C e matin, comme tous
les matins depuis une semaine, c’est le grondement sourd d’un tremblement de
terre qui a réveillé le général Nazir Ahmad. A l’heure où le soleil levant
embrase les sommets enneigés des montagnes de Kalafgan, les bombardiers
lourds B-52 de l’US Air Force sont revenus larguer leurs chapelets de
bombes. Alors Nazir, qui commande le régiment déployé sur le front de
Taloqan, a accompli sa promenade rituelle. Il s’est posté sur l’un des
ventres de la montagne pour observer les champignons de fumée noire qui
montent de Siabur ou de Hazar Bagh, les bastions talibans pilonnés par les
bombes. Puis, avec sa radio, il a appelé le ministre de la Défense de
l’Alliance du Nord pour connaître le bilan des pertes ennemies.
Aujourd’hui, treize soldats talibans sont morts. Deux tanks, deux canons
sans recul et un mortier ont été détruits. Le général peut décrire les
armes perdues des talibans les yeux fermés: ce sont les répliques de celles
de l’Alliance du Nord.Nazir Ahmad en est convaincu: ce n’est pas parce
qu’ils ont enfin décidé de soutenir sans réserve les troupes des héritiers
de Massoud que les Américains ont mobilisé leurs bombardiers géants, en
semi-retraite depuis la fin de la guerre du Vietnam. «Avant d’avoir
trouvé une solution politique acceptable pour le Pakistan, dit-il,
visiblement déçu, ils ne nous laisseront rien faire.» Ces frappes
sur le front nord-est, le général Ahmad les considère comme une aumône des
Américains, de la poudre aux yeux destinée à détourner l’attention du
véritable objet de leur convoitise: Kaboul. Une conviction qui ne l’empêche
pas de continuer les préparatifs de guerre. Cet après-midi, le général est
à Fayzabad, la capitale de l’Etat islamique d’Afghanistan – celui que
reconnaît l’ONU et qui est incarné par l’Alliance du Nord. Il est venu
organiser la relève. Voilà sept mois que ses hommes sont postés à 40 kilomètres
de Taloqan. Il les renouvellera par quart. Sur le front, les alertes
sporadiques et les longues journées d’attente minent autant que les
combats. Au quartier général de l’Alliance, il passe en revue les 600
hommes qu’il va envoyer en première ligne. Devant ses solides moudjahidine,
cet officier de 35 ans qui flotte dans sa vareuse ne paie pas de mine. Il a
l’air d’un infirme: des éclats d’obus talibans lui ont fait perdre l’usage
du bras gauche à Kaboul en 1996. Son bras droit porte la marque d’une balle
récoltée à Taloqan l’année dernière. Mais ses hommes le vénèrent: dans
l’armée du Nord, il n’y a pas de médailles, c’est dans la chair que l’on
porte ses décorations. Dans son QG de Fayzabad, il explique pourquoi, sur
un plan militaire cette fois, les B-52 ne l’impressionnent pas: «Nous
avons pu échapper aux bombes soviétiques. Pourquoi les talibans ne
pourraient-ils pas faire la même chose? Les bombardements américains ont de
bons résultats dans la plaine. Mais ils sont totalement inefficaces dans
les montagnes.» Il en est certain: les quelques hommes des Forces
spéciales américaines désormais sur le terrain qui guident les bombardiers
en «éclairant» les cibles avec leurs faisceaux laser ne dispenseront pas le
Pentagone d’envoyer des troupes terrestres en Afghanistan. Lorsqu’on lui
demande si les frappes américaines doivent se poursuivre pendant le
ramadan, ce musulman très pratiquant fronce les sourcils. Suspendre des
combats qui n’ont pas encore commencé? A ses yeux, la question est absurde.
«Les Américains doivent nous aider à nous battre. Et parachuter enfin
ces munitions qu’ils ne cessent de nous promettre.» Avec humilité, le
chef de guerre dresse l’inventaire du modeste arsenal de sa ligne de front:
«4 lance-roquettes,4 batteries antiaériennes et 6 chars soviétiques qui
datent de 1955. Et des munitions si vieilles qu’elles rouillent… Sur toutes
les positions que nous occupons au nord, nous avons à peine de quoi nous
défendre. Sûrement pas de quoi attaquer…»De Fayzabad à Kalafgan, la
mauvaise piste boueuse qui emprunte souvent le lit de la rivière Kokcha est
parsemée des vestiges guerriers que les Soviétiques ont laissés en héritage
aux forces de Najibullah. Mais le temps où cette ferraille faisait peur
n’est plus qu’un lointain souvenir. De vieilles chenilles de chars servent
de ralentisseurs dans les villages. L’herbe a envahi les carcasses des
tanks et les orgues de Staline sont couverts de fleurs sauvages. Soudain,
au détour d’un virage, on aperçoit, triomphants, deux chars aux tourelles
anguleuses, manifestement plus récents que les habituels T-55, qui pointent
leurs canons vers un petit pont. Pourtant, les lignes des talibans sont
loin, à plusieurs dizaines de kilomètres. Alors? Alors, ici, au pont de
Pulibigume, les forces de l’Alliance du Nord font la guerre aux... forces
de l’Alliance du Nord. Deux généraux, le général Ahmadi et le général
Mudafi, se disputaient depuis des années le contrôle de ce pont qui marque
la frontière entre la province du Badakhshan et celle de Takhar. L’année
dernière, on a retrouvé Mudafi mort. Massoud avait alors décidé de mettre
de l’ordre et de punir Ahmadi, en lui confisquant ses armes. Mais cela n’a
pas suffi: la querelle entre les deux clans continue. L’enjeu de la
dispute? Le contrôle de ce check-point militaire qui est aussi douanier:
les combattants perçoivent ici une taxe sur les marchandises transportées
par camion d’une province à l’autre. Dans ce système féodal, les
allégeances sont régionales et l’on témoigne plus de fidélité au commandant
qui vous nourrit qu’à une cause incertaine. Ces querelles, que les
Américains commencent à découvrir, semblent être une justification
supplémentaire à leurs atermoiements...Lorsqu’on arrive de nuit à Kalafgan,
le feu qui crépite dans l’âtre de l’auberge est la seule lumière à percer
l’obscurité totale de ce village de montagne. C’est le QG de l’armée
locale, le caravansérail du seigneur-commandant de l’endroit. Dans le
clair-obscur diffusé par une lampe à pétrole, de jeunes paysans-soldats,
assis sur les tapis, jouent aux cartes ou essaient de capter la radio
iranienne. Certains s’endorment sans lâcher leur kalachnikov. Sur la crosse
de l’une d’elles, un soldat de 17 ans a collé une photo de Leonardo
DiCaprio qu’il montre avec fierté. Toute la nuit, le crépitement des fusils
d’assaut retentira dans les ruelles du village. Le lendemain matin, dans la
cour de l’auberge, les soldats alignés semblent avoir retrouvé le sens de
la discipline. Devant Khaïr Mohamad, le commandant du bourg, qui les
nourrit et les habille à défaut de les payer, ils sont au garde-à-vous,
reconnaissants. Plutôt que de s’échiner à labourer des champs où le blé ne
pousse pas faute de pluie, ils sont de plus en plus nombreux à avoir
préféré venir se mettre en rang, même gratis.Malgré le froid vif qui s’est
abattu sur toute la province du Takhar en cette fin d’automne, le
commandant Mohamad se promène pieds nus dans le réfectoire de l’auberge. Et
il n’hésite pas à délaisser son bataillon pour répondre aux questions.
Visiblement, il n’est pas accaparé par les préparatifs de l’offensive…
Comme chacun des 40000 habitants du district de Kalafgan, Mohamad est
ouzbek. Pourquoi cette uniformité ethnique? Le sujet est tabou. L’heure est
à la réconciliation nationale. Et le commandant préfère insister sur le
fait qu’il s’est toujours battu aux côtés de Massoud le Tadjik. A plusieurs
reprises pourtant le général Dostom, l’Ouzbek qui depuis a rejoint
l’Alliance du Nord, a tenté d’acheter ses services lorsqu’il se battait
contre le Lion du Panshir. Mais Mohamad se pique d’avoir toujours refusé
l’argent de celui qui fut le seigneur de Mazar-e Charif. Musulman
pratiquant, le commandant affirme placer l’islam bien au-dessus des
appartenances ethniques. Il reconnaît avoir pensé un temps que les talibans
pourraient instaurer un Etat islamique qui viendrait enfin à bout de tous
les particularismes afghans. «Nous étions nombreux à penser qu’ils
feraient enfin appliquer la charia à la lettre, avant de comprendre qu’ils
étaient le cheval de Troie du Pakistan», reconnaît l’homme de Massoud.
Aujourd’hui encore, ce n’est pas le fanatisme médiéval des talibans qu’il
déplore le plus, mais leurs encombrants alliés. En septembre 1998, la
majorité des habitants de Kalafgan, séduits par le rigorisme des étudiants
en religion, a envoyé une délégation à Taloqan pour offrir aux talibans les
clés de la ville. «Tout le monde souhaitait leur venue. Ce n’était pas
la peine de résister. Alors Massoud nous a demandé de nous replier dans les
montagnes», se rappelle Mohamad, qui a résisté à la tentation de les
rejoindre. «Massoud nous a dit que ce serait un bon endroit pour
observer la manière dont ils allaient se comporter. Nous n’avons pas
attendu longtemps...» A quelques mètres, un homme à la barbe
poussiéreuse, coiffé d’un turban noir, écoute son commandant, l’air grave.
Mohamad l’invite à raconter son histoire. A 36 ans, Yasyn est un ancien
combattant de l’Alliance du Nord. Il est de ceux qui, il y a quatre ans,
ont fait le voyage jusqu’à Taloqan pour aller chercher l’aide des talibans.
«Je suis allé leur livrer des armes et des munitions. En échange, ils
devaient venir nous aider à faire appliquer la charia à Kalafgan et à
mettre fin aux combats incessants qui déchiraient notre ville lorsque
l’Alliance la dirigeait», chuchote-t-il craintivement en regardant le
commandant. A Taloqan, la rencontre entre le transfuge de l’Alliance et les
étudiants en religion est chaleureuse. Au point que Yasyn déserte le clan
de Massoud pour se mettre au service des hommes du mollah Omar. Mais dès
que les talibans arrivent dans le canton de Kalafgan, les choses se gâtent.
Les vertueux étudiants en religion se révèlent sous leur vrai jour. «Ils
ont commencé à harceler les habitants, se souvient Yasyn. Pour eux,
nous les Ouzbeks, nous étions tous des “munafiqun”, des hypocrites,
étrangers à l’islam.» Aujourd’hui le combattant regrette sa crédulité
de l’époque. «A leurs yeux, nous ne valions pas mieux que des Hazaras.» La
comparaison, dans la bouche de cet homme, en dit long: les Hazaras,
minorité chiite de la région de Bamiyan, ont été victimes de la part des
talibans d’un véritable nettoyage ethnique. Au bout de quelques jours,
Yasyn ne tarde pas à recevoir de ses nouveaux maîtres l’ordre d’aller
brutaliser ses amis, ses voisins. «Une fois, raconte-t-il, j’ai
vu six personnes assassinées à coups de câble parce qu’elles refusaient de
donner leur argent.» On ne saura pas s’il a pris part à ces massacres.
Au bout d’une semaine la révolte gronde dans le village. Yasyn, qui
supporte mal d’avoir à s’en prendre aux siens, finit par rejoindre Khaïr
Mohamad dans les montagnes. Celui-ci, sans attendre les ordres de Massoud,
réunit ses hommes et chasse les talibans de la ville. Depuis, grâce à cette
initiative, le poste de Kalafgan est un des mieux approvisionnés en armes
de la région. Ce qui en dit long sur le modeste arsenal dont dispose
l’Alliance du Nord. Le commandant fait les honneurs de sa ligne de front où
pas un coup de feu n’a été échangé avec les talibans depuis plusieurs
jours. Deux tanks, des canons sans recul, des roquettes et des
lance-grenades soviétiques qui ont l’air de sortir d’un musée. Seules les
kalachnikov servent quotidiennement. Ici, on tire pour prévenir d’une
visite. Pour saluer un ami. Pour rien. Comme partout sur les fronts de
l’Alliance, on manque de munitions, bien sûr. Mais le commandant refuse
d’admettre son inquiétude; il affirme que les munitions arriveront à temps.
Le ministre des Affaires étrangères de l’Alliance n’est-il pas en contact
avec l’Iran et la Russie? Des Américains, il ne parle pas. Il y a quelques
heures, Mohamad a reçu un appel du général Nazir, son supérieur
hiérarchique. Celui-ci lui a transmis les consignes du ministère de la
Défense: il faut se tenir prêt à l’offensive sur Taloqan. Cet ordre, le
général Nazir vient de le transmettre par radio à contrecœur. L’homme qui
porte dans sa chair les stigmates des combats de Kaboul et de Taloqan sait
bien, lui, que si l’Alliance du Nord doit livrer seule la bataille sur le
terrain, ce sera la déroute.
Sara Daniel
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