Dans les
rues poussiéreuses de Kandahar, perdu au milieu d’une foule compacte d’hommes
qui zigzaguent entre les rickshaws et les carrioles, Mulla Ahmad passe
inaperçu. Comme presque tout le monde ici, dans l’ancienne capitale des
talibans, il a gardé sa barbe noire et son turban. Il dissimule son visage
derrière d’épaisses lunettes de soleil jaunes et dans les replis de son
sadar, l’écharpe traditionnelle des Pachtounes. Mulla Ahmad est un taliban.
Avant les frappes américaines, il faisait partie de la garde rapprochée du
maire de Kandahar, Dir Mohamad Akbin. Aujourd’hui, il préfère se définir
comme un doctrinaire du djihad. Réfugié au Pakistan, il revient tous les
mois dans sa ville natale, pour tenir des réunions de propagande.
Dans l’arrière-salle d’un petit café de Kandahar, où il a finalement
accepté de répondre à quelques questions, il lâche ses mots comme à
contrecœur. Indifférent au bruit des tirs que l’on entend encore ici par
intermittence, il affiche un air hostile, presque dégoûté, en fixant son
verre de thé. Il éructe, avec une violence qui glace, sa haine des femmes
et des Occidentaux qui souillent sa ville par leur présence. Et lorsque,
d’un petit haut-parleur, s’élève une musique sirupeuse, il se lève d’un
bond. Furieux, il menace de partir, malgré le soldat qui a soulevé le
rideau de la pièce où il se tient et qui jette un regard étonné dans sa
direction. Né à Kandahar, Mulla Ahmad a fait ses études dans une madrasa à
Sherad, au Pakistan. C’est là qu’il décide de rejoindre les rangs des
disciples du Mollah Omar: «Très vite, nous nous sommes aperçus que ce
n’était pas lui mais Ben Laden qui était l’homme fort du djihad. Alors
c’est vers lui que nous nous sommes tournés...»
Pense-t-il que le Superviseur du Djihad est encore en vie? «Nous ne le
cherchons pas, car nous n’avons pas besoin de lui pour reprendre la lutte»,
répond-il, cinglant. Pour Mulla Ahmad, la reconquête n’est qu’une question
de temps: «Regardez autour de vous. Ici à Kandahar, vous êtes chez nous,
les talibans. Il n’y a qu’une vérité. Qu’un seul chemin. Nous sommes là.
Nous croyons en nous. Et nous attendons le moment propice.»
A quelques centaines de mètres du café, l’ancien ministère du Vice et de la
Vertu n’est plus qu’un amas de poussière et de gravats. Les Américains se
sont particulièrement acharnés sur ce symbole du pouvoir arbitraire des
talibans. Pour Ahmad, ce n’est qu’un détail: «Comme les Russes autrefois,
les Américains ne tarderont pas à se lasser d’être ici. Attaquer l’Irak
leur fournira une excuse: ils partiront…»
A la table voisine, Hemat, un ingénieur de Kandahar, se joint à la
conversation pour regretter l’époque des talibans. «Eux, au moins, ils nous
écoutaient. Ceux d’aujourd’hui ne pensent qu’à s’enrichir. Ils sont à la
botte des étrangers. Si vous allez voir le gouverneur, dites-lui que nous,
les Pachtounes, nous en avons assez. Et Karzaï, la marionnette des Tadjiks,
ferait bien de s’occuper de nous, son peuple, sinon…»
A la lumière de l’attentat perpétré contre le président Hamid Karzaï le 5
septembre, dans sa ville de Kandahar, cette mise en garde prend des allures
de prophétie. Elle montre la rancœur persistante, dix mois après les
frappes américaines, de l’ethnie majoritaire du pays. Les Pachtounes – plus
de 50% de la population afghane – se considèrent comme les grands perdants
du changement de régime. Et ils refusent de se laisser enfermer dans
l’équation trop simpliste qui les associe aux talibans. Car, à Kandahar
plus qu’ailleurs beaucoup d’entre eux ont été les premiers à subir les
excès du fanatisme. Mais lorsqu’ils étaient au pouvoir, les «étudiants en
religion» ont eu le mérite de restaurer la fierté des Pachtounes: «A
l’époque des talibans, nous qui sommes les plus nombreux en Afghanistan
contrôlions enfin le pays», assure Shukrudin, un marchand d’étoffes et de
burqas. La victoire des Tadjiks de l’Alliance du Nord, permise par les
Américains, c’est notre défaite!» Dans son échoppe, on voit aussi la photo
du roi Zaher Shah, qui semble être redevenu l’image de référence, le héros
de la population de Kandahar: «Il a été écarté du pouvoir. Karzaï, le
traître, a laissé faire.» Et dans le regard vert de Shukrudin on lit toutes
les contradictions, toute l’amertume des vaincus...
A quelques kilomètres du bazar, c’est dans le cimetière arabe de Loya Wala
que sont enterrés les combattants d’Al-Qaida. Malgré la chaleur accablante,
quel-ques dizaines de fidèles sont venus se recueillir sur les tombes. Un
garde armé tente de les éloigner. En vain. Ici, les armes ont depuis
longtemps perdu leur caractère dissuasif. Mahmud Islam et Djamil viennent
du village de Jhoori, dans la province du Helmand. Ils reconnaissent être
d’anciens talibans. Ils ont fait quatre heures de route pour apporter un
petit paquet de sel «miraculeux»: celui qui, déposé au pied des tombes des
«martyrs», s’imprègne de la terre des morts et guérit tous les maux. Plus
loin, un groupe de femmes accompagnées d’enfants malades est arrivé du
Pakistan. A la tombée de la nuit, la foule se fait plus nombreuse: «Ils
font surtout la queue devant ces tombes-là, affirme le gardien du
cimetière. Ce sont celles des Arabes de Ben Laden, ceux qui sont morts à
l’hôpital.»
A l’hôpital de la Croix-Rouge de Kandahar, Mohamed Daoud, un interne,
raconte l’assaut du bâtiment par les forces américaines il y a sept mois:
«Ils sont venus les arrêter par surprise, alors qu’ils se faisaient
soigner. Les Arabes se sont retranchés dans l’aile gauche avec leurs armes.
Ils étaient 9. Les Américains étaient 50. Un carnage.» Daoud détestait les
talibans, qui par sept fois lui ont rasé la tête pour le punir. Pourtant,
il admet avoir eu de la peine: «Leurs femmes, leurs enfants, les gens de la
ville et nous les médecins, tout le monde pleurait…»
Comment apaiser la colère des Pachtounes, qui se perçoivent comme les
laissés-pour-compte de la pax americana? Et l’argent peut-il tout régler?
Au quartier général de Khana Khan, le commandant de Kandahar, des soldats
américains viennent proposer leurs services, c’est-à-dire leurs dollars,
aux victimes des erreurs de bombardements. L’homme qui sanglote a perdu
toute sa famille. Une compensation? Il ne sait pas quoi demander et
continue de gémir face à des militaires qui paraissent décontenancés par sa
douleur. C’est une évidence: la rancœur de cette population est la plus
sérieuse des nombreuses menaces qui planent aujourd’hui sur la paix. A
l’intérieur d’un immense camp retranché d’où ils sortent peu, les soldats
américains, hébétés de chaleur sous leur barda, confient volontiers leurs
états d’âme. Entre eux et les habitants de Kandahar, de Zaboul ou
d’Oruzgan, le contact ne passe pas. A leur grand étonnement, même lorsqu’ils
réparent une école ou un puits, on leur fait sentir qu’ils ne sont rien
d’autre qu’une force d’occupation qui «souille la terre d’Afghanistan». Et
certainement pas des libérateurs. A tel point que c’est précisément leur
encombrant parrainage qui sape l’autorité du président Hamid Karzaï dans sa
propre ville.
Des hommes en uniforme, des employés de la mairie, de simples citoyens:
devant la villa de pierre et de marbre de Wali Karzaï, le jeune frère du
président, il y a foule. Comme chaque matin, il réunit la shura,
l’assemblée de sa tribu: les Popolzaï. Ses détracteurs prétendent qu’il
leur distribue des armes. En fait, il reçoit leurs doléances, arbitre leurs
conflits. Mais ce nouveau roitelet local au visage doux s’agace vite
lorsqu’on lui rapporte les reproches adressés dans la ville à son frère:
«Ils disent qu’il est l’homme des Américains. Mais pendant son exil il est
resté de l’autre côté de la frontière, à Quetta. Bien plus près des siens
que l’ex-président Rabbani, réfugié à Fayzabad [ancienne capitale des
opposants au régime taliban, au nord du Panshir]...»
Le gouverneur de Kandahar, Gul Agha, blessé dans l’attentat du 5 septembre,
contesterait lui-même, en privé, l’autorité du président Karzaï. Sur le
rôle qu’il laisse jouer aux Américains? A propos de la reconstruction du
pays? Du sort de la majorité pachtoune? Pas du tout! Comme toujours en
Afghanistan, il faut entrer dans les arcanes des conflits internes, des
rivalités ancestrales et des vendettas pour approcher la réalité. Un
employé municipal explique l’origine de la discorde: «Karzaï soutenait la
candidature de Nahibulla, de la tribu des Alekusaï au poste de gouverneur.
Mais c’est Gul Agha, de la tribu des Baraksaï, qui a obtenu le poste. Il
avait déjà commencé à aider les Américains contre les talibans…»
Depuis, entre les deux tribus, c’est la guerre. Il y a quelques semaines,
le gouverneur a ordonné la destruction de plusieurs maisons appartenant à
des Alekusaï sous le prétexte qu’elles étaient bâties sur un terrain
municipal… Autre signe de défiance vis-à-vis du pouvoir de Kaboul, Gul Agha
refuse toujours de verser au gouvernement central les nombreuses taxes
qu’il perçoit. Il est pourtant l’un des gouverneurs les plus riches du
pays: la route de Spin Boldak achemine tous les jours des centaines de
camions qui viennent du Pakistan et sur lesquels Gul Agha prélève sa dîme.
A Kandahar, on estime que Karzaï n’a pas renoncé à se débarrasser du
gouverneur récalcitrant pour le remplacer par un proche. Mais ce n’est pas
fait. «La méthode est toujours la même, critique un diplomate afghan,
pachtoune d’origine. Ils parachutent quelqu’un de Kaboul, puis s’étonnent
de constater qu’il n’a aucun pouvoir sur le terrain. A Kunar, pour
remplacer un moudjahid dont le corps est encore truffé de balles, Karzaï a nommé
un journaliste qui n’avait pas remis les pieds dans sa région depuis vingt
ans. Il n’a même pas pu se rendre physiquement jusqu’à la capitale de la
province. A Laghman, le candidat de Fahim [ministre de la Défense] a été
jeté dehors. A Gardez, le gouverneur appointé par le gouvernement central
ne peut pas quitter sa résidence sans prendre le risque de se faire
aussitôt abattre. A Khost, le nouveau gouverneur, un professeur de
sociologie, ne se déplace jamais sans ses dix gardes du corps…» Tandis que
le seigneur de guerre Padsha Khan, qui se veut le nouveau champion de la
cause pachtoune et qui dispose, lui, d’une armée de 6000 hommes, ne cesse
de lancer des défis au président afghan sur le mode: «Viens me chercher si
tu l’oses...»
Presque convaincant, Omar Samat, le jeune porte-parole du ministère des
Affaires étrangères, qui vient de rentrer de Washington, défend les choix
du gouvernement: «Et quels hommes forts fallait-il donc nommer dans les
zones pachtounes?, ironise-t-il. Le vieux roi, Padsha Khan ou le Mollah
Omar? Nous ne pouvons pas encore organiser des élections régionales. Mais
le jour venu nous verrons si ces hommes qui confisquent le pouvoir parce
qu’ils disposent des armes sont vraiment populaires…»
Les menaces qui planent sur l’Afghanistan ne viennent pas toutes de la zone
pachtoune, bien sûr. Un matin, il y a deux semaines, l’ambassadeur des
Etats-Unis, John Negroponte, et l’envoyé des Nations unies, Lakhdar
Brahimi, se réunissent à la hâte. Les nouvelles de Mazar-e-Charif ne sont
pas bonnes. Un correspondant sur place leur transmet les derniers
développements: à Shebergan, le général Dostom, le chef de guerre ouzbek, a
dans un discours public accusé son allié pendant les frappes américaines,
le général Mohamed Ata, de vouloir le renverser. Quelques jours plus tard,
les combats commencent à Kohd-e-Barq, une zone résidentielle à 20
kilomètres à l’ouest de Mazar. Il y aurait déjà près de 20 morts et 30000
déplacés. Mais Rachid Dostom ne conteste pas le gouvernement central ni le
dispositif international. Au contraire, il appelle de ses vœux une force
d’interposition onusienne à Mazar, seule capable de maintenir l’équilibre
des forces depuis qu’il a perdu du terrain face à Ata. Du côté de la zone
contrôlée par Ismael Khan, le seigneur d’Hérat, de nombreux Pachtounes se
plaignent de mauvais traitements. Mais le gouvernement central est pour le
moment content de «l’Iranien». Il a accepté de verser des impôts à Kaboul,
pour un temps en tout cas. Il est le premier des chefs de guerre à
consentir ce geste d’allégeance.
Fahim Dashty, rédacteur en chef du «Kaboul Weekly», était aux côtés de
Massoud lorsque celui-ci a été assassiné. Ses mains et son visage sont
brûlés: les stigmates de l’attentat. Dans son hebdomadaire, il appelle à
l’unité du peuple afghan. «Je sais bien que la question ethnique est le
problème le plus important aujourd’hui en Afghanistan. Mais j’ai choisi de
ne pas attiser les tensions en les évoquant trop ouvertement dans le
journal», explique le Tadjik de sa voix douce. En parlant, toutefois, ce
fidèle du héros défunt du Panshir prend moins de précautions pour défendre
ceux qui ont gagné la guerre: «Les Tadjiks du gouvernement sont légitimes.
Sans eux, il n’y aurait pas d’Afghanistan aujourd’hui. »
Pourtant, si l’on souhaite vraiment désamorcer les haines, il faudra bien
donner toute leur place aux Pachtounes, sous-représentés jusqu’ici dans les
instances centrales. Un haut fonctionnaire de l’ONU se déclare satisfait de
l’évolution du général Fahim, ministre de la Défense et poids lourd du
nouveau régime: «Au sein de l’armée, il vient d’accepter de céder une
trentaine de postes-clés aux Pachtounes. Lui, tadjik du Panshir et
successeur désigné de Massoud, a fini par en admettre la nécessité.» Avant
lui, Younès Kanouni, l’ancien ministre de l’Intérieur, a cédé sa place à un
Pachtoune, Taj Mohammad Wardak, pour se contenter du portefeuille de
l’Education. Est-ce suffisant? «C’est un faux rééquilibrage, grogne un
fonctionnaire pachtoune. Cela fait longtemps que Wardak travaille avec les
Panshiris. Au gouvernement, le seul Pachtoune qui nous défendait, c’était
le vice-président Haji Qadir. Ils l’ont assassiné!»
Depuis ce meurtre, le 6 juillet 2002, chaque camp se renvoie la
responsabilité de la mort de Qadir. «Les Pachtounes croient que c’est Fahim
qui l’a fait assassiner parce qu’il était le seul capable de réaliser
l’unité de l’ethnie», commente le rédacteur en chef du "Kaboul
Weekly". La rumeur a enflé lorsque Karzaï a renvoyé ses gardes du
corps, des hommes de Fahim, pour les remplacer par des Américains. Mais qui
tire vraiment parti de sa mort? Les cultivateurs de pavot, dont Qadir
voulait éradiquer la culture, sans doute. Et surtout les extrémistes
pachtounes, qui refusent le principe même d’une collaboration
interethnique.»
Tandis que les couteaux sont tirés dans les coulisses, sur le devant de la
scène on multiplie les cérémonies de commémoration. Au stade Pole Mahmoud
Khan, là où les talibans égorgeaient ceux qui avaient enfreint la charia,
on fêtera désormais tous les 18 août l’indépendance du pays. Autre symbole
national: la mise en place de la nouvelle monnaie. Tarek Faradi, conseiller
principal du ministre des Finances et professeur à l’université Dauphine,
énumère dans un français parfait tous les atouts de la future devise:
«Jusqu’ici vous aviez le billet de Dostom à Mazar, les afghanis Rabbani à
Fayzabad et les roupies pakistanaises dans le sud. Il fallait des valises
remplies de billets pour payer la moindre chose. Désormais, c’est fini,
s’exalte ce fonctionnaire de la banque centrale. Même les seigneurs de
guerre sont d’accord. La nouvelle monnaie, c’est comme un drapeau glissé
dans la poche de chaque Afghan!»
Difficile pourtant de rencontrer l’artisan de cette grande réalisation
nationale, le directeur de la banque centrale. «Il est extrêmement occupé,
et puis il ne souhaite pas aborder d’autres sujets pour l’instant…»,
s’excusent ses collaborateurs. Car Anouar ul Haq Ahady, directeur de la
banque centrale, est aussi le président de l’Afghan Melat, un groupe de
Pachtounes extrémistes très virulents. Dans le dernier exemplaire de leur
revue, on trouve un avertissement fort clair: «Les Pachtounes redoutent que
les Américains aient décidé d’en finir avec eux. Ils ne se laisseront pas
faire. Et cela, le président Karzaï ferait mieux de le comprendre.» A bon
entendeur…
SARA
DANIEL
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