le commandant. A Taloqan, la rencontre entre le transfuge de l’Alliance et les étudiants en religion est chaleureuse. Au point que Yasyn déserte le clan de Massoud pour se mettre au service des hommes du mollah Omar. Mais dès que les talibans arrivent dans le canton de Kalafgan, les choses se gâtent. Les vertueux étudiants en religion se révèlent sous leur vrai jour. «Ils ont commencé à harceler les habitants, se souvient Yasyn. Pour eux, nous les Ouzbeks, nous étions tous des “munafiqun”, des hypocrites, étrangers à l’islam.» Aujourd’hui le combattant regrette sa crédulité de l’époque. «A leurs yeux, nous ne valions pas mieux que des Hazaras.» La comparaison, dans la bouche de cet homme, en dit long: les Hazaras, minorité chiite de la région de Bamiyan, ont été victimes de la part des talibans d’un véritable nettoyage ethnique. Au bout de quelques jours, Yasyn ne tarde pas à recevoir de ses nouveaux maîtres l’ordre d’aller brutaliser ses amis, ses voisins. «Une fois, raconte-t-il, j’ai vu six personnes assassinées à coups de câble parce qu’elles refusaient de donner leur argent.» On ne saura pas s’il a pris part à ces massacres. Au bout d’une semaine la révolte gronde dans le village. Yasyn, qui supporte mal d’avoir à s’en prendre aux siens, finit par rejoindre Khaïr Mohamad dans les montagnes. Celui-ci, sans attendre les ordres de Massoud, réunit ses hommes et chasse les talibans de la ville. Depuis, grâce à cette initiative, le poste de Kalafgan est un des mieux approvisionnés en armes de la région. Ce qui en dit long sur le modeste arsenal dont dispose l’Alliance du Nord. Le commandant fait les honneurs de sa ligne de front où pas un coup de feu n’a été échangé avec les talibans depuis plusieurs jours. Deux tanks, des canons sans recul, des roquettes et des lance-grenades soviétiques qui ont l’air de sortir d’un musée. Seules les kalachnikov servent quotidiennement. Ici, on tire pour prévenir d’une visite. Pour saluer un ami. Pour rien. Comme partout sur les fronts de l’Alliance, on manque de munitions, bien sûr. Mais le commandant refuse d’admettre son inquiétude; il affirme que les munitions arriveront à temps. Le ministre des Affaires étrangères de l’Alliance n’est-il pas en contact avec l’Iran et la Russie? Des Américains, il ne parle pas. Il y a quelques heures, Mohamad a reçu un appel du général Nazir, son supérieur hiérarchique. Celui-ci lui a transmis les consignes du ministère de la Défense: il faut se tenir prêt à l’offensive sur Taloqan. Cet ordre, le général Nazir vient de le transmettre par radio à contrecœur. L’homme qui porte dans sa chair les stigmates des combats de Kaboul et de Taloqan sait bien, lui, que si l’Alliance du Nord doit livrer seule la bataille sur le terrain, ce sera la déroute.

 Sara Daniel

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